Avec Guillaume Lequien, professeur au lycée René Cassin à Arpajon, la philosophie peut devenir « pop », c’est-à-dire populaire et séduisante. Cela suppose d’accepter de prendre en considération la culture non académique pour renouveler et élargir les champs de réflexion, jusqu’aux séries à succès. Cela implique aussi d’inviter les élèves à un réel exercice de la pensée, jusque dans la créativité. Dans ce cadre, par exemple, les apprentis philosophes ont écrit et réalisé des courts métrages sur le thème de la frontière ou se sont livrés à une nouvelle psychanalyse de contes de fées. L’atelier de philosophie de Guillaume Lequier est une belle invitation au bricolage des idées : au plaisir d’un questionnement, authentique et formateur, sur le monde et sur soi.
Vous avez joliment nommé votre projet « pop philosophie » : pouvez-vous expliquer ce que ce possible oxymore révèle de votre travail dans ses modalités comme dans ses enjeux ?
L’expression « pop philosophie » n’est pas de moi, elle trouve son origine lointaine dans une phrase de Diderot (« Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire »), et a été formulée comme un idéal possible par Deleuze, avant de devenir le nom d’un courant réel de réappropriation de la culture populaire au moyen d’outils philosophiques aux Etats-Unis, à l’université et dans l’édition, qui gagne en visibilité en France depuis quelques années. Mais ce titre convient exactement au projet qui m’anime : lorsque la philosophie est souvent conçue comme un monologue ultra-classique, un rien poussiéreux, auquel il faut convertir par la force ou par l’aura un public d’élèves captifs, je fais le pari inverse, de faire émerger une activité de recherche et d’analyse en prenant appui sur la culture populaire, qui ne suscite les réserves de l’institution scolaire que par l’effet d’une profonde méconnaissance. Plutôt que de prendre acte du fossé séparant inéluctablement la culture des élèves de celle de l’institution, au risque de l’aggraver, tentons de réhabiliter l’idée d’une culture néanmoins commune, ni moins « noble » ni moins propice à la réflexion philosophique.
L’enjeu pédagogique est ici de laisser les élèves maîtres de leur questionnement : ils sont libres de s’inscrire dans l’univers culturel de leur choix (dans les littératures classiques ou non, même « de genre », dans le cinéma des blockbusters hollywoodiens, dans les séries télévisées…), et ils réussissent toujours à y projeter une question plus classique en apparence, à renouveler les champs de réflexion possibles, et même à associer réflexion et création.
Vous avez en 2013-2014 travaillé plus particulièrement sur la notion de frontière : quels travaux avez-vous menés dans ce cadre ?
La notion de « frontière » s’inscrivait alors dans un projet d’établissement plus large et interdisciplinaire, et j’ai souhaité y inscrire une classe de Terminale qui éprouvait certaines difficultés dans les exercices classiques, et qui y ont montré toute la mesure de leur créativité. Cela a commencé d’une façon très ordinaire, par l’idée de réaliser des exposés de philosophie, mais en leur laissant choisir leur thème et en imposant comme seule contrainte d’y introduire l’idée de frontière : cela a donné des exposés très vivants et très variés sur le masculin et le féminin, soi et la réalité, le réel et le virtuel, l’étrange et le merveilleux.
Mais, une fois cette activité théorique achevée, j’ai éprouvé le besoin de la prolonger, autrement, avec cette consigne : vous avez réfléchi sur les frontières, à présent je vous demande de créer, créer ce que vous voulez, peu importe le médium, tant que quelque chose émerge. Certains ont alors choisi d’écrire et de dessiner à plusieurs, d’autres ont conçu un petit jeu vidéo sur la frontière entre nature et culture, et plusieurs groupes se sont lancés dans l’écriture et la réalisation de courts-métrages. Après plusieurs péripéties et quelques scénarios qui sont restés à l’état d’ébauches, un court-métrage est ressorti, intitulé « Le théâtre de la pensée », nous l’avons présenté au Festival Eidolon 2014 du court-métrage philosophique où les élèves ont eu la bonne surprise de remporter le premier prix, en compétition avec d’autres films faits en France et à l’étranger ; il s’agit d’un film choral mettant en jeu deux actrices à l’image, deux réalisatrices derrière la caméra et le montage, et deux dialoguistes qui ont prêté leurs voix dans un montage sonore de toute beauté.
En 2014-2015, c’est la notion de création que les élèves ont travaillée : pour quelles productions ?
Cette année-là, avec une autre génération d’élèves de Terminale, j’ai proposé de travailler sur la notion même de création, mais paradoxalement c’est du côté de la création que le projet a le moins abouti, trop d’idées n’ayant pas été menées jusqu’au bout, à l’exception d’un court-métrage. J’ai voulu d’abord mettre l’accent sur l’écrit, en proposant d’écrire librement à partir de cette consigne « créer », et cela a produit toutes sortes de textes intéressants, du plus narratif au plus réflexif. Puis nous avons invité en classe une romancière de littérature fantastique, Mélanie Fazi qui a accepté de jouer le jeu de l’interview menée par les élèves au sujet de son métier et des conditions mentales et matérielles de la création pour elle.
Et c’est surtout du côté de la pop philosophie que le projet a réellement pris son envol : d’un côté en proposant de psychanalyser des contes de fées, puis en proposant des essais philosophiques au sens large sur des univers populaires qu’il s’agissait de relier à des notions du programme pour y soutenir une thèse forte, de l’inconscient dans La Reine des Neiges au temps dans Terminator en passant par l’Etat dans Game of Thrones ou la représentation de la science dans The Big Bang Theory.
Vos élèves se sont précisément livrés à une psychanalyse de contes de fées : lesquels ? selon quels dispositifs de travail ? avec quels résultats ?
L’idée de transposer le travail de « pop philosophie en « pop psychanalyse » est venue naturellement, notamment après avoir étudié en cours des interprétations devenues classiques de contes de Grimm par Bruno Bettelheim ; comme les élèves étaient passionnés par ces possibilités, je leur ai proposé de piocher du côté de contes moins connus, qui n’ont pas subi trop de réécritures édulcorées : « La jeune fille sans mains », « L’eau de vie », « L’ondine de l’étang », « La mariée blanche et la mariée noire ».
Plusieurs groupes ont travaillé sur le même conte sans le savoir, d’abord en lisant puis en élaborant petit à petit une analyse des symboles, des personnages en lien avec les concepts freudiens, puis en confrontant leurs différentes interprétations qui s’enrichissaient ; dans chaque groupe, les rôles ont ensuite été répartis, certains rédigeant l’interprétation, d’autres concevant un schéma narratif et interprétatif, d’autres choisissant de créer l’illustration du conte à la lumière des pistes explorées ; en quelques heures de travail seulement nous avions ainsi plusieurs nouveaux chapitres à ajouter au livre de Bettelheim, et la difficulté a été ensuite pour les élèves de passer à autre chose, de délaisser pour un temps le discours psychanalytique pour continuer la préparation au Bac.
Ce travail est en train d’être prolongé, autrement, par d’autres élèves qui tentent une interprétation psychanalytique des personnages de séries télévisées qu’ils connaissent le mieux, nous en verrons les résultats plus tard.
Quels sont les intérêts selon vous de ces formes scolaires nouvelles, plus créatives assurément que les traditionnels commentaires et dissertations ?
J’y vois plusieurs intérêts, d’abord celui de faire appel à une autre motivation chez les élèves, motivation qui est initialement présente sur la culture classique, mais où ils ont tendance à renoncer plus vite pour diverses raisons (difficulté de la langue, essoufflement rapide quand l’univers n’est pas assez familier). Ici la motivation est plus personnelle et plus fiable, et cela leur fait moins peur de se plonger plusieurs heures dans cet univers que dans les œuvres au programme.
Mais précisément, il ne s’agit pas non plus de renoncer à ce qui est au programme, la lecture de Freud qui peut être fastidieuse dans le détail trouve un nouveau sens quand il faut transposer ses analyses à des personnages de contes ou des héros populaires, cela permet de réactiver la réflexion à nouveau frais, et, presque sans s’en rendre compte, de mieux s’approprier les problèmes qui persistent dans tous ces univers culturels.
Un autre intérêt encore consiste à sortir brièvement de la forme de la dissertation pour tenter celle de l’essai, plus personnel, mais qui se doit d’être construit argumentativement, et avec la confrontation des essais sur une même œuvre de commencer à revoir émerger une problématisation, sous une autre forme, souvent surprenante mais toujours fructueuse pour ceux qui l’ont initiée.
Enfin, le réinvestissement de la réflexion théorique sous la forme d’une création artistique, si modeste soit-elle, donne une sensation d’achèvement, et souvent de fierté que l’on a beaucoup moins dans les exercices scolaires. La note obtenue à l’épreuve de Philosophie comptera évidemment, par son aura symbolique unique, mais elle gagnera une autre tonalité accompagnée d’un court-métrage ou d’un jeu vidéo réalisés en classe.
Votre enseignement se prolonge par un site, un « atelier philosophique » en ligne : comment utilisez-vous cet espace numérique ?
Le blog est né en cours de projet, quand je me suis aperçu qu’il fallait conserver la mémoire de ce qui avait été produit par les classes, à titre de souvenir et d’exemple, et j’essaie par ailleurs, comme tant d’autres collègues, d’y ajouter des ressources de cours, notamment cinématographiques. L’étape suivante, qui reste à concevoir et à franchir, consistera à y réaliser une véritable interactivité.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut