À la Une de ce mois, la présentation de l’interview en vidéo de Pascal Boyries sur la place des Tice dans l’association des Clionautes est l’occasion de faire le point sur l’usage de celles-ci en histoire-géo. Les propos de P. Boyries et ces usages sont à mettre en parallèle avec les interrogations relatives aux modifications des pratiques pédagogiques qui seraient générées par le numérique et avec des démarches numériques récentes ou plus anciennes développées en histoire savante.
Dans son interview vidéo accordé à l’École numérique, la nouvelle revue des Tice du CNDP, Pascal Boyries répond à la question de savoir si les Tice révolutionnent les pratiques enseignantes. [1] Dans la lignée, des observations formulées en son temps par Larry Cuban, Pascal Boyries est d’avis que les TICE renforcent les pratiques déjà existantes et qu’elles s’intègrent à des pratiques magistrales ou d’individualisation. [2]
P. Boyries regrette également que l’utilisation des TICE en France soit freinée par une vision axée bien plus sur la maîtrise de la technique que sur son utilité pédagogique. Au niveau des outils utilisés, il constate que peu d’outils sont développés spécifiquement pour les cours d’histoire-géographie et que les enseignants utilisent des logiciels de la vie courante (traitement de texte, imagerie, diaporama, etc.), des sites administratifs, et des ressources en ligne.
Concernant le recours aux Tice en histoire-géographie, P. Boyries prône que les objectifs restent ceux de la discipline et de la construction de la citoyenneté. Il ne s’agit donc absolument pas de « faire des Tice », mais d’utiliser les TICE pour apporter, consolider des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être disciplinaires et globaux. Notons encore qu’en fonction du thème du dossier « Géographie et Tice », P. Boyries centre son propos sur la géographie.
a) Le numérique va-t-il bouleverser les pratiques pédagogiques ?
Il vaut la peine de mettre en parallèle ses propos avec le Forum organisé par les éditions Retz et la Revue Sciences Humaines autour de la question : Le numérique va-t-il bouleverser les pratiques pédagogiques ? [3] En effet, les propos de plusieurs intervenants de ce Forum mettent en évidence qu’une partie des enjeux liés à l’intégration des Tice à l’école ou l’observation des usages technologiques des adolescents, voire des enfants, rejoignent les objectifs disciplinaires et les enjeux citoyens.
Relativement aux enjeux citoyens et à titre d’exemple, je retiens à la suite de François Jarraud et de Patrick Picard que les Tice révèlent les inégalités entre les élèves et tendent à les renforcer si un travail spécifique n’est pas entrepris permettant aux élèves à classer, ordonner, à conceptualiser à mettre en discipline les données numériques brutes et foisonnantes qu’ils rencontrent et « consomment » sur l’Internet. [4]
Dans leurs interventions, Pascal Lardellier et André Tricot [5] distinguent les apprentissages faits seuls par les élèves (mutants numériques ou digital natives) devant l’écran, relativement superficiels, et les activités pédagogiques encadrées qui doivent leur permettre de hiérarchiser ces savoirs numériques et d’élaborer un modèle de traitement de ces sources numériques. Par ailleurs, pour A. Tricot, « la richesse [des sources présentent sur le net] augmente l’exigence cognitive du traitement de la tâche » ce qui, si l’on y prend garde, bénéficie essentiellement aux «meilleurs» élèves. L’enjeu n’est pas mince si l’on considère que les jeunes sont en relation de plus en plus tôt avec les « collections » de ressources numériques présentent sur le net et la difficulté pour des élèves de lycée et même des premiers cycles universitaires à traiter des corpus informationnels. (A. Tricot)
Aux plans didactique et disciplinaire, Jarraud s’interroge sur le comment amener les élèves à dépasser le couper/coller, traiter l’information, la valider, communiquer leurs résultats et mutualiser ces savoirs.
On s’aperçoit, me semble-t-il, que ces interrogations recoupent largement des objectifs et des savoirs disciplinaires propres à l’histoire-géographie.
b) Et si l’on puisait parmi les démarches numériques développées en histoire savante ?
D’autant plus que, depuis une vingtaine d’années bientôt, l’histoire savante s’est approprié ou a renouvelé une partie de ses pratiques à l’aide d’outils technologiques. Ainsi, dans un article de 2005, Gregory S. Brown notait-il qu’
« En quête de nouvelles méthodes pour l’enseignement de l’histoire, quelques professeurs aux États-Unis se sont mis, dans les années 80 et 90, à chercher à utiliser les nouvelles technologies de l’informatique que sont les multimédias, l’interactivité et l’Internet pour l’enseignement de l’histoire. À la différence de l’informatique de première génération qui servit à enseigner l’histoire d’abord au moyen d’ordinateurs centraux puis de micro-ordinateurs utilisés comme des calculatrices élaborées aux fins d’analyse quantitative, l’emploi d’ordinateurs pour enseigner l’histoire dans les années 90 s’est focalisé sur les possibilités offertes par la mise en réseau grâce aux hyperliens et par les progrès réalisés dans le domaine du matériel qui donnèrent naissance au multimédia » [6]
Dans un premier temps, sa pratique d’enseignant universitaire consista « à améliorer les cours, les travaux personnels et les autres ressources éducatives en utilisant ce qu’offrait le multimédia » et plus particulièrement à recourir à l’utilisation de logiciel de présentation (PowerPoint) comme support à ses cours magistraux. [7] Par la suite, G. Brown prépara une version entièrement électronique de ce cours, destinée à un enseignement à distance. Il souligne à ce propos l’insuffisance de recherche pédagogique pour le « guider sur la façon dont un tel enseignement peut être donné le plus efficacement. » Puis vint le e-learning avec des systèmes de gestion de cours agrémentés d’outils de communication, tels que des formes de discussions asynchrones – ou « babillards » – et des « chats » interactifs ou messagerie instantanée. [8] Enfin, G. Brown présentait des exemples divers de recueil des sources primaires en ligne et les premiers exemples de manuels numériques. De cette première époque, on notera la centration de l’utilisation des outils et ressources numériques par l’enseignant essentiellement et dans une optique magistrale. Cette époque ne diffère guère de celle actuellement en cours chez une majorité d’enseignants d’histoire-géographie recourant aux Tice.
Pour ma part, je vous ai déjà présenté d’autres démarches ou réflexions d’enseignants universitaires centrées sur les tâches assignées à des étudiants. C’était notamment le cas avec ma chronique de janvier 2009 consacrée à la démarche suivie avec ses étudiants par le professeur T. Mills Kelly du Département d’Histoire et d’Histoire de l’Art de la George Mason University dans son cours Lying About the Past. [9] Certains historiens universitaires s’interrogent également sur l’avenir de la science historique à l’ère numérique [10] ou l’utilisation de réseaux sociaux pour développer la compréhension historique de leurs étudiants universitaires ou de leurs élèves [11]. J’y ajouterai le travail mené sur la Seconde Guerre mondiale par un enseignant d’histoire à l’université de Bucknell (Pennsylvanie, USA). Celui-ci a développé, en collaboration avec une spécialiste en pédagogique numérique, un module d’enseignement proposant, aux étudiants de premier cycle, une initiation aux méthodes de recherche de l’historien. Le travail des étudiants consistait à rechercher, analyser, décrire et disséquer des affiches originales de propagande de 39-45 pour ensuite créer une banque de données digitales de ces posters comprenant le résultat de leurs recherches. [12]
Les anciennes et nouvelles pratiques initiées par les enseignants d’histoire universitaires sont ou peuvent ainsi être des sources d’inspiration non négligeables permettant de légitimer ou de compléter les approches Tice actuellement en cours en histoire-géographie. Elles permettent également d’associer objectifs disciplinaires, construction de la citoyenneté et éducation numérique.
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, HEP, Lausanne (Suisse)
[1] « Les TICE, une révolution des pratiques enseignantes ? » (2010) L’École numérique, no 3
[ http://ecolenumerique.cndp.fr/tous-les-numeros/numero-3-[…]]. Pour une synthèse de propos de Pascal Boyries: « Développer une politique disciplinaire académique TICE. » (2010) L’École numérique, no 3
[ http://ecolenumerique.cndp.fr/tous-les-numeros/numero-3-[…]]
[2] Cuban Larry (1998). « Salle de classe contre ordinateur : vainqueur la salle de classe. » Recherche et formation : Les nouvelles technologies : permanence ou changement ? ; n° 26. – pp. 11-29. Pour Cuban, ce maintien des pratiques existantes était le scénario le plus probable concernant l’enseignement secondaire. Il était moins catégorique concernant l’enseignement primaire où des changements de structure et de pratiques pourraient s’opérer sur le long terme. En 2001, une étude portant sur l’observation des pratiques dans les établissements primaires et secondaires de la Silicon Valley aboutissait à un constat identique à celui de P. Boyries à savoir que les usages intégrés des Tice étaient en continuité avec les pratiques traditionnelles [Cuban Larry (2001) Oversold and underused: computers in the classroom (Surestimés et sous-utilisés : les ordinateurs dans la classe)].
[3] http://www.flash-conferences.com/Retz2010/
[4] Jarraud François (2010) « Quels développements pour l’école numérique : bilan et perspectives ? » et Picard Patrick (2010) « Enseigner en classe avec les TICE : est-ce plus facile ? »
[5] Lardellier Pascal (2010) «Les élèves de l’ère Internet sont-ils vraiment des « mutants numériques » ?» et Tricot André (2010) «Quels sont les apports et les limites des TICE en matière d’apprentissage ?»
[6] Brown Gregory S. (2005) «Enseigner l’histoire à l’âge du multimédia». Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 96-97
http://chrhc.revues.org/index1275.html
[7] Dans son intervention, A. Tricot soulignait, sur la base d’études, que cette utilisation de documents électroniques rendant un cours magistral interactif recoupe les mêmes avantages et inconvénients qu’un cours magistral recourant à des documents de natures variées. De plus, la nature de la tâche-élève reste la même: lire, regarder, écouter et comprendre. Tricot André (2010) «Quels sont les apports et les limites des TICE en matière d’apprentissage ?»
http://www.flash-conferences.com/Retz2010/
[8] Cet apprentissage collaboratif à distance, tout en étant supérieur aux autres modalités de cours à distance, était moins performant qu’un apprentissage collaboratif en présentiel. (A. Tricot)
[9] «Concevoir avec ses élèves un canular historique est-ce faire de l’histoire?» (2009). In Le Café pédagogique, No 99, janvier
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/s[…]
[10] «Le Web plus efficace que la classe?» (2009. In Le Café pédagogique, No 108, décembre
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/s[…]
[11] «Twitter : reconstituer l’histoire en 140 caractères» (2010). In Le Café pédagogique, No 109, janvier
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/sc[…]
[12] Del Testa David, et Clobridge Abby (2008). «From Internet Users to Digital Historians» In colloque international «L’Education à la culture informationnelle», organisé par l’ERTé (Equipe de Recherche en Technologie éducative).