Par François Jarraud
Spécialiste des questions ethniques dans la société française, Françoise Lorcerie éclaire pour nous la question de le discrimination scolaire.
On parle souvent des inégalités sociales à l’Ecole, y compris les officiels, les autres discriminations sont souvent tues. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce parce que le problème est négligeable ?
Les disparités de réussite selon les catégories d’élèves sont inégalement reconnues, c’est vrai. La disparité sociale des résultats scolaires est étudiée en France depuis l’émergence de la sociologie de l’éducation d’après-guerre, celles associées au sexe sont bien connues également, tandis que celles liées à l’origine des familles ne sont reconnues comme dignes d’être étudiées et significatives que depuis peu. Il y a à cela des raisons historico-politiques, liées à l’histoire du système statistique ; et des raisons théoriques : les sciences sociales disposent d’explications générales pour les disparités liées à la position sociale, comme pour celles liées au sexe. Pour celles liées à l’origine ethnique ou aux caractères raciaux, les théories pertinentes sont moins reçues dans l’université française.
Peut-on vraiment parler de discrimination ethnique dans l’Ecole française ?
Tout dépend de ce qu’on appelle « discrimination ». Notre droit reconnaît aujourd’hui un délit de discrimination, dans les cas où un individu est indûment privé d’un droit ou d’égalité dans l’accès à un service, ou encore dans les cas où une disposition apparemment neutre nuit spécifiquement à une catégorie de population (« discrimination indirecte »). Dans ce sens là, il n’y a pas de discrimination dans l’Ecole française à raison de l’origine des élèves. Du moins les données d’enquête disponibles n’y concluent pas. Pas plus que dans l’action de la police, de la justice, etc. Pourtant il y a du malaise, l’expérience subjective des élèves et celle des enseignants sont parfois dégradées en relation avec ces questions d’origine. Les experts anglais ont mis en circulation le concept de « racisme institutionnel » à ce propos. Je ne le reprendrais pas, mais je parle de catégorisation ethnique. Cela veut dire que dans l’école, les classements ethniques sont en usage, et ils sont mêlés de façon confuse mais sensible, à des opérations banales comme l’affectation des élèves dans les divisions, la punition, le conseil, l’accueil des familles, etc.
D’ailleurs les travaux de Georges Felouzis ont mis en évidence des phénomènes discriminatoires dans le Bordelais. Peut-on avoir des exemples de ces classements ethniques ?
L’équipe de Bordeaux II a mis en évidence des phénomènes ségrégatifs, c’est-à-dire des processus d’éloignement, de creusement des distances sociales et physiques entre catégories de population. Ces processus qui se cumulent sur la durée ont pour effet de rendre progressivement moins mixtes socialement deux types d’établissement : les établissements de prestige, de plus en plus sélectifs socialement, et à l’autre bout de l’échelle, les établissements délaissés, dans lesquels ne restent que les catégories de populations les plus démunies de moyens de partir, notamment les enfants d’immigrés. Ces processus sont alimentés par des logiques sociales de trois types : le désir des familles de fuir les établissements à mauvaise réputation (un désir répandu dans toutes les catégories sociales, y compris les plus modestes, mais toutes ne peuvent pas le réaliser) ; le désir de certaines familles de mettre leurs enfants dans les établissements les plus renommés (le désir d’entre-soi bien cerné par Eric Maurin, socialement très marqué) ; enfin, la relative négligence de la hiérarchie scolaire à l’égard de ces mouvements, qu’elle devrait réguler. Dans tous ces processus, notons-le, il ne s’agit pas à proprement parler de discrimination (traitement défavorable à l’encontre d’un individu ou d’une catégorie spécifique). Mais ces processus ségrégatifs mettent en œuvre (entre autres) la catégorisation ethnique, et ils aboutissent à insulariser des établissements qui deviennent quasi ghettoïsés.
Vous demandez des exemples de classements ethniques en vigueur dans l’espace scolaire. Je me demande s’il n’y a pas une ambiguïté sur le mot « classement ». J’ai employé le mot « classement » au sens cognitif, pour dire qu’on subsume les individus dans des « classes » ou des « catégories » cognitives, il ne s’agit pas du classement scolaire. Alors, les classements ethniques à l’école sont les mêmes, bien évidemment, que dans la société, les agents scolaires ne sont pas des extra-terrestres. En raison des règles langagières propres au cadre scolaire, ces classements s’expriment dans l’espace scolaire typiquement de façon détournée, et épisodique. Ils influent sur les pratiques. Leur mise en évidence requiert des méthodes adaptées.
Peut-on parler de discrimination religieuse ?
Au sens légal, non. Pour la bonne raison que l’affiliation religieuse ne doit pas se signifier à l’école, – c’est la conséquence de la loi du 15 mars pour les élèves (pour les personnels, l’exigence de réserve était antérieure). Au sens de l’égalité de traitement, cela se discute. Il est clair que les croyants musulmans ne trouvent pas dans les institutions scolaires publiques ou privées subventionnées les libertés dont bénéficient ceux qui appartiennent aux religions ex-concordataires.
Une enquête de l’Union européenne montre que cette discrimination est ressentie très fortement dans la population française (voir http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_OFFP[…] ). Peut on donner des exemples de traitement inégal dans l’Ecole en fonction de la religion?
Ce document européen est intéressant. Il montre qu’en France, la discrimination perçue est très élevée comparativement aux autres pays de l’enquête. En l’état des données, il est impossible d’expliquer pourquoi. Mais il faut insister sur « perçue ». On mesure ici des représentations sociales, et non de pratiques discriminatoires effectives. C’est un point crucial pour la lutte contre la discrimination : il y a une distorsion radicale entre le sentiment de discrimination et la discrimination attestée ou attestable. Le sentiment de discrimination se nourrit, d’une part chez les « Franco-français » (faut-il dire les indigènes ?), de l’expérience de la catégorisation ethnique justement, et de l’idée que c’est mal ; et d’autre part, chez les Français nouveaux (les enfants d’immigrés), de l’expérience du racisme ordinaire. Vos lecteurs vont penser que les chercheurs abusent. Mais ce n’est pas couper les cheveux en quatre que de distinguer discrimination, ségrégation, catégorisation ethnique, et racisme ordinaire (qui émane facilement mais pas automatiquement de la catégorisation ethnique). Ce sont des réalités connexes, déplorables chacune à un titre ou à un autre, mais on ne peut pas lutter contre l’une de la même façon que contre l’autre.
A l’école, je l’ai dit, on met en évidence aujourd’hui typiquement de la ségrégation et de la catégorisation ethnique. Le reste se discute. De ce fait, l’action que l’on peut imaginer prioritairement n’est pas de type répressif, ni du type rappel à la loi. Elle ne peut être qu’éducative, du type : reconnaissance des faits et rappel aux valeurs, engagement éthique de tous les acteurs. Il y aurait bien sûr beaucoup à dire ici.
Vous demandiez des exemples de traitement inégal dans l’Ecole en fonction de la religion. Vous pensez à l’islam, je suppose. Le premier signe est le stéréotypage fréquent. Il y a parmi les agents scolaires une tendance à projeter sur l’islam qui se pratique en France l’image de l’islam sectaire que pratique une infime minorité. On a un exemple extraordinaire de cette surgénéralisation dans le rapport Obin (2004), écrit par un inspecteur général, alors même que l’inspection générale dans son ensemble n’est pas sur cette ligne. Sur le terrain, on fantasme parfois à partir du moindre signe d’islam. Or la situation est très connue maintenant. Je ne peux pas résumer ici ce que de bons livres, très accessibles détaillent. En gros, l’islam de France, tout varié qu’il est, est un islam paisible et socialement conservateur, même si politiquement les gens votent plus socialiste que la moyenne aux élections nationales. Le port du foulard par des jeunes filles ou jeunes femmes ne s’analyse pas (ni psychologiquement, ni sociologiquement) comme un bras de fer avec la République. Un exemple annexe : le traitement de l’islam dans les écoles d’Alsace-Moselle. Ces trois départements ont conservé une régulation antérieure à la loi de 1905, on enseigne la religion dans les écoles publiques. On n’enseigne pas l’islam.
Quelle est la part de l’institution scolaire elle-même dans cette discrimination ?
Elle n’est pas nulle, et cela se voit en passant d’un établissement à l’autre, ou d’un enseignant à l’autre. Ici, les élèves sont autorisés à rompre discrètement le jeûne en classe, là c’est strictement prohibé ; ici on évite de mettre des tests quand les élèves sont le plus affaiblis, là on en met car « il n’y a pas de raison » ; ici on propose des plats alternatifs, là non.
Depuis quelque temps on voit en Angleterre, aux Etats-Unis des mouvements de lutte contre les discriminations demander le retour à des établissements spécialisés ethniquement. Je pense au secrétaire d’Etat britannique chargé de la lutte contre les discriminations qui envisage des lycées pour jeunes « noirs ». Ou encore à l’idée de séparer sur certains cours les élèves par genre. Qu’en pensez-vous ?
Ce que demandent les collectifs porteurs de tels projets, c’est le droit d’expérimenter, et une aide publique à cette fin. Les projets sont d’ailleurs disparates. Pour ma part, je ne suis pas favorable à ce type de projet précisément, et je ne vois aucun groupe qui le porterait en France, ni sur critère racial, ni ethnique, ni sur critère de genre. Nous sommes en France en présence de groupes minoritaires (minorisés) dont la principale sinon unique revendication est d’être acceptés et respectés des majoritaires. Mais je suis bougrement favorable à l’expérimentation dans le domaine scolaire. Et quant à tester la séparation des genres, les psychologues montrent que les filles sous-réussissent en sciences du fait qu’elles ressentent la « menace du stéréotype ». Je ne pense pas qu’il faille faire du principe de mixité des genres un principe cardinal de la République.
En France on a récemment entendu parler de « busing » par exemple. Par rapport au système français, quelles solutions peut-on envisager pour lutter contre ces discriminations ?
C’est vrai, les transports scolaires ont été déjà utilisés en France pour « remixer » socialement l’école publique. Cela s’est fait par exemple à Bergerac, où une école de cité excentrée se retrouvait délaissée par la population la moins captive de la cité, et n’était plus fréquentée que par les enfants d’immigrés les plus captifs. La ville et l’Education nationale se sont entendus pour fermer l’école et disperser ses élèves dans la ville. Le dispositif a réussi, tant au plan scolaire qu’au plan des échanges civils. Ce type de dispositif peut avoir un impact intéressant pour contrer des processus cumulatifs dont on voit émerger peu à peu les effets nuisibles et dont personne ne veut vraiment : ni les autorités scolaires qui ont à gérer une école poubelle, ni les autorités municipales qui peuvent craindre la violence que cela engendre, ni les parents qui se retrouvent piégés, ni les parents majoritaires dont une part au moins sont sensibles à cette injustice.
Autrement dit, il faut une volonté administrative, une volonté politique, des volontés sociales, et elles doivent se rencontrer… Sans compter le coût financier. Fermer les établissements ghettoïsés, cette solution est donnée aujourd’hui comme ultime solution pour faire face à la dégradation sélective d’établissements qui se retrouvent tout au bas de l’échelle dans la rude compétition qui existe au sein des réseaux scolaires urbains (public-privé conventionné). Avant d’en arriver là, selon la communication du ministère, l’administration fera tout ce qui est en son pouvoir pour relever la situation de l’établissement.
Le prof seul dans son établissement comment peut-il utiliser son enseignement pour lutter contre les préjugés et les discriminations ?
Le prof n’est jamais seul dans son établissement, mais il est vrai que des projets orientés sur la lutte contre les discriminations, contre les préjugés, ou même contre le racisme sont rarement portés collectivement et sur la durée dans l’espace scolaire. Je crois que la gêne est encore très grande à parler simplement de ces choses. C’est parfaitement compréhensible. Ce sont des réalités complexes, sensibles au sens où les élèves y sont extrêmement réactifs. Or ni les enseignants ni les chefs d’établissement ni les inspecteurs n’ont jamais eu de formation à ce sujet.
Aujourd’hui encore, dix ans après la reconnaissance par le gouvernement de l’existence des discriminations raciales ou ethno-raciales dans la société française, le ministère de l’Education nationale n’a prodigué à ses agents de quelque niveau qu’ils soient (à ma connaissance) aucun discours explicatif, aucun conseil, aucune consigne. Les programmes en parlent a minima. Un enseignant peut-il alors se risquer tout seul, dans un environnement professionnel peut-être septique sinon hostile ? Je crois que oui, à condition qu’il accepte une certaine dose d’incertitude.
Les mouvements pédagogiques (ICEM, CRAP-Cahiers pédagogiques, GFEN) se sont attaqués au problème, ils ont commencé à mettre des mots professionnels sur ces réalités. On commence aussi à disposer d’outils. Permettez-moi d’en mentionner deux, tout récents, des DVD :
– l’ensemble intitulé Histoire et mémoires des immigrations, édité par le Scéren CRDP de l’académie de Créteil, avec le concours de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (2008) (2 DVD, 330’, 30 euros). Il offre d’une part des images d’archives remarquables sur l’histoire des flux migratoires en France depuis un siècle et demi, et d’autre part des séquences réalisées en classe à différents niveaux et pour plusieurs disciplines, autour des thématiques des immigrations ; avec des commentaires d’experts ;
– et un autre ensemble intitulé TALENT, Lutter contre les discriminations et promouvoir l’égalité de traitement à l’école, en stage, dans l’entreprise. Il est pour l’instant produit par la Délégation académique aux enseignements techniques (DAET) de l’académie de Nancy-Metz. Issu d’un programme européen Equal, il offre d’une part un ensemble de paroles d’élèves et d’adultes à propos des stages en entreprises, paroles dans lesquelles les processus discriminatoires sont dits et cachés à la fois avec les mots de tous les jours, ces paroles étant ensuite brièvement commentées, de façon lumineuse, par un sociologue ; et d’autre part une très utile bibliothèque documentaire sur la question.
Françoise Lorcerie
Directrice de recherche CNRS
Françoise Lorcerie est notamment l’auteur de
L’école et le défi ethnique, ESF Editeur, Collection Actions Sociales/confrontations, 2003