Par François Jarraud
« Que nous fait-il pour rompre avec la ségrégation scolaire, la violence des jeunes et le consumérisme des parents ? Oser penser autrement ». C’est à cette possibilité de renouveau, sérieuse, armée d’une pratique expérimentée longuement, appuyée sur des bases théoriques débattues, que nous invite le livre de Sylvain Connac, « Apprendre avec les pédagogies innovantes ». Il nous accorde un entretien.
Peut-on apprendre par la coopération et de la coopération ? Sylvain Connac qui bénéficie d’une d’une longue pratique de terrain, dans un milieu socialement défavorisé, et d’une rare capacité à confronter les apports théoriques aux faits, pense que oui. Pour lui, la démarche coopérative a à voir avec la construction des connaissances. Elle transmet en même temps des valeurs sociales qui sont celles d’une société démocratique. C’est ce qu’il montre dans son livre « Apprendre avec les pédagogies coopératives » (ESF ).
Votre ouvrage est tout à fait original puisqu’il est à la fois théorique et très pratique. Commençons peut-être par la théorie. Vous arrivez à faire le lien entre Freinet et la recherche moderne sur la mémoire, le cerveau. Peut-on associer les deux ?
Merci d’avoir relevé qu’effectivement une de mes intentions était d’associer dans ce travail les données théoriques et scientifiques à celles issues de la pratique. L’un de mes premiers guides en matière de pédagogie, Hamid Aït Saïd, faisait vivre des projets autour de cette maxime : « Faire de l’action la base de nos réflexions et de la réflexion un des moteurs de l’action. » Je pense qu’en effet, il y a tout intérêt à éclairer nos pratiques enseignantes de ce que la culture pédagogique a pu développer. Il s’agit de ne pas avoir à reproduire sans cesse le labeur de Sisyphe. Au moins depuis Rousseau et les pédagogues de l’Education Nouvelle (de J.H. Pestalozzi à Ph. Meirieu), des savoirs pédagogiques ont pu être stabilisés. Ce serait dommage et stérile de s’en passer en tentant d’occulter les expériences de nos aînés.
En même temps, l’agir pédagogique ne peut se satisfaire de conduites à tenir, tant l’acte est complexe et nécessite remises en questions et adaptations. Mais c’est justement parce qu’aucune méthode ne peut se vanter d’être en mesure de correspondre à tous les contextes, que l’on a une nouvelle fois tout intérêt à s’appuyer sur ces savoirs pédagogiques. Ils vont permettre de dépasser rapidement les problématiques des premières fois pour optimiser l’impact de nos projets.
Se priver de la culture pédagogique, c’est tenter de recréer soi-même ce que l’humanité a construit sur plusieurs millénaires ; s’y appuyer, c’est se donner les moyens de poursuivre le travail et faciliter les apprentissages des enfants ou des jeunes avec qui l’on travaille.
La chance que nous avons depuis un peu plus d’une dizaine d’années, est que nous voyons arriver de nouvelles données pouvant contribuer, à leur tour, à l’étayage des pratiques pédagogiques. Je pense notamment aux apports de la psychologie cognitive et de la neuroscience. Ces disciplines rendent accessibles des informations non disponibles sans les outils scientifiques modernes, en particulier concernant le fonctionnement du cerveau. Or, quoi de plus important pour un enseignant que d’être au clair avec cette organisation biologique ? Nous touchons même ici un domaine de formation qui pourrait devenir souverain par rapport à tous les autres champs puisque c’est à partir de lui que tout le reste devient possible.
Dans quelle mesure ce qu’on sait maintenant du fonctionnement cérébral conforte les pédagogies coopératives ?
Les réponses à cette question ne sont pas encore toutes fournies, non pas en raison d’un déficit de recherches, mais plutôt parce qu’elles ne sont pas encore toutes parvenues à s’accorder. Toutefois, il est possible de dégager quelques « invariants » qui, parce qu’ils ne s’y attachent pas spécifiquement, ne valident pas les pédagogies coopératives mais entrent en cohérence avec le projet éducatif qu’ils véhiculent. En voici quelques-uns :
– Le cerveau est le produit de l’utilisation qu’on en fait. Plus les enfants font des expériences diversifiées, plus leur cerveau s’enrichit d’empreintes qui pourront être développées plus tard. En même temps, deux choses à mobilisations similaires apprises l’une après l’autre se neutralisent, ce qui interroge le rythme traditionnel de l’enchaînement des cours. Les pédagogies coopératives développent des approches qui tendent à prendre en compte les rythmes d’apprentissage des élèves, notamment par l’usage des plans de travail qui fournissent à chacun des activités qu’ils peuvent conduire de manière autonome. Une autre piste concerne les situations de coopération reconnues comme permettant une forte mobilisation intellectuelle, d’ailleurs plus dense chez le tuteur.
– L’activité cérébrale se réduit de 50% sur des sujets subissant des situations de stress. Sur une longue période, on remarque une modification structurelle dans le cerveau : le système de récompense du corps ne fonctionne plus correctement. Le stress est donc un facteur qui nuit à la longue au cerveau. Miser sur l’ambiance, sur l’espace et le temps peut donc générer un très haut rendement, l’enseignant ayant d’abord à construire un environnement respectueux. La classe coopérative dispose d’un certain nombre d’institutions visant à écouter les conflits afin d’épurer les tensions, non dans une optique de pacification, mais de permission à la concentration, pour mieux permettre la rencontre aux savoirs.
– Les écoles gagnent à être des lieux riches, qui éveillent à la curiosité du monde, nourrissent l’intérêt des enfants et stimulent leurs dispositions à l’effort. La forme la plus appropriée semble être le travail libre dans le silence, période de grande concentration. Les pédagogies coopératives permettent ces espaces de travail libre, liberté déterminée moins dans la nature des connaissances à acquérir que dans la forme du travail à engager. Les enfants ont la possibilité de choisir la plupart de leurs modalités d’actions : s’ils vont travailler seuls ou avec d’autres, avec ou sans l’enseignant, à partir d’outils informatiques, de fiches ou de manuels, … Ce travail libre ne se conçoit pas dans un environnement pauvre en ressources et sollicitations. C’est pour cela qu’un des enjeux de réussite est l’enrichissement de la classe, afin que la posture de retrait de l’enseignant ne rime pas avec un amoindrissement des apprentissages scolaires.
– Les performances d’apprentissage ont été mesurées lors d’un cours libre et lors d’un cours frontal. Les résultats sont étonnants, aucune différence n’a été relevée. Pourtant, les élèves qui ont profité du cours frontal ne sont pas les mêmes que ceux qui ont profité du cours libre. Certains profitent davantage d’un système que de l’autre et inversement. Une des richesses de la classe coopérative est qu’elle permet toutes latitudes en matière de formes d’action. C’est en quelque sorte l’espace privilégié de la pédagogie différenciée. Tout y est matériellement envisageable, ce qui laisse aux élèves le choix des approches et donc de celle qui leur correspond le mieux.
Les « méthodes actives » sont très connues. Est-ce la même chose que les pédagogies coopératives ?
Qui dit méthode active ne dit pas nécessairement pédagogie coopérative.
D’abord parce qu’on n’aborde pas une méthode valable pour un enseignement précis. Il s’agit plutôt d’un espace organisé et enrichi de telle manière que les élèves soient au minimum en situation d’ennui et d’inactivité. Il est très difficile de prévoir ce qu’ils vont en faire, tant le principe est de s’appuyer sur le caractère complexe et aléatoire du vivant.
Ensuite parce que ce qui demeure au centre de ces approches est la permission quasi permanente de travailler à plusieurs, de demander de l’aide ou de la proposer. Les pédagogies actives, bien que développant la plupart du temps de l’interaction entre l’enfant et son milieu, se contentent de cette activité pour accroître la portée pédagogique du projet. Les pédagogies coopératives développent en plus l’idée que c’est en enseignant que l’on apprend le mieux, en grande partie parce qu’on est alors en position de mobilisation de ses propres connaissances. S’engage alors le processus d’adaptation à un contexte de transfert, ce qui ancre davantage la connaissance (ou la compétence), et qui a notamment pour impact d’en renforcer le caractère durable.
En plus de permettre aux élèves d’agir, les pédagogies coopératives les invitent à faire acte d’enseignement.
L’ouvrage est très concret avec de nombreuses fiches et des documents de travail. D’où viennent tous ces outils ?
La plupart des outils proposés par ce livre sont issus d’autres ouvrages principalement écrits par des praticiens de mouvements pédagogiques tels que l’ICEM et son chantier Outils, l’OCCE, les associations de Pédagogie Institutionnelle, le réseau Marelle. Quelques outils proviennent de pays étrangers, je pense ici au message clair importé des travaux de Danielle Jasmin au Québec. Une partie de mon projet était de rassembler dans un même volume tout ce qui nous avait été proposé dans une foule d’autres.
Ces outils ont ensuite fait l’objet d’une adaptation dans divers contextes d’enseignement, pour beaucoup en Zone d’Education Prioritaire. Les échanges entre enseignants « coopérateurs » auxquels j’ai pu participer ont été l’occasion d’en travailler la pertinence, tant du point de vue de la mise en place que de celui de l’éthique d’usage qu’il convenait de développer.
Peut-on dire des pédagogies coopératives qu’elles sont efficaces ?
Voici un nouveau champ qui m’intéresse fortement de travailler. Peu de recherches ont creusé l’impact des pédagogies coopératives sur les apprentissages. On a pu mettre en avant dans cet ouvrage plusieurs études qui valorisent la référence à la coopération, on aurait pu également aborder les travaux de l’équipe Théodile sur le suivi de l’école Freinet de Mons-en-Barœul et ceux de la DEP sur l’impact des classes multi-âges sur les résultats aux évaluations nationales. En particulier, il serait passionnant de s’intéresser de manière scientifique au devenir des élèves une fois entrés au collège, tant au sujet de leur adaptation à de nouvelles formes e travail que du point de vue des acquisitions scolaires.
Les données en notre possession sont avant tout empiriques. D’un côté, elles montrent des élèves motivés par l’école, y prenant la plupart du temps un plaisir évident, travaillant autour de projets favorisant une forte exposition aux savoirs et, somme toute, fournissant des produits d’évaluations plutôt satisfaisant au regard de ce que l’école attend en terme d’acquisitions. D’un autre, elles témoignent de passages au collège plutôt sereins, sans de réelles difficultés d’adaptation au système ou de niveau scolaire.
Mais disons de suite que le contraire serait étonnant ! Au sein d’une classe coopérative, nous rencontrons des élèves qui évoluent dans un espace organisé et cohérent, respectant leurs profils individuels, favorisant un traitement non-violent des conflits, permettant d’optimiser au mieux le temps scolaire, le tout dans un milieu qui les charge en sollicitations intellectuelles et culturelles.
Oui mais il y a la question de l’individualisation. N’est ce pas en contradiction avec des démarches coopératives ?
J’ai envie de dire que l’individualisation serait une partie des pédagogies coopératives. Travailler seul, à partir de travaux qui correspondent à notre profil, est une des opportunités de la classe coopérative. Heureusement, il y en a beaucoup d’autres ! Je n’ai rien contre les programmes d’enseignement par ordinateur, mais à usage exclusif, ils privent leurs utilisateurs d’une des caractéristiques de l’être humain : l’interrelation. En plus de ne pas apprendre seul, on gagne à apprendre à plusieurs.
C’est certainement pour tout cela que l’on parle plutôt de personnalisation des apprentissages : on y trouve tout autant qu’avec l’individualisation ce souci de prendre en compte les caractéristiques de chaque enfant, mais on permet en même temps un fonctionnement systémique au sein de la classe. C’est justement la multiplicité des opportunités offertes aux élèves qui va leur permettre :
– d’abord d’en trouver une qui correspondra mieux que les autres,
– ensuite d’effectuer des transferts entre ce qui a été construit une première fois et les situations nouvelles qui se présentent,
– enfin de rendre la classe vivante, pas uniquement orientée vers la quête des intérêts individuels mais aussi vers le souci du collectif et des bénéfices à vivre à plusieurs.
Quel avenir donnez-vous à ces pédagogies ?
On pourrait aussi se demander quelles raisons en ont empêché un avènement plus précoce !
Je pense que les pédagogies coopératives ont de l’avenir, si l’on souhaite faire de l’école une véritable institution d’équité sociale.
Dans un premier temps parce qu’il est indéniable que si davantage d’élèves d’une classe sont en situation d’activité et que ce travail est en grande partie coloré de plaisir de faire et de réussir, alors les acquisitions en seront améliorées. Pour ne prendre que l’exemple très médiatisé de l’apprentissage de la lecture, nous sommes très loin des 15% d’élèves qui quittent les classes coopératives sans s’être rendus autonomes dans la lecture de textes inconnus.
Dans un deuxième temps, parce qu’elles garantissent à tous les élèves, pas seulement une catégorie, de bénéficier des avantages de la coopération. Que l’on soit considéré comme « au niveau », au-dessus de ce niveau ou en-dessous, la structure de la classe coopérative permet à chacun d’effectuer un travail qui lui correspond, sans être freiné par le rythme des autres.
Dans un troisième temps, parce qu’elles ne nécessitent pas une formation professionnelle plus intense, ne demandent pas un investissement plus important. En revanche, il convient sans aucun doute de l’orienter davantage vers de l’analyse de pratiques, l’organisation d’une structure de classe à partir de laquelle les élèves pourront évoluer, la maîtrise d’outils pédagogiques précis, et le développement des convictions qui attribuent à chaque enseignant, à chaque éducateur, un réel impact et une réelle responsabilité dans le projet pédagogique qu’ils font vivre.
C’est en résumé ce que cet ouvrage tente de véhiculer.
Sylvain Connac
Entretien : François Jarraud
Le Café pédagogique a demandé à Sylvain Connac de prolonger son ouvrage en ouvrant, sur le site du Café, un blog qui puisse faire lien avec les lecteurs. Nous y attendons vos questions et vos réactions. Mais aussi vos expériences, vos suggestions, vos projets.
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