« Le numérique, pas plus que les roulettes sous les sièges et les tables de classe ne sont des évolutions significatives de la forme scolaire. Les discours tenus lors de la crise sanitaire viennent au contraire renforcer une forme « traditionnelle » et très marquée par l’idée d’un retour à l’état d’avant ». D’où viennent alors tous ces rapports qui veulent transformer l’Ecole de l’intérieur ?
Qu’est ce que la « forme scolaire » ?
On entend de plus en plus parler de « forme scolaire ». Cette expression qui semble être à la mode n’est pourtant pas aussi nouvelle qu’on pourrait le penser. En 1973, puis en 2008, deux émissions de télévisions sont consacrées à la mise en œuvre concrète du projet éducatif utopique de Sri Aurobindo au travers d’une cité en construction à proximité de Bombay, en Inde. La cité d’Auroville, au travers de ces deux émissions proposait une autre manière de penser l’apprendre dans une société. L’émission télévisée sur La Chaine Parlementaire intitulée « Rembobina » est revenue sur ces deux émissions et tente d’en questionner la vision et l’évolution. Tout en reconnaissant la dimension « micro-expérimentale » du projet et de sa mise en œuvre, les auteurs du premier film (Jean Pierre Elkabbach et Nicole Avril) finissent par montrer le côté visionnaire de plusieurs aspects de ce projet dont ils montrent qu’aujourd’hui ils sont au coeur des débats de notre société. Cette expérimentation est l’une des plus illustrative de ce que pourrait être une autre « forme scolaire » que celle qui s’est imposée depuis plusieurs siècles en et par le monde occidental et en particulier européen.
D’un colloque de 2017 à un autre de 2022 ou encore Ecritech 2019, d’un ouvrage de 1995 à des articles variés depuis quelques années, la notion, le concept (?) de forme scolaire semble être « à la mode ». En parcourant tous ces articles et autres écrits, on s’interroge d’abord sur le sens donné à cette expression d’une part et à l’usage que nous, les uns et les autres, en faisons d’autre part. Publié en 1994, suite à sa thèse, l’ouvrage fondateur de cette réflexion est écrit par Guy Vincent (Presses Universitaires de Lyon 1994) accompagné par Daniel Thin et Bernard Lahire. Rappelons pour commencer cette définition commune aux trois auteurs : « Parler de forme scolaire, c’est donc rechercher ce qui fait l’unité d’une configuration historique particulière, apparue dans certaines formations sociales à une certaine époque et en même temps que d’autres transformations, par une démarche à la fois descriptive et « compréhensive ». »
Fin 2021, CANOPE met en ligne sur plusieurs de ses sites une page consacrée à la forme scolaire et à une tentative de définition et d’illustration. On constate dès les premières lignes que l’approche proposée est restrictive par rapport à la définition initiale des auteurs mais qu’elle a l’avantage d’être accessible et opérationnelle : « une relation pédagogique combinant : Un temps dédié, Un espace spécifique, Des règles ». Un peu plus loin dans ce document on peut lire que « la forme scolaire est une forme sociale. À ce titre, elle constitue, comme l’explique Vincent Faillet, un savoir et un savoir-faire, issus de la culture d’une société, comme réponse à une situation-problème ou à une démarche possible pour réaliser un projet. » Récemment la Caisse des Dépôts propose un « Appel à manifestation d’intérêt « Innovation dans la forme scolaire » » (référence AMI IFS), Caisse des Dépôts – Education ». Elle définit ainsi la forme scolaire : « La forme scolaire, ou environnement d’apprentissage, est une forme d’organisation sociale fixée dans un lieu, un temps et des pratiques précises de relations à des savoirs spécifiques souvent liés à l’écrit qui organise la scolarisation des enfants. Elle met notamment en jeu des gestes professionnels (contenu et modalités d’enseignement), des curricula (contenu et modalités des apprentissages), une codification de l’école (règles et fonctionnement) et des interactions avec la société. ». Comme on peut le constater au travers de ces différentes initiatives, il y a véritablement une question qui interroge au plus haut niveau de l’état, même si l’actuel ministre de l’Education semble très loin de toute interrogation de fond, cherchant d’abord à assurer une continuité que l’on peut qualifier d’institutionnelle.
Le numérique pour changer la forme scolaire ?
Malgré ces définitions quelques peu différentes, l’emploi de l’expression « forme scolaire » renvoie à une sorte de mythe en ce qui concerne le rôle de l’informatique et du numérique en éducation. En effet dès les premiers temps de l’informatique scolaire et encore maintenant, on trouve dans plusieurs discours publics l’idée d’une transformation de la pédagogie par le numérique. Derrière cette idée, il y a le rêve d’une transformation de l’école au travers des pratiques pédagogiques des enseignants. C’est d’ailleurs cette idée, mais au-delà des moyens numériques, qui s’impose : une transformation dans le cadre de l’école, celui-ci n’étant pas réellement remis en cause et s’imposant comme forme générique. Du coup la force de la forme scolaire est largement amoindrie on peut même considérer qu’il s’agit d’un paradoxe qui met en tension une forme et son contenu, comme si les deux étaient indépendants. Des penseurs de l’éducation, comme Sri Aurobindo, on pourtant tenté d’aller plus loin en appelant à une transformation plus radicale qui verrait la disparition de l’école au profit d’une société apprenante. L’avènement de l’utopie d’Internet porte aussi ce même message. Il fait d’ailleurs très peur à l’institution scolaire. Celle-ci reste fondamentalement en retrait quant à la place de ces nouveaux « espace d’apprenance ».
Les tentatives de faire bouger l’institution, comme la classe inversée, ou encore les exemples fournis par le document proposé par CANOPE semblent bien loin d’une remise en cause de la forme scolaire. Du rapport de l’IGEN (C Becchetti Bizot ) intitulé « repenser la forme scolaire à l’heure du numérique (2017), aux récents travaux autour du bâti scolaire, on peut constater qu’il y a une sorte de plafond de verre jadis rappelé par Mme Pau Langevin (2013) quand elle fixait les limites de l’innovation dans les contenus enseignés (programmes),le découpage disciplinaire ainsi que des horaires dédiés à ces contenus et surtout l’évaluation certificative par l’Etat. Pour le dire autrement, ni les uns ni les autres n’en viennent à des propositions audacieuses voire utopiques pour faire évoluer les fondamentaux de la forme scolaire, ceux qui sont devenus « universels » et que l’on peut décrypter dans les publications de l’UNESCO.
Malgré des moyens numériques qui ont abattu les frontières habituelles de la transmission, l’idée même d’une école et les représentations sociales qui y sont attachées ne tremblent pas. En tolérant quelques assouplissements interne, l’institution se préserve l’essentiel de la forme. Même si des aménagements internes se font sur divers plans (encadrement, pédagogie, locaux, mobiliers), il n’y a pas de véritable transformation de l’organisation scolaire. Ne nous y méprenons pas le numérique, pas plus que les roulettes sous les sièges et les tables de classe ne sont des évolutions significatives de la forme scolaire. Les discours tenus lors de la crise sanitaire viennent au contraire renforcer une forme « traditionnelle » et très marquée par l’idée d’un retour à l’état d’avant, alors que l’on sait combien le système éducatif français est inégalitaire.
Numérique et démocratisation ?
La massification du numérique n’est pas synonyme de démocratisation, d’égalitarisation, pas davantage que ne l’a été la massification de l’accès à la scolarité. Bien au contraire, la reproduction des inégalités existantes est lisible dans le domaine du numérique et de sa dimension éducative globale. Toutefois, cette généralisation des usages qui fait suite à la généralisation des services numériques et par le numérique dans la société, ne peut laisser l’école indifférente. Les hybridations vécues au cours des deux dernières années ont mis en évidence des possibles dont très peu de personnes se sont réellement servi pour engager une évolution réelle de la forme scolaire. On peut même constater que ce vécu semble devoir, au moins dans les discours dans l’institution, être mis de côté. L’enseignant au quotidien (cf. le récent dossier qu’y a consacré le journal Libération le 1 février 2022) dont on peut lire les témoignages dans chaque expresso du Café Pédagogique est pourtant dans cette dynamique de dépassement, à la recherche de pistes qui, bien que dans le cadre, permettre de vivre dans l’espace privé de la classe une autre forme ou tout au moins, ce que chacun peut tenter de faire.
En intitulant leur ouvrage de 1994 : « l’éducation prisonnière de la forme scolaire, Scolarisation et Socialisation dans les sociétés industrielles », les auteurs invitent à réfléchir d’une part l’idée d’éducation dont le modèle de scolarisation serait dominant et contraignant et d’autre part l’idée d’une industrialisation à interroger. Or cette deuxième question est bien celle qui a amené le ministre Guizot en 1830 à imposer un type d’enseignement « industriel ». L’industrialisation est-elle identique à la massification. Un colloque tenu en 1994 «« La notion de bien éducatif – service de formation et industries culturelles », » fait l’analyse de l’évolution d’une marchandisation qui touche la culture mais aussi l’éducation. En 2016, sous la direction de Pierre Moeglin, une anthologie commentée, aborde explicitement la question de « l’industrialisation de l’éducation (1913 – 2012) ». Si la massification est une dimension quantitative bien réelle, l’industrialisation en est le corollaire dont la marque de fabrique serait la bureaucratisation. Si nous pouvons penser que nous sommes loin des problématiques du quotidien éducatif, cette approche est surtout l’expression d’une réalité observable mais qui ne se dit pas, qui ne se parle pas, qui ne se questionne que le plus souvent sous la forme du ratio nombre d’enseignants/nombre d’élèves…
Pour aller plus loin sur un plan scientifique et approfondir la notion, on invitera à la lecture des deux articles : La forme scolaire : débats et mises au point, Entretien de Guy Vincent avec Bernard Courtebras et Yves Reuter, (Recherches en didactiques 2012/1 (N° 13) puis Recherches en didactiques 2012/2 (N° 14)). Pour se rapprocher du quotidien de l’école, il est un champ qui commence (enfin) à être réellement investi qui est celui de la relation famille école pour ce qui est des apprentissages. Au-delà des notes, des cadres formels, cette relation pose la question d’une autre continuité que le numérique a permis de mettre en évidence en particulier depuis la crise, mais en réalité depuis le début des années 2000. La continuité éducative école/famille, qui semble une évidence est en réalité un des points aveugles des politiques et de nombreux acteurs de l’éducation (mais pas de la recherche pour autant, cf. les travaux de Dominique Glassman par exemple). C’est probablement autour de cette question (l’initiative Territoires Numériques Educatifs en a fait un volet du projet) de la manière dont s’articulent les temps en milieu scolaire et en dehors que peut se construire un réel questionnement de la forme scolaire et donc des évolutions significatives. Le silence actuel de tous les politiques sur ces questions et les rares réponses autour du retour au « bon vieux temps » ne laissent rien espérer de bon pour l’avenir. Les inégalités risquent d’être très durables dans notre système éducatif comme dans notre société.
Bruno Devauchelle