Comment affronter la disparition prochaine d’un parent aimant et aimé ? En quoi l’inéluctabilité de cette mort remue-t-elle de fond en comble le psychisme et l’imaginaire de ceux qui restent ? De quelle façon la transmission peut-elle s’opérer d’une génération à l’autre ? Depuis ses débuts en 1976 (« Je suis un autarcique »), en humoriste implacable, prince de l’autodérision et de la satire cinglante, le grand cinéaste italien ne recule devant rien. Après la tragédie familiale de la perte d’un enfant (« La Chambre du fils », Palme d’Or, Cannes, 2001), la fable loufoque autour de la vacance du pouvoir (« Habemus Papam », 2011), Nanni Moretti, à travers un mélange subtil des genres et des registres, interroge ici notre condition de mortels. Sans cynisme ni forfanterie, il nous offre « Mia Madre », film drôle à pleurer, burlesque et tendu, foutraque et absurde comme la vie. Une belle œuvre, apte à panser les plaies et ‘réparer les vivants’.
La fiction en question
Face à nous, une grande banderole (‘Non aux licenciements’) tenue par des salariés en colère. Face à eux, des gardes mobiles en nombre, harnachés et casqués. Les deux groupes se rapprochent et en viennent à s’affronter…jusqu’à ce que nous entendions l’injonction ‘coupez’. Nous sommes en effet sur le tournage d’un film centré sur la révolte d’ouvriers dont l’entreprise vient d’être rachetée par un groupe américain et menacée de restructuration. Margherita, la réalisatrice (Margherita Buy), paraît de fort mauvaise humeur et dépassée par des événements qu’elle est supposée diriger. Pour couronner le tout, les acteurs n’en font qu’à leur tête, contestent sa méthode, en particulier la ‘star’ venu des Etats-Unis, Barry Huggins (John Turturro), infâme cabotin, hâbleur et mythomane, qui met beaucoup d’énergie à proposer des changements de jeu et à oublier les quelques répliques à dire en italien !
Nous saisissons bien vite la raison du désarroi de Margherita : sa mère, Ada (Giulia Lazzarini), hospitalisée, souffrant de graves problèmes pulmonaires et cardiaques, est dans un état critique. Soutenue par son frère Giovanni (Nanni Moretti), efficace et rassurant, elle partage son temps entre les lieux de tournage, la clinique, l’appartement maternel où elle tente de trouver le repos, alors qu’elle joint sa fille Livia, adolescente insaisissable, pour qu’elle revienne de vacances et se rende au chevet de sa grand-mère.
La mort qui rôde, l’intimité qui vacille
Devant la mère souffrante, le frère, sobre et responsable, et la sœur, cachant difficilement l’angoisse qui la submerge, tentent chacun à leur façon de donner le change, multipliant les maladroites manifestations d’attention et d’affection. Les médecins donnent des explications qui ne sont pas toujours comprises mais signalent l’aggravation de l’état de la malade. Cette dernière, de sauts d’humeur minuscules en infimes moments d’absence, paraît traverser l’épreuve avec une forme d’insouciance qui désarme ses proches…jusqu’à envisager (contre l’avis de sa fille qui tente de l’en dissuader) de quitter son lit pour rejoindre la salle de bain, sans y parvenir. Plus tard, alors que la mort et le retour à la maison approchent, ultime déni ou dernière facétie, elle refuse dans un premier temps de rentrer chez elle, comme le personnel hospitalier et ses enfants l’y incitent, parce qu’elle ‘attend la visite d’une amie’ après le week-end !
A travers les nombreux va-et-vient de Margherita entre la dure réalité de cette agonie, le chaos d’un tournage sans cesse remis en cause et les scènes de rêve nocturnes, nous approchons des bouleversements de l’imaginaire et de l’inconscient engendrés, des séismes intimes qui, sous des forment différentes, ébranlent les vivants. Non sans ironie, Nanni Moretti s’est réservé le rôle ‘positif’ du fils : en disponibilité volontaire de son travail, il est le personnage raisonnable, accompagnateur fidèle de la mère. Il a en revanche confié à l’actrice Margherita Buy, le difficile rôle de la fille, hésitante, fragilisée, prise entre les obligations de son métier dans le cinéma, ses élans de tendresse envers sa mère et ses désirs de rapprochement avec Livia sa propre fille. Mais, pour les spectateurs, il ne fait guère de doute : ce personnage de réalisatrice en pleine crise existentielle, apparaît comme le double féminin de Nanni Moretti, son troublant alter ego.
Puissance d’évocation du cinéma
Comme la biographie du cinéaste nous l’apprend, ce dernier a perdu sa mère aimée pendant le montage de son précédent film « Habemus Papam ». La riche vie de cette femme, professeure de lettres anciennes, estimée et respectée, a largement inspiré l’écriture du scénario et imprégné les contours du personnage d’Ada (Giuliani Lazzarrini), capable in extremis de prodiguer encore quelques conseils de traduction à sa petite fille, qui elle aussi apprend le latin. La force émotionnelle suscitée en nous par « Mia Madre » se nourrit sans doute de l’expérience personnelle du cinéaste. Mais cette fiction cinématographique, de haute tenue, touche surtout parce que les grandes déchirures intimes coexistent avec les caprices ridicules de ‘divas’ sur un plateau de cinéma ou les rêves enfantins d’une femme tentant d’éponger avec des journaux l’inondation de la maison maternelle. Enfin libéré de l’étau du narcissisme, l’acteur américain se lâche le dernier jour, lors de la fête de fin tournage et entame une danse frénétique et joyeuse avec une femme aux formes généreuses, également membre de l’équipe. Pareil spectacle entre alors en résonance avec les derniers plans, un flash-back lumineux : à la voix hors-champ qui lui demande ‘à quoi penses-tu Maman ?’, Ada, allongée sur un grand lit aux draps blancs, répond : ‘A demain’.
C’est en effet la tâche des vivants et le cinéma de Nanni Moretti nous y incite de belle manière.
Samra Bonvoisin
« Mia Madre », film de Nanni Moretti- Sélection officielle Cannes- sortie le 2 décembre