La trainée de poudre des Moocs est actuellement suivie de celle de la classe inversée. Ce qui est étonnant c’est l’écho positif que rencontrent ces idées auprès de la plupart des acteurs de terrain. Car de fait, on observe que beaucoup d’enseignants sont interrogés par ces manières de faire qui, si elles ne sont pas nouvelles en soi (voir plus loin), permettent à certains d’entrer dans une forme de nouveauté (pour soi et non en soi) dans l’action pédagogique accompagnée par le numérique. L’engouement (impressionnant le nombre d’enseignants qui s’inscrivent aux propositions sur ce thème) pour les ateliers de travail consacrés à ces formes d’exercice du métier d’enseignant doit nous interroger sur le fond comme sur la forme.
Quel changement de modèle pédagogique ?
Redisons-le d’abord simplement. Ce n’est pas parce que je remplace mon cours magistral par une vidéo que je change de modèle pédagogique. Ce n’est pas parce que les exercices se font en classe au lieu de se faire à la maison (ce qui est partiellement faux dans les faits) que cela change le modèle pédagogique basé sur l’alternance apport/entraînement. La classe inversée a d’abord ce mérite d’avoir amené l’enseignant à se rendre compte qu’apprendre est plus compliqué qu’enseigner et que la principale compétence de l’enseignant c’est « l’ajustement » cognitif et métacognitif. En d’autres termes, quand on dit que l’enseignant ne peut être remplacé par la machine (à préciser), c’est parce que apprendre est un acte complexe qui est fait d’ajustements successifs (conflits cognitifs et sociocognitifs) et que c’est dans l’interaction humaine (et non l’interactivité machinique) qu’ils peuvent le mieux s’effectuer (Lev Vigotsky). La classe inversée n’est pas en soi une innovation pédagogique, elle est surtout une prise de conscience professionnelle. Mais la classe inversée peut prendre plusieurs formes
De quelles inversions parle-t-on ?
En proposant l’expression « classe inversée » (flipped classroom – 1990 environ), les promoteurs de ces dispositifs ont su mettre des mots médiatiques sur une réalité plus prosaïque mais qui fondamentalement ne change pas réellement le modèle pédagogique (cf J.Houssaye). Si l’on reprend les articles publiés dans la Revue Française de Pédagogie, en 1995 (BROWN, A. L., CAMPIONE, J. C. (1995). « Concevoir une communauté de jeunes élèves : leçons théoriques et pratiques ». Revue Française de Pédagogie, no 111, avril-mai-juin, pp. 11–33) on s’aperçoit que l’inversion devrait être d’une autre nature que celle présentée dans ce modèle « numérisé » de la classe inversée. Mais redisons-le simplement, ce qui est significatif c’est la prise de conscience que cela permet de faire. Attention, ce modèle-là mérite encore d’être observé pendant de longs mois. L’engouement médiatique est allé un peu trop vite au regard des réalités de terrain. Car d’inversion, il en est au moins deux autres qui méritent d’être étudiées : celle qui inverse la place de l’élève d’une part, celle qui inverse le cœur de l’établissement scolaire. Dans les deux cas, comme dans la classe inversée « modèle traditionnel », le numérique n’est qu’un plus, mais il n’est pas forcément fondamental, il apporte simplement une souplesse supplémentaire à l’exercice d’inversion.
Modèle de l’inversion traditionnelle
Dans ce modèle, le « cours » est mis en vidéo et les exercices sont faits en classe (vision simplificatrice, les réalités observées semblent plus variées et complexes). Considérant que si le professeur se comporte comme un simple « parleur » et l’élève comme un simple « avaleur » on perd son temps, les promoteurs de ce modèle (Salman Kahn en tête) montrent que ce qui est essentiel pour comprendre c’est non pas d’ingérer le savoir mais de le digérer… Et pour cela, la relation entre l’enseignant et l’élève est primordiale, c’est donc sur cela qu’il faut centrer l’activité dans la classe. Par contre la difficulté peu mise en avant est celle de la qualité des visionnages ou des lectures des élèves en amont du « cours » : ces supports peuvent être de très mauvaise qualité et produire un effet de rejet ou de lassitude, mais plus simplement les élèves peuvent avoir, pour certains, du mal à rentrer dans ce mode de travail à la maison qui peut se révéler assez passif.
Modèle de l’inversion de l’apprendre
Le modèle de l’inversion de l’apprendre est celui sur lequel se sont basées les approches connectivistes ou les approches des communautés d’apprentissage. Dans la classe, c’est Ann Brown qui a en particulier travaillé cette dimension de l’élève enseignant (cf. RFP citée en début de cette chronique). Cette idée n’est pas complètement nouvelle car on en retrouve des éléments dans les congrégations religieuses qui au XVIIIe siècle proposaient aux ainés d’aider les plus jeunes à apprendre en « traduisant » le maître. Plusieurs expérimentations de ce mode de travail ont été effectuées, comme ces jeunes en difficulté en Lycée Professionnel qui fabriquaient des programmes informatiques (sous Authorware) pour enseigner à des élèves de primaire les bases des mathématiques. L’inversion ici tient du fait que l’on propose à l’élève de faire un enseignement à la place de l’enseignant (Cl Chaumonttet 1999). En général dans ces expérimentations, l’évaluation est faite par les pairs (si c’est dans la classe) et par les utilisateurs (s’ils sont d’une autre classe ou d’un autre établissement). On peut voir dans les « exposés » une sorte de tentative de mettre en place cette inversion, mais l’observation des pratiques ne permet pas d’y voir cette intention réelle, simplement une intuition. Certains disent rapidement que ce que l’on maîtrise le mieux c’est ce que l’on enseigne, et une vision paradoxale serait celle de Jacques Rancière rapportant l’histoire de Jacotot dans son livre le Maître Ignorant (Le Maître ignorant : Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard 1987). Quant au numérique, son apport est d’autant plus intéressant qu’il est utilisé comme médiatiseur des contenus, permettant aux élèves de se représenter leur travail.
Modèle de l’inversion dans la structure de l’établissement
C’est en travaillant sur l’idée de « Learning Center » (qu’il ne faut ni confondre ni réduire au centre de documentation) que l’on peut en arriver à l’inversion au niveau de l’établissement. Pour le dire rapidement l’inversion de l’établissement repose sur l’organisation physique de l’établissement sur les élèves plutôt que sur les cours, les enseignants et leurs salles de classe. En considérant qu’au centre, au cœur de l’établissement doivent se trouver rassemblés les services aux apprentissages des élèves et non pas les salles de cours qui n’en sont que des annexes, on renverse la logique initiale de la scolarisation qui est d’abord centrée sur les cours (un élève peut venir dans l’établissement uniquement pour suivre les cours de ses enseignants). La vie scolaire, les salles d’étude ou d’autoformation, les salles informatique en libre-service, la documentation, les lieux de détente, les services d’orientation, les bureaux des enseignants sont rassemblés physiquement dans un espace qui est situé entre l’extérieur de l’établissement et les salles de cours, devenues salles satellites. Attention ces lieux doivent travailler la cohérence et non pas la juxtaposition des services. Les moyens numériques sont convoqués ici pour faciliter le travail des élèves et permettre une continuité au-delà du lieu et du temps scolaire. Et les enseignants alors ? Ils sont les partenaires privilégiés de cette inversion en proposant aux élèves une pédagogie de projet, allant vers l’autonomie et pour laquelle ils proposent un « accompagnement structurant », rappelant alors, à l’instar de ce que proposait récemment Philippe Meirieu, les « exigences de l’apprendre » mais sous une forme scolaire renouvelée, enrichie des moyens numériques à disposition.
Bruno Devauchelle
Toutes les chroniques de B Devauchelle
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2012_BDevauchelle.aspx
|
||
|