C’est par une magistrale leçon de philosophie que notre nouveau ministre Luc
Ferry s’est prononcé pour la première fois sur les TICE le 28 août dernier à
l’occasion de la 23e Université d’été de la communication à Hourtin. En philosophe,
il a dressé les grandes lignes de l’évolution des sciences du XVIIe siècle à
nos jours en évoquant Voltaire, Diderot et Heidegger pour montrer que, si à
l’époque des Lumières la science et la technique apparaissaient comme la solution
pour maîtriser une nature par essence mauvaise, la situation est inversée aujourd’hui
où l’idée de nature est valorisée, et où « les risques viennent davantage
de la science et de la technique que de la nature ». Le progrès des TIC aujourd’hui
« nous rend-il plus libres et plus heureux ? », là est la question. Si
les grands philosophes sont invoqués pour l’histoire des sciences, les références
évoquées pour ce qui est de la situation contemporaine sont moins réjouissantes
: ce sont en effet Frankenstein et l’apprenti sorcier qui auront permis d’illustrer
l’image que le ministre se fait des TIC dans la société d’aujourd’hui, un monde
où « la créature échappe à son créateur pour dévaster la terre ». Xavier
Darcos, ministre délégué à l’enseignement scolaire, s’est montré plus sobre
et s’est contenté d’évoquer Borgès pour conclure son discours, comparant l’utopie
de La Bibliothèque de Babel au dédale d’Internet pour finir ainsi : « à
accéder à tout, il y a le risque de n’accéder à rien ».
On l’aura compris, notre nouveau ministre, qui se dit « ardent partisan de
ces nouvelles technologies avec un certain nombre de réserves », est un partisan
méfiant. Toutefois, les discours des deux ministres ont permis d’avoir un aperçu
de ce que les années à venir réservent aux TICE, et si Luc Ferry en a exposé
une connaissance toute livresque, Xavier Darcos s’est montré plus concret en
présentant son « plan stratégique numérique pour l’enseignement », dans
une presque parfaite continuité, en fait, avec les projets déjà en marche et
sans effet d’annonce.
Un partisan méfiant, connaissant peu les pratiques du terrain, mais un partisan
« ouvert », c’est ainsi qu’est apparu Luc Ferry dans son discours. S’il
émet d’importantes réserves, le ministre affirme malgré tout la nécessité de
continuer la politique d’équipement de tous les établissements scolaires en
vue d’une égalité d’accès aux nouvelles technologies pour tous. Mais il affirme
aussi : « Il faut nous dire véritablement à quoi cela va servir et puis il
faut nous proposer des outils qui soient vraiment enthousiasmants ». Et pour
les mauvais esprits qui verraient quelque contradiction dans la volonté d’équiper
à l’aveugle tous les établissements sans savoir à quoi cela va servir, il précise
: « Quoi qu’on pense des TICE, au nom de l’égalité des chances, il faut lutter
contre la fracture numérique. C’est le devoir d’équité de l’Éducation Nationale ».
Il a par ailleurs largement insisté sur le fait que le ministère travaille sur
le sujet de l’intégration des TICE « avec beaucoup d’ouverture d’esprit ».
L’heure est en fait aux grands bilans pour le nouveau ministère, qui semble
encore occupé à cerner et prendre en main le système et les projets en cours
et qui découvre, un peu gêné, que le mammouth a des TIC. Ce bilan, Xavier Darcos
prévoit de le faire par le biais d’une lettre aux recteurs : « J’adresserai
dans les jours qui viennent aux recteurs d’académies un courrier pour savoir
ce qu’il se passe dans les académies, et pour qu’ils me fassent des propositions. »
Luc Ferry de son côté fait son bilan en établissant une synthèse des rumeurs
et autres grommellements en provenance des milieux intellectuels : « La situation
aujourd’hui n’est pas si mauvaise qu’on le dit habituellement… Arrêtons de
dire que l’Éducation nationale traîne les pieds, ce n’est pas le cas… La mondialisation
de la technique l’a rendue suspecte aux intellectuels : vos TIC sont très performants
mais quel sens ont-ils par rapport à l’ancienne idée de progrès ? » Il fustige
au passage quelques idées rebattues ; à ceux qui, comme Michel Serres, louent
la possibilité pour les enfants d’accéder en ligne aux plus grandes bibliothèques,
il répond : « Quand on me dit par exemple : « c’est formidable, on peut donner
accès à un enfant de dix ans à tous les abstracts ou les résumés de livres de
la Library of Congress où il y a quinze millions de volumes », mais quand on
ne lit pas cinq livres par an, à quoi cela lui sert-il d’avoir accès à quinze
millions ? ». Dédaignant la souplesse et la pluridimensionnalité de l’hypertexte
sur lequel est fondée la navigation aussi bien dans les cédéroms que dans les
sites internet, il assène : « L’hypertexte semble a priori favoriser
une culture du zapping ». Il n’épargne pas non plus les expérimentations
extrêmes lancées par le gouvernement précédent ; ainsi du cartable électronique
: « Le seul progrès, c’est que ça pèse moins lourd… et encore ! «
C’est plutôt sa méconnaissance de ce qui se fait sur le terrain en matière de
TICE, finalement, qui transparaît le plus dans le discours du ministre : Internet
et les informations qu’il offre sont réduits à « de l’image », selon l’opposition
écran / écrit qu’il reprend d’une interview à propos de la télévision récemment
donnée dans un grand quotidien ; les ressources utilisées par les enseignants
semblent nécessairement matérialisées par des cédéroms (et de pester contre
la « cédéromisation » des manuels qui fait éclater le savoir en étoile), mais
surtout : « Les disciplines ne sont pas à égalité entre elles dans cet usage
des nouvelles technologies. Il est clair par exemple que la géographie bénéficie
bien davantage d’un cédérom bien fait que l’histoire ». Comprenez que les
TICE peuvent servir « en biologie, en physique, en mathématiques, en musique »
mais que leur utilité n’a rien d’évident « pour les disciplines littéraires ».
C’est étonnant, quand on pense que les premiers logiciels et les plus répandus
sont des traitements de textes, et que ce sont précisément les langues vivantes
qui tirent le plus grand bénéfice d’internet par le biais de la correspondance
électronique qui permet aux élèves de différents pays de communiquer entre eux.
Ce qui est frappant ici, c’est non seulement l’ignorance de ce qui se pratique
sur le terrain, mais aussi de ce qui est officiellement proposé sur les sites
académiques et les centres de ressources du réseau SCEREN-CNDP, qui dépendent
directement du ministère. Affirmer : « il faut nous dire à quoi cela va servir »
ou « il faut nous proposer des outils qui soient vraiment enthousiasmants »
ou encore que les TICE n’ont pas d’intérêt pour les disciplines littéraires,
c’est méconnaître que depuis dix ans les structures académiques TICE développent
des sites pour chaque discipline qui font remonter les pratiques du terrain,
mènent des expériences, mettent en valeur les activités exploitant les TICE,
présentent des logiciels et autres ressources. Tout cela semble nul et non avenu
dans le discours du ministre qui préconise pour sa part « des expérimentations
sur ce thème », comme s’il arrivait en terrain vierge et que jamais rien
n’avait été fait auparavant. Ainsi pouvait-on entrer dans la salle de conférence
en se demandant si les TICE avaient encore un avenir, et en sortir un peu renversé
en se demandant finalement si elles avaient jamais eu un passé.
L’avenir des TICE, Xavier Darcos nous en donne une idée dans son discours. Il
affirme que « Les TIC sont un outil de réussite scolaire » et qu’ « il
faut que notre pédagogie évolue ». Il a annoncé la continuation des grandes
actions en cours et particulièrement ENE (l’Espace Numérique d’Éducation), annoncé
un an plus tôt au même endroit et dans les mêmes circonstances par Jack Lang
alors ministre de l’Éducation Nationale, programme, rappelons-le, destiné à
mettre à disposition des enseignants des contenus numériques de qualité (archives,
extraits audiovisuels etc.). Le ministre délégué à l’enseignement a salué les
dispositifs académiques et a promis que « le ministère fera son devoir pour
les soutenir au mieux dans leurs initiatives ». Il a également abordé le
problème de la formation des enseignants et a annoncé à ce sujet la mise en
place d’un groupe de travail piloté par les directeurs d’IUFM, dont l’objectif
est de dresser un bilan de la formation initiale en matière de TIC et de définir
des lignes directrices pour leur meilleure intégration dans la formation des
enseignants.
Pas d’effet d’annonce spectaculaire donc, pas de nette avancée ni de franc recul,
l’équipe ministérielle rentre doucement dans ses fonctions et on ne pourra pas
dire que l’avenir des TICE n’est plus ce qu’il était. Ce qui est nouveau peut-être
c’est qu’aujourd’hui, même si un ministre de l’Éducation Nationale n’est pas
convaincu par les nouvelles technologies, il ne peut pas non plus s’en déclarer
l’ennemi ni s’opposer à leur évolution. Il faut sans doute se méfier des propos
trop enthousiastes de certains partisans inconditionnels des TICE et tenir compte
aussi des expériences malheureuses qui ont pu être mises en oeuvre. Certains
propos passionnés peuvent être nuancés au profit d’une plus grande objectivité
et d’une approche plus pragmatique: certes, les TICE ne sont pas une panacée,
mais elles sont un outil d’enrichissement culturel, d’autonomisation et d’accès
au monde moderne pour tous les élèves et d’élargissement de la palette des méthodes
pédagogiques pour les cas particuliers, qu’il s’agisse d’approfondissement ou
de remédiation. C’est à nous tous maintenant, enseignants, de faire valoir à
notre ministre leur intérêt pédagogique. Sans doute n’arriverons-nous pas à
le convaincre tout-à-fait, et après tout peut-être vaut-il mieux un ministre
pas convaincu mais « ouvert » qu’un ministre convaincu mais assénant à coups d’oukazes
ses idées très arrêtées, comme il s’en trouva un il n’y a pas si longtemps…
Nous n’avons pas la prétention de vous éblouir, Monsieur le ministre ; mais
surtout, restez « ouvert » !