Une littérature intéressante sur les adolescents et leurs manières d’entrer dans le monde « tel qu’il est » vient de s’enrichir de la traduction en français, par Hervé le Crosnier, du livre de Danah Boyd « C’est compliqué, les vies numériques des adolescents » (C&F éditions). Après Dominique Pasquier, Claire Bailleys, Jocelyn Lachance, Anne Cordier et bien d’autres, la question de la manière dont la jeunesse s’empare du monde qui l’entoure interroge bien sûr tous les éducateurs : que font-ils ? Faut-il encadrer, accompagner, contrôler ? Comment éduquer ? etc. Tous ces travaux orientent l’analyse vers deux points : comprendre et faire confiance. Mais ces travaux mettent aussi en évidence deux dérives : la suspicion et la peur des adultes sur le monde de la jeunesse.
La peur de notre propre adolescence
Le monde scolaire, fort de sa responsabilité dont l’origine remonte d’une part au siècle des lumières, la révolution française et Jules Ferry, et d’autre part aux initiatives de Jean Zay et ses successeurs, n’a eu de cesse d’encadrer la jeunesse. Il a même été renforcé par les mouvements de jeunesse puis d’éducation populaire après-guerre. Aussi la notion d’adolescence, construite à la fin du XIXè siècle en parallèle à celle de la scolarité obligatoire (source revue Sciences Humaines n°110, 2010), reprend de la vigueur avec l’arrivée du numérique et en particulier des réseaux sociaux. Au-delà des termes, le questionnement récurrent des adultes sur la jeunesse, de Socrate à Freinet (en particulier à partir de 1960), réapparait à chaque occasion d’une évolution ou d’un mouvement significatif de l’environnement social : religion, télévision, drogue, jeux et plus récemment réseaux sociaux…
Plutôt que de suivre le mouvement, il semble intéressant d’interroger non pas les adolescents, mais les adultes et leur rapport à leur propre adolescence. Nous faisons l’hypothèse que les adultes ont un rapport complexe avec leur propre adolescence qui va du déni à l’idéalisation, de l’amnésie à la reconstruction enrichie. De cette hypothèse nous en proposons une dérivée : le monde adulte craint que les adolescents ne soient les révélateurs de leurs propres turpitudes cachées. Autrement dit, ils critiquent les adolescents du moment pour mieux oublier l’adolescent qu’ils ont été, et dont ils ont gardé des traces encore actives en eux. Car nous gardons tous, au fond de nous des traces de notre adolescence et des questions essentielles qui l’ont traversée et parfois avons-nous du mal à les dépasser.
La brèche du numérique
On peut faire appel à la notion d’adulescence, mise à jour par Tony Anatrella au début des années 60 (cf son article ) pour entrer dans le questionnement. On peut, plus simplement s’interroger sur les réactions de nombre d’adultes face aux comportements adolescents. Le récent débat en ligne sur Périscope et son utilisation en classe en est une illustration. Que craignent donc les adultes ? On peut aussi renvoyer le lecteur à ce livre tombé dans un certain oubli (introuvable à ce jour) de Marie France Kouloudjian et Pierre Babin » les nouveaux modes de comprendre » qui met en évidence « la mise en scène de la jeunesse » et de son mode de devenir au travers d’une analyse de ce qu’en disent les adultes comparé aux observations empiriques et scientifiques. Précisons encore davantage le questionnement. Les jeunes (enfants, pré-adolescents, adolescents, jeunes adultes) que nous avons dans nos classes et nos amphis sont souvent les miroirs déformant du monde des adultes. Miroir, car le principe d’imitation est celui qui permet à nombre d’entre eux de se rapprocher du monde adulte auquel ils aspirent. Déformant parce que dans la volonté de vivre (la fureur de vivre ?) de l’adolescence, il y a l’envie de dépasser ce qui existe en le « tordant », le « déformant ». Or l’adulte confronté à ce spectacle de lui-même, de la salle de classe à la table de la cuisine, se voit et se rêve encore comme adolescent, au moins dans ses fantasmes. Car dans le quotidien de la vie, les interdits d’adolescence sont importants pour les jeunes adultes. Ainsi l’enseignant de collège ou de lycée dès sa première rentrée est-il « vieux » dès lors qu’il passe du côté du tableau dont il est devenu le gardien… Faire le deuil de son adolescence n’est pas si simple qu’il y paraît.
En observant de plus près les attitudes des adultes, dans certaines circonstances, on peut lire ces traces d’adolescence. Ces traces sont parfois nichées au fond des propos anti-ados les plus virulents (déni ?). C’est d’ailleurs parfois inquiétant quand il s’agit de transgressions par les adultes, dont certaines sont à la limite, voire au-delà, de la légalité (petites incivilités ordinaires, fréquentation de sites douteux, piratages divers). Le monde enseignant n’échappe pas à ces écarts. L’informatique et le numérique ont ouvert une brèche dans le mur initiatique de l’entrée dans le monde adulte. Accompagnant un mouvement plus large de la société dans son rapport à la loi et à l’autorité, le développement des réseaux numériques remet profondément en cause des séparations anciennes et antérieures. Le monde scolaire et en particulier les enseignants vivent une période difficile aussi sur le plan fantasmatique : comment accompagner des jeunes dans des situations qui vous renvoient à votre propre identité et surtout à votre propre jeunesse ? Ne nous voilons pas la face, acceptons nos imperfections. Face au numérique, et non pas aux usages du numérique par les jeunes uniquement, nous sommes renvoyé à notre « capacité éducative », à notre capabilité en quelques sortes.
Faut-il pour autant développer une attitude rigide et normative pour nous défendre de nous-mêmes ? Ce n’est pas la bonne direction. Chacun de nous à son expérience d’élève, de jeune, d’ado… acceptons la comme un élément de notre identité sans en faire ni un repoussoir si une idéalisation et surtout en évitant le déni. L’environnement a simplement changé. Simplement mais aussi de manière complexe. Si la télévision s’est tenue à l’écart de l’école, ce n’est pas le cas des moyens numériques. Leur arrivée dans le monde scolaire n’avait pas changé grand-chose, tant que les équipements personnels étaient peu fréquents à domicile. Le rapide développement en particulier des smartphones connectés change totalement la donne et transforme le paysage. L’école n’a plus le monopole de l’équipement, de l’accès, de l’usage… Les élèves sont équipés personnellement de plus en plus tôt (premiers équipements à partir du CM1…, généralisation à partir de la classe de 5è) et comme les adultes, ils vivent en réseau numérique connecté… Pour beaucoup d’adulte, le « jouet » est le signe de ce retour d’âge (cf. Serge Tisseron, petites mythologies d’aujourd’hui – Aubier 2000 – et autres) bien que l’on s’en défende. Alors, acceptons, avec réalisme, que nous avons encore cette part d’adolescent en nous, mais ne nous laissons pas aveugler à cause d’elle… par la naïveté ou par l’agressivité, si l’on veut encore pouvoir éduquer.
Bruno Devauchelle