Le numérique est-il seulement un outil ou dépasse-t-il ce cadre-là ? Transforme-t-il notre manière d’apprendre et de penser ? Doit-il nous amener à changer de pédagogie ? Doit-on désormais changer d’échelle, c’est-à-dire de paradigme, dans notre enseignement de l’histoire ? Réflexions à partir de l’ouvrage de Jean-Louis Jadoulle (2015). Faire apprendre l’histoire : pratiques et fondements d’une didactique de l’enquête en classe du secondaire.
À fin 2015, Jean-Louis Jadoulle, historien, didacticien reconnu et auteur d’une fort stimulante collection de manuels secondaires en Belgique, a publié un ouvrage proposant une mise au point théorique sur les profonds bouleversements dans la manière de concevoir l’enseignement de l’histoire au secondaire depuis deux décennies. Ces nouvelles conceptions de l’enseignement de l’histoire s’inscrivent elles-mêmes dans le prolongement des changements apparus tant en Belgique qu’en France, au Québec ou en Suisse à partir des années 1970 (référence de l’ouvrage : voir bibliographie). L’ouvrage fournit également des pistes d’actions opérationnelles permettant de mettre en œuvre cette didactique de l’enquête que Jadoulle appelle de ses vœux.
Cette didactique de l’enquête s’appuie sur la conception d’un apprentissage par les élèves de la pensée historienne ou d’une interprétation du monde selon une perspective historienne. Cette pensée historienne est un vecteur de développement de la conscience historique des élèves (voir Kaufmann 2014).
Dans le cadre des temporalités de l’enseignement de l’histoire, Jadoulle identifie trois modèles d’enseignement de l’histoire (2015 : 114 et ss.). Jusque dans les années 1960, le modèle de l’exposé-récit domine, il s’agit pour l’élève de mémoriser des faits et l’enseignant recours au cours magistral-dialogué. Dans les années 1970-1980, apparaît le modèle du discours-découverte où les élèves exercent des savoir-faire, les méthodes actives sont promues et le récit n’est plus transmis de manière directe par l’enseignant. Ce récit est masqué par un ensemble documentaire qui est délivré et travaillé progressivement par l’élève. Le modèle du discours-découverte apparaît au Québec dans le prolongement de la Révolution tranquille (Rapport Parent de 1964) et en Belgique dès 1969. Pour sa part, le modèle de l’apprentissage-recherche apparaît au tournant de l’an 2000. Il se caractérise par une mise en problématique des savoirs à enseigner. Il s’agit pour l’enseignant non pas d’élaborer un récit préétabli qu’il transmettra (exposé-récit) ou fera découvrir (discours-découverte), mais d’élaborer « un projet d’apprentissage susceptible de soutenir une enquête organisée à partir d’un objet de recherche et au terme duquel les élèves seront amenés à structurer leurs connaissances » (Jadoulle 2015 : 118). Le discours n’est plus donné à l’élève, mais à construire par lui. Du behaviorisme sous-tendu par le modèle de l’apprentissage-découverte, on passe aux démarches (socio)-constructivistes.
Dans ce cadre-là, la didactique de l’enquête nécessite pour l’enseignant de recourir à une pluralité de méthodes : exposé de l’enseignant, analyse guidée de documents, réalisation de tâches de résolution de problèmes. L’enseignant doit également recourir à une variété de techniques (jeux de rôles, visites didactiques de sites historiques, de musées…). Les démarches de discours-découverte et d’apprentissage-recherche sont à privilégier dans ce modèle sans pour autant totalement exclure l’exposé-récit de l’enseignant.
Dans cette conception de l’enseignement, Jadoulle consacre un chapitre aux outils d’enseignement accompagnant cette variété de techniques et sept pages aux technologies de l’information et de la communication (p. 235-242). Si pour Jadoulle, l’école n’a désormais plus le choix que de les intégrer, il lui paraît indispensable de préserver une prise de distance critique à l’égard de celles-ci. Comme si cette distance critique ne devait se manifester qu’à l’égard des TIC, mais pas des manuels, des documents ou de tout autre moyen d’information utilisé en classe. Par ailleurs, pour Jadoulle, l’intégration des TIC reste largement un terrain à défricher dans le cadre de l’enseignement de l’histoire.
Dans cette conception en les limitant à être seulement des outils, les TIC restent une surcouche à l’acte d’enseigner l’histoire et ne répondent pas aux conditions émises, dès 1996, par Jacques Tardif pour que les TIC tiennent leurs promesses. En outre, en ce début 2016, nos sociétés s’« uberisent » pour le meilleur et pour le pire. Des NTIC nous sommes passés en moins de trente ans aux TIC et maintenant à la culture numérique et aux humanités digitales (DH). Aujourd’hui « les technologies dépassent l’artefact et l’outil pour devenir instrument de construction des savoirs » (Lebrun & Lecoq 2015 : 46). Nous sommes passés définitivement de l’analogique au numérique et nous vivons des transformations culturelles majeures (Doueihi 2008). Comme l’indique l’article « Numérique » de Wikipedia :
Le numérique a déterminé des changements profonds qui ne peuvent pas être réduits à l’aspect technique. Le développement du web en particulier a engendré des transformations culturelles majeures qui sont depuis la fin des années 90 au centre de plusieurs recherches académiques. Selon Milad Doueihi on devrait parler, dans ce sens de culture numérique. Cette expression a un succès croissant et est utilisée pour mettre l’accent sur la transformation des visions du monde produite par la diffusion des technologies digitales.
Concernant les Humanités numériques, une proposition de définition a été élaborée, dans l’espace francophone, par les participants d’un THATCamp à Paris en mai 2010 sous la forme d’un « Manifeste des digital humanities »(http://tcp.hypotheses.org/318). Elles sont un domaine de recherche, d’enseignement et d’ingénierie au croisement de l’informatique et des arts, lettres, sciences humaines et sciences sociales.
Pour le manifeste, le tournant numérique pris par la société modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs. Avec les DH, ces modifications touchent tant la composition des équipes de recherches, associant ingénieurs et chercheurs des sciences humaines et sociales, que les questions et objets de recherches ou encore les formes prises par la publication des résultats de recherche. À titre d’exemple, je vous invite à consulter le résultat du travail de la musicologue Mylène Pardoen et de spécialistes de la 3D qui ont reconstitué l’ambiance sonore du quartier du Grand Châtelet à Paris, au XVIIIe siècle (https://youtu.be/YP__1eHeyo4) et à en lire le compte rendu dans le journal du CNRS (Cailloce 2016).
Ainsi, alors que dans les années 1980 jusqu’au début de l’an 2000, les différents outils technologiques venaient supporter une démarche et que, dans cet état de fait, on pouvait très bien parler d’outil comme d’un « moyen d’action » sur du contenu, on se doit de constater à la suite notamment de Sébastien Stasse,
« que l’évolution rapide de cette technologie me porte à questionner le terme outil pour qualifier l’usage de cette technologie qui s’infiltre dans l’ensemble des aspects de notre vie, mais surtout d’une technologie qui supporte de plus en plus une partie virtuelle importante de cette vie. »
Dès lors, et c’est la conclusion de Sébastien Stasse,
« quand un élément s’intègre ainsi à un ensemble de pratiques, ne faudrait-il pas plutôt en parler comme d’un véhicule ou d’un vecteur puisqu’il permet non seulement de réaliser une tâche, mais d’en supporter le résultat et sa diffusion. Parler de la technologie en termes d’outil me semble aujourd’hui beaucoup trop réducteur et a pour effet, en éducation, à reléguer son usage à un rôle de soutien plutôt que de voir cette technologie comme une partie intégrante et inhérente à une démarche d’enseignement et d’apprentissage. »
Si tel est le cas, le numérique modifie l’acte et la manière d’apprendre, jusqu’à nos opérations et structures mentales. Au même titre, que l’a fait le livre imprimer. À terme, ce sera un pléonasme que de parler de littératie numérique. Nous sommes bien en présence d’une rupture au sens de Thomas Kuhn.
Il nous faut donc changer d’échelle et réorganiser les composantes de nos enseignements d’histoire. Je terminerai (provisoirement) avec quelques éléments de cette recomposition didactique et disciplinaire. Au niveau du dispositif pédagogique, à l’instar des classes inversées, celui-ci est de nature hybride (Lebrun & Lecoq 2015 : 41) où tant l’espace que le temps de la classe se trouvent modifiés dans leurs modalités (présentiel ou à distance, à l’école ou hors école). Ils sont également hybrides dans la mesure où les dispositifs numériques se combinent avec des formes traditionnelles reconfigurées. Ainsi, à l’ère des jeux vidéos ou de YouTube, la culture numérique se décline planétairement sous les formes d’une culture du remix (la Révolution française à la mode Assassin’s Creed) et la façon d’impliquer nos élèves dans leurs apprentissages ne peut faire l’économie de la manière de se mouvoir et d’apprendre dans ces univers (à l’exemple des scénarios de ludification, Kaufmann 2015), comme de ce qui est « appris » :
I like history. I can spend hours reading it on Wikipedia, I burned through the 173-part History of Rome podcast, and a biography of Abraham Lincoln brought me to tears multiple times. I’m no scholar, but I consider myself a casual fan.
(…)
Games, like history, are rooted in reality in a way that fiction is not. When we play a game, we’re writing a new story, but it’s one that’s actually happening. And unlike history, it isn’t trapped in the past. Playing a game is the experience of navigating events and making decisions in the present.
History and Games, Propos d’un gammer (http://gamasutra.com/blogs/EMcNeill/2016011[…])
Incontestablement également, au niveau de la relation pédagogique, la verticalité de celle-ci doit composer désormais avec une plus grande horizontalité. Chacun potentiellement peut devenir l’expert, indépendamment de ses titres à l’exemple de Wikipedia. L’institutionnalisation des savoirs résulte d’une démarche collective et collaborative. Par ailleurs, on assiste même à une inversion des rôles dans la prescription des codes et usages sociaux. J’en veux pour exemple la mode des selfies. Celle-ci a été initiée par les enfants avant d’être reprise par leurs parents et même leurs grands-parents. Il n’y a donc pas que la classe qui est inversée.
Néanmoins, des dispositifs de l’ère numérique comme la classe inversée ou le BYOD (Bring Your Own Device) doivent être sérieusement examinés sous l’angle de la justice sociale et de l’égalité des chances, car les risques existent que ces technologies et ces approches pédagogiques renforcent les inégalités scolaires au profit des élèves et étudiants déjà privilégiés socialement et financièrement. Dans un article récent, Kris Shaffer (2015) en identifie les risques et a proposé d’introduire un nouveau paramètre, celui de la justice sociale, à la taxonomie de Bloom. De la sorte, nous serons en mesure de construire une école démocratique et de développer un savoir émancipateur permettant l’accroissement de l’autonomie de pensée et d’action de nos élèves. Vaste chantier !
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Bibliographie
Cailloce, L. (2015). Écoutez le Paris du XVIIIe siècle. CNRS Le journal. Consulté 22 janvier 2016, à l’adresse
https://lejournal.cnrs.fr/articles/ecoutez-le-paris-du-xviiie-siecle
Culture numérique (2015). Wikipedia. Lien
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Culture_num%C3%A9rique
Doueihi, M. (2008). La grande conversion numérique. Paris: Seuil.
Humanités numériques — Wikipédia (2016). In Wikipedia. Lien
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Humanit%C3%A9s_num%C3%A9riques
Jadoulle, J.-L. (2015). Faire apprendre l’histoire: pratiques et fondements d’une didactique de l’enquête en classe du secondaire. Namur: Erasme.
Kaufmann, L. (2014). Dépassons la seule fascination des technologies et développons la pensée historique chez nos élèves. Le Café pédagogique, No 153, mai (http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/lenseignant/schumaines/histoire/Pa[…])
Kaufmann, L. (2015). Jouer et apprendre l’histoire avec Game of Thrones. Le Café pédagogique, No 161, avril
Kuhn, T. (1992, 1re éd. 1957). La Révolution copernicienne. Paris: Librairie Générale Française, coll. « Livre de poche., Biblio essais » (no 15)
Kuhn, T. (2008, 1re éd.1962). La structure des révolutions scientifiques. Paris: Flammarion, coll. « Champs, 284 p
Lebrun, M., Lecoq, J. (2015). Classes inversées : enseigner et apprendre à l’endroit ! Poitiers: Canopé Editions.
Numérique (2016). Wikipedia. Lien https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Num%C3%A9rique
Kris Shaffer (2015). Homework is a Social Justice Issue. Hybrid Pedagogy (article préalablement publié dans la revue Educating Modern Learners. Lien :
http://www.hybridpedagogy.com/journal/homework-is-a-social-justice-issue/.
Pour un résumé en français : http://lyonelkaufmann.ch/histoire/2015/10/24/quand-le-byod-et-la-cla[…]