Le énième plan numérique qui succède à une « stratégie » qui, elle, voulait rompre avec les plans antérieurs révèle une stratégie qui se déploie depuis plusieurs années : « on équipe, ils se débrouillent ». Et pour accompagner cela : « on pose les cadres, ils s’y adaptent ». L’entretien que la ministre a donné à l’AEF il y a quelques jours ne laisse aucun doute : il faut renforcer la dimension technique d’une part « il faut que ça marche » et la dimension politique d’autre part « faut que les collectivités payent »… Quand à expliquer comment on va articuler le plan et les usages… En fait au vu des remontées récurrentes autour du « ça marche pas, on n’est pas formé », qui suivent le « on n’a pas les moyens », le politique tente de calmer le jeu et d’avoir à sa disposition les moyens de riposter si on l’attaque sur le terrain.
Force est de constater une certaine résignation de la part de nombre de cadres d’établissements scolaires face à ces politiques. Résignation ne signifie pas ici opposition, refus, mais simplement le sentiment de « faire avec » plutôt que celui « d’être impliqué ». Les disparités, d’un établissement à l’autre, d’un lieu à un autre sont assez importantes, en matière d’équipements, mais pour ce qui est des utilisations, les autorités sont davantage promptes à demander des comptes qu’à entrer dans la réalité des pratiques. Car, non contentes d’équiper, les autorités ont compris qu’il fallait mieux que « l’intendance suive ». Autrement dit, infrastructures et maintenance sont deux piliers essentiels qui sont d’ailleurs des préalables à toute action un tant soit peu généralisée.
Car certains s’en débrouillent plutôt bien. On peut certes déplorer les situations vécues, mais on s’aperçoit que les difficultés affrontées n’ont pas toutes le même effet sur les utilisateurs. Les observations de classe, les comptes rendus d’expériences mettent en évidence qu’outre l’aisance pédagogique (cf. le rapport de l’OCDE), il y a aussi une aisance technique qui est requise. Mais cette aisance technique n’est pas synonyme de niveau de compétences, mais plutôt de capacité à prendre en compte les aléas et à en neutraliser les effets désastreux. Il y a bien un effet de seuil qui finalement peut rebuter les plus volontaires. Mais on constate qu’il y a une réelle résilience de certains enseignants face à des difficultés d’utilisation du numérique en classe. Nombre d’enseignants ne se sentent pas à la hauteur et pourtant certains, jeunes ou pas, parviennent à réaliser des activités d’enseignement de qualité. Mais où réside donc le secret ? Dans la simple détermination partagée avec les élèves. Etonnamment les élèves savent aussi être complices de l’enseignant et surtout être suffisamment lucide pour comprendre les difficultés rencontrées. Et ce qui est intéressant, c’est que même après quelques incidents, les élèves parviennent à rentrer dans l’activité et finalement réaliser le travail de manière satisfaisante.
La tendance générale de toute personne qui voit arriver un objet nouveau dans son environnement de travail est d’aller y rechercher ses anciens repères, ses anciennes manières de faire. L’enseignant va donc d’abord essayer de « faire cours » comme avant. Ainsi le potentiel du TBI, ou même des tablettes se trouve-t-il ramené à un simple usage habituel du support sans aucune différence avec ce qui se fait habituellement sans ces matériels. Les responsables qui équipent les établissements s’en satisfont bien souvent, car les matériels sont « utilisés ». Et ils trouvent souvent dans les équipes une ou deux personnes qui, utilisant davantage de fonctions permises par les outils, vont pouvoir être mise en avant lors de la visite « officielle » du financeur ou de l’autorité de tutelle. C’est l’une des particularités du déploiement du numérique dans les établissements scolaires de voir cohabiter ces deux postures : attentiste (majoritaire) et avant-gardiste/expérimentaliste (minoritaire). Tout le monde semble s’en satisfaire, du commanditaire aux enseignants. L’institution a d’ailleurs rapidement su tirer profit de cela en créant autour des structures d’accompagnement des innovations scolaires, un concours assez similaire à celui initié depuis près de dix ans par le Café Pédagogique, mais dans une autre visée.
L’approche par les statistiques d’équipements voire d’usages (déclaratifs) ou l’approche par les enseignants innovants sont deux manières d’éviter les questions de fond. Aux politiques massives d’équipement et d’incitation s’oppose une inertie générale du système. Et pourtant tout le monde semble « suffisamment » content pour que les plans d’équipements continuent de se déployer, tels les vagues sur la plage, laissant si peu de place de leur passage. Du moment qu’ils se débrouillent et que les médias relayent les « bonnes feuilles » ou les « bonnes pratiques », chacun y trouve son compte. Les enseignants qui ne sont pas trop bousculés par cela. Les pouvoirs politiques qui peuvent lire positivement l’impact de leurs choix. Et même les spécialistes qui voient au travers de leurs héros pédagogico-médiatiques des représentant qui les confortent, ou encore les entreprises du secteur qui en font leurs argumentaires au-delà du raisonnable…
Il est peut-être temps que les enseignants et plus généralement ceux qui reçoivent ces dotations prennent leur destin en main au lieu de, comme on en a souvent l’impression, les subir. Malheureusement les récentes initiatives politiques ne permettent pas de se réjouir. Il leur suffit, aux décideurs, d’équiper pour être satisfait, du moment que les usages ne viennent pas trop contredire les prédictions. Certes ils demanderont des comptes, mais ils savent bien que c’est beaucoup trop tard… car une fois le matériel distribué…
Bruno Devauchelle