Rien ne rapproche a priori le réalisateur et journaliste Davy Rothbart et Emmanuel Sanford, petit garçon noir de 9 ans, habitant un quartier pauvre de Washington DC. Pourtant, dés 1999, en jouant au basket non loin de son domicile, le cinéaste rencontre Smurf, 15 ans alors, et son petit frère Emmanuel, un hasard qui donne naissance à une amitié profonde, et corps à une expérience humaine de coréalisation extraordinaire. En documentant l’histoire intime de la famille Sanford sur deux décennies, Davy Rothbart, confronté à la mort tragique de son jeune héros (et apprenti cinéaste) tué par balle, dépasse son chagrin et, poussé par Cheryl, la mère de l’adolescent, décide de poursuivre le film. Résultat de ce travail au long cours : un témoignage passionnant sur la vie quotidienne d’une famille afro-américaine d’un quartier particulièrement dangereux, la captation de l’énergie folle déployée par chacun pour survivre à la douleur de la perte. En totale empathie avec les protagonistes de « 17 Blocks », Davy Rothbart réussit un documentaire saisissant sur la violence armée qui frappe particulièrement les Noirs et mine continuellement l’hypothétique cohésion de la société américaine dans son ensemble.
Un gamin noir et sa famille derrière et devant la caméra
Nous sommes en 1999 à Washington DC chez les Stanford (la mère Cheryl, le grand frère Smurf 15 ans et son cadet Emmanuel, et leur sœur Denice). Au départ l’idée d’un film de famille tourné par Emmanuel, du haut de ses 9 ans et de son habileté immédiate à manier le petit camescope portable de Davy Rothbart. Nous plongeons ainsi au cœur de cette famille à la vitalité débordante et à l’exubérance remuante, sous le regard du jeune cameraman astucieux et vif comme l’éclair. Occasionnellement, les autres enfants prennent la caméra et enregistrent des moments de leur quotidien et révèlent leur désir de se raconter.
La plupart du temps, c’est Emmanuel qui partage les images tournées avec son ‘professeur’ en réalisation dans une relation d’amitié et de confiance réciproque. Et il peut arriver à Davy Rothbart de tourner la caméra vers son ‘élève’ et de l’amener à quelque confidence.
Les peines et les joies, la détresse et les aspirations de chacun se dévoilent avec une sincérité désarmante. Cheryl, ‘mère célibataire’ parfois submergée par sa propre fragilité, combat ses démons, Smurf sort peu à peu du deal, Denice se verrait bien assistante de police et Emmanuel se dirige vers une formation de pompier. Au fil des années, nous suivons les alea de cette famille particulière qui se construit aussi par la mise en scène d’elle-même comme si la caméra donnait une dimension supplémentaire à l’ordinaire des jours.
Après la tragédie, métamorphose collective de l’existence et du film
C’était sans compter avec l’irruption de la violence, si courante, dans ce quartier démuni de Washington. Le soir du réveillon, Emmanuel qui a grandi sous nos yeux, est tué par balle. La tragédie foudroie la famille ‘amputée d’un de ses membres comme le souligne plus tard la mère, une famille dans l’épouvante et la douleur que tente de partager le réalisateur de retour à Washington (où il n’habite plus depuis plusieurs années sans jamais avoir perdu le fil de l’aventure filmique menée avec Emmanuel et sa famille).
Comment fait-on avec le malheur ? Est-il possible de transcender pareille tragédie à travers un film entrepris sous le signe du témoignage intime et des récits personnels des Sanford ?
‘Où est ta caméra ? Tant de personnes meurent par armes à feu dans le quartier mais aucune d’entre elles n’a sa vie entière documentée aussi minutieusement que celle de ma famille’, déclare Cheryl à Davy Rothbart. Très vite, la décision de ce dernier est prise et les Sanford y souscrivent : il reprend la main, aidé par un ami à la caméra quand il ne la tient pas, et il continue le film initié par Emmanuel en 1999. Et il suit la reconstruction de chacun des membres de la famille orpheline de cet adolescent aux rêves anéantis. Outre le changement dans la nature des images (et leur maîtrise), nous craignons un temps l’utilisation malsaine du drame exposé ici dans sa crudité et son horreur sanglante. Nous redoutons aussi la captation d’une forme d’impudeur puisque la peine déchirante s’y exprime ouvertement.
Le documentaire ainsi tenu par un réalisateur, porté par l’amour les protagonistes du drame et soucieux d’élargir notre champ de vision et de réflexion, parvient à figurer l’énergie hors du commun mise en œuvre par chaque membre de la famille pour honorer le jeune disparu, croire à leur avenir, et se battre contre tous les obstacles inhérents à leur condition.
A partir de 1000 heures de rushes et après 4 ans de montage (collectif), le réalisateur, -en empathie fraternelle avec quelques citoyens noirs américains, habitants de Washington DC, dans un quartier situé seulement à 17 blocks du Capitole-, leur offre le statut de héros à part entière. Par delà la tragédie de la mort violente d’un adolescent, « 17 Blocks » ne ménage ni les images ni les mots, dans leur intimité déchirante, pour nous dissuader de recourir à la violence des armes.
Samra Bonvoisin
« 17 Blocks » de Davy Rothbart-sortie le 9 juin 2021