Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.
Un des nombreux paradoxes de l’Education Nouvelle tient au fait qu’elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l’institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.
Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l’Education Nouvelle ne cessent d’occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d’y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d’y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l’Education Nouvelle ne cesse, d’ailleurs, d’entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d’exercices d’application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l’Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l’emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l’abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l’école.
Cette situation étrange ne facilite pas l’analyse un peu fine de la réalité des propositions de l’Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu’elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques… au risque de gommer de nombreuses différences d’approche, voire d’occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l’élève au centre du système », génératrice de malentendus s’il en est : alors qu’elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d’orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d’une « démocratisation-massification » – pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée – puis dénoncée – comme une manière d’écarter les savoirs de l’école et de s’agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s’appuyant sur ce qu’ils avaient voulu y mettre sans s’apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D’où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d’enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu’on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.
Et l’on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J’en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l’intérêt qu’il y a à ne pas s’en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l’Education Nouvelle… mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l’Education Nouvelle, en ce qu’elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m’amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.
Malentendu 1
Malentendu n°1 : « Un élève n’apprend que s’il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d’autres, n’a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l’on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu’il est fort rare qu’un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C’est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l’élève » et de ne pas se contenter d’un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s’appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l’adulte s’efforce de susciter, par laquelle il permet l’émergence d’intérêts nouveaux et favorise l’engagement de l’élève dans des apprentissages pour lesquels il n’était pas spontanément motivé…
Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c’est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d’apprendre », c’est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l’élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l’existence et les satisfactions intellectuelles qu’il pourra en tirer… C’est lui ouvrir des possibles au lieu de l’enfermer dans « l’être-là ».
Malentendu 2
Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une « école sur mesure » »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.
Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.
Malentendu 3
Malentendu n° 3 : « L’élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L’inflation de l’utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu’est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l’Education Nouvelle – l’enseignement primaire dans une société rurale – le sens a d’abord été identifié à « l’utile ». Ce qui faisait sens, c’est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme – la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n’apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n’apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d’emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs… Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l’usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l’environnement. C’est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l’élève, ce n’est pas seulement la valeur d’usage des savoirs, c’est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l’habite. Ce qui fait sens, c’est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.
Principe n°3 : L’engagement d’un sujet dans des savoirs n’est pas seulement lié à l’utilisation concrète qu’il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l’éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu’il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd’hui à parler aux « petits d’hommes » de leur émancipation.
Malentendu 4
Malentendu n°4 : « L’élève apprend en étant actif »… C’est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l’éducation » à la Sorbonne (l’expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n’y a qu’une méthode digne de ce nom et c’est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l’on voit mal un pédagogue – aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n’en était pas un!) – faire l’éloge d’une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d’évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c’est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l’enseignement, car il contient en germe tous les autres »… Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l’action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l’Education Nouvelle va l’utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l’école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l’expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l’école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques…).
Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l’implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l’empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d’autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n’autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l’apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d’admettre que ce n’est pas la présence d’une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d’une « opération mentale » suscitée par l’activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l’enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur… opération mentale qui peut également intervenir pendant l’observation d’une expérience, l’écoute d’un cours ou la lecture d’un livre. L’activité qui fait apprendre et progresser, c’est celle qui se passe « dans la tête » de l’élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu’il découvre, un nouveau modèle d’intelligibilité, c’est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.
Principe n°4 : Rendre l’élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s’agit d’une activité mentale qui n’est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.
Malentendu 5
Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.
Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.
Malentendu 6
Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » – il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé… Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.
Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.
Malentendu 7
Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…
C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.
Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.
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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir – à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».
Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » – que tout le monde met en avant – et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.
Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».
Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant – d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.
C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.
Philippe Meirieu