Voilà un ouvrage important et nécessaire. Cédric Fluckiger dans son ouvrage » Une approche didactique de l’informatique scolaire », (Presses Universitaires de Rennes, 2019, 226 p.) développe une réflexion d’autant plus opportune qu’elle arrive à un moment clé de la redéfinition de la place de l’informatique dans le monde scolaire : fin du B2i après presque 20 années, réintroduction d’un enseignement disciplinaire autour de l’informatique (ISN, ICN, devenus SNT et NSI etc…) 20 années après la fin de l’ancienne option informatique, réintroduction du codage dans l’enseignement primaire et collège et réaffirmation de l’algorithmique dans les programmes, émergence du PIX….
L’informatique scolaire, rebaptisée parfois numérique, recouvre de nombreuses réalités de la prescription institutionnelle et du quotidien du monde académique. La didactique, quant à elle, à quelque discipline qu’elle s’associe, nous apprend que chaque contenu a des spécificités qui lui sont propres et que leur enseignement et leur apprentissage supposent des méthodes et surtout une analyse et une rigueur scientifique. En quelque sorte la question didactique rejoint la question de la professionnalité enseignante : on n’enseigne pas n’importe quoi n’importe comment. Aussi toute volonté de faire entrer dans les programmes scolaires et les fameuses « éducations à » des objets d’apprentissage suppose qu’une réflexion soit menée sur les manières de faire dans l’enseignement.
Si la problématique posée par l’auteur est essentielle, on ne peut que regretter que la manière d’y répondre soit sur le registre quasi intégralement universitaire. Ceux qui connaissent les Presses de l’Université de Rennes (comme une bonne partie des éditions universitaires) et leurs publications ne s’étonneront pas du style et de la forme très universitaire du propos. Pour le dire autrement si l’ouvrage est particulièrement travaillé sur le fond, il ne s’adresse qu’à des chercheurs ou futurs chercheurs et ne pourra que très modestement toucher les enseignants, sauf les enseignants chercheurs qui travaillent sur le sujet en particulier dans les ESPE futurs INSPE.
Le minutieux travail d’écriture auquel s’est attelé Cédric Fluckiger est aussi celui de son HDR (Habilitation à Diriger les Recherches, exercice et rang universitaire permettant de diriger des thèses en France, et accessoirement de devenir professeur des Universités). C’est ce qui explique son souci d’exactitude, sa précision et sa bibliographie de 24 pages… et les 8 chapitres académiques dans lesquels la question de la définition du périmètre de l’informatique scolaire le dispute à la possibilité d’une didactique de celle-ci. L’exercice effectué pose donc avec précision et qualité les définitions, ou tentative de définition. On remarquera les références nombreuses aux porteurs de la question didactique dans l’enseignement dont Yves Reuter (collègue de laboratoire de recherche de l’auteur). Le parallèle entre la didactique de l’informatique scolaire et celle de l’enseignement du français est particulièrement intéressante. La référence « à une conception de la didactique qui prenne en compte l’action du professeur et l’action conjointe du professeur avec les élèves. » comme le déclare récemment Gérard Sensévy (revue économie et management n° 167, avril 2018) est très utile au vu de la question que pose la dimension multiforme que prend l’informatique scolaire. Car c’est là que se trouve le nœud principal : l’histoire de l’informatique dans l’enseignement depuis le début des années 1970 met en évidence des hésitations, des questionnements, des revendications militantes (référence à Jacques Arsac ou à Gilles Doweck), et aussi la nécessaire précision d’un objet qui comme la langue française existe aussi en dehors de son enseignement disciplinaire dans la plupart des disciplines. On peut donc penser à l’instar de l’auteur qu’il est essentiel que toute utilisation de moyens numériques dans l’enseignement doive faire l’objet d’une réflexion didactique qui commence par définir le contenu travaillé avec ces moyens et qui se continue par la mise en œuvre pertinente d’une activité orientée par une réflexion didactique.
Pour revenir au moment de la parution de cet ouvrage, on peut constater que les délais de publication rendent difficile la prise en compte de l’arrivée stabilisée de programmes d’enseignement de l’informatique au lycée. Il est intéressant de se questionner sur les dénominations successives de ces enseignements. En 2012 arrive l’option Informatique et Sciences Numériques (ISN), puis en 2015 de l’option Informatique et Création Numérique (ICN), en 2019, l’arrivée de l’enseignement obligatoire en seconde de « Sciences et Techniques du Numérique » (STN) puis en 2020 dans le lycée la création de l’enseignement de spécialité « Numérique et Sciences Informatiques » (NSI) en classes de premières et terminales considérées comme une filière d’enseignement à part entière. Outre les dénominations dont on voit qu’elles évoluent en cinq années, les contenus mêmes de ces enseignements montrent combien le questionnement de Cédric Fluckiger est important. Il sera intéressant que celui-ci fasse une analyse complémentaire des programmes contenus et mise en place des deux dernières injonctions ministérielles en regard de ses analyses antérieures.
On pourra s’interroger sur plusieurs points que l’auteur tente de clarifier ou laisse un peu de côté : le passage d’une expression à l’autre pour désigner un objet de travail (informatique TIC etc… et enfin numérique) mériterait une exploration pluridisciplinaire approfondie; la critique récurrente et justifiée de la question des habiletés développées par les jeunes dans la manipulation des moyens techniques laisse de côté l’analyse approfondie de la logique propre à l’évolution de ces moyens et en particulier la transformation large de leur accessibilité, utilisabilité, utilité; le peu d’approche de ce qu’est pour l’ensemble de la population (pas seulement les jeunes mais aussi les adultes) le développement de la maitrise des techniques et de la notion de contextualisation dont Claude Bastien avait montré l’importance dans l’apprentissage et dont la didactique professionnelle met à jour les mécanismes; même si la forme scolaire est convoquée à plusieurs reprise, on constate que l’auteur à l’instar de nombre de ses collègues, ne remet pas en cause ses logiques, en restant dans un cadre d’analyse rationaliste et peut-être trop faiblement systémique. Mais c’est aussi l’exercice qui incite à ces choix d’autant plus qu’il faut limiter l’objet de travail, l’informatique scolaire, et que sa délimitation pose problème à l’auteur lui-même. Toutefois nous interrogerons l’emploi de l’expression « culture numérique » à plusieurs reprises dans l’ouvrage et l’explicitation de son emploi (p.106-112) ainsi que la critique de l’approche par compétence dont l’analyse nous semble trop rapide et peut-être emprunte de présupposés en regard des travaux scientifiques menés depuis près de quarante années sur le sujet.
Il faut espérer que ce livre va trouver un public plus large que la seule communauté des spécialistes car il mérite l’attention de tous les enseignants, mais aussi chefs d’établissements, IEN, IA IPR et autres acteurs impliqués (on pense ici aux DANE des académies). Même s’il est difficile à lire, ce type d’ouvrage universitaire (très marqué par le modèle académique français), apporte de nombreux questionnements essentiels, il propose des pistes d’analyse et de réflexion ainsi qu’un ensemble d’outil et de méthodes de questionnement rigoureux sur un objet bien difficile à cerner comme les récentes évolutions des enseignements en lycée le confirme encore. Informatique scolaire (on pourrait ajouter aussi universitaire) et didactique sont deux objets de travail qui sont au cœur du métier d’enseignant et de la professionnalité.
Cédric Fluckiger : Une approche didactique de l’informatique scolaire, Paideia, Presses universitaires de Rennes, ISBN : 978-2-7535-7714-5
Bruno Devauchelle
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