Vendredi 12 décembre, la Société Française d’Evaluation, association qui a pour objet l’évaluation des politiques publiques en France, a porté son regard sur l’impact du numérique sur l’école. Les intervenants de cette journée, principalement des responsables institutionnels de l’Education Nationale et des collectivité territoriales et des chercheurs, ont proposé leur regard sur le « bilan des expériences menées, au travers des évaluations déjà réalisées ou en cours, et aux travaux permettant de mesurer les multiples façons dont le numérique impacte l’école ». L’opportunité de cette journée est d’autant plus grande que le ministère à enfin annoncé ses lignes directrices pour cette question du numérique, que deux rapports parlementaires ont tenté de faire un bilan (on regrettera l’absence de leurs auteurs) sur ce thème, que la Cour des comptes réalise actuellement des travaux sur cette même question et qu’enfin l’abandon du plan Hollande remplacé probablement par un appel à projet BYOD pour les collèges est acté dans les faits et les budgets.
Depuis de nombreuses années, des efforts conséquents ont été consentis par l’Etat et les collectivités pour équiper les établissements scolaires (câblage et aménagements des locaux, acquisition d’équipements et de matériels..) et mettre en place des services et des contenus adaptés (maintenance, acquisition de ressources numériques, formation des enseignants..). Le coût financier, considérable, mais aussi la mobilisation déployée en temps et en énergie suscitent une attente de résultats à la hauteur des investissements consentis et soulèvent des questions récurrentes de la part des acteurs locaux sur la pertinence des choix à effectuer, l’évolutivité des solutions retenues et la contribution du numérique à la réussite scolaire des élèves. Certains ont persévéré depuis longtemps, d’autres ont renoncé après quelques essais d’autres enfin s’engagent en ce moment, les projets et le besoin de leur évaluation ne manquent pas.
Si les manifestations autour du numérique en éducation (Ludovia, Eduspot,.. et toutes les initiatives locales) ne manquent pas, d’autres rencontres, souvent plus confidentielles, comme cette journée sont plus rares. Mais ces deux types de manifestations sont confrontés au même écueil : de ne concerner que des personnes déjà convaincues. Cette journée n’est pas de celles-là même si, aux dires des participants (une petite centaine) elle fut inégale. S’il a été question d’évaluation du numérique scolaire en général, c’est surtout la méthodologie des différentes formes d’évaluation possibles. L’introduction du directeur de l’ENA a permis de constater que cette institution qui forme les cadres de la fonction publique n’en est qu’à ses débuts dans le domaine du numérique appliqué à la formation. Même les « auditeurs » ne seraient pas convaincus de l’importance du problème actuel de la transition numérique et rechignent à y travailler… On ne s’étonnera pas de la réflexion que Jean François Cerisier a faite quelques minutes plus tard en disant que l’état n’avait été que très peu prescriptif dans l’introduction du numérique dans l’enseignement scolaire.
Fabienne Rosenwald, Directrice de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), a présenté quelques résultats des enquêtes (ETIC en particulier) et en particulier elle a montré que dans le domaine des équipements, la France était très inégale comparativement aux autres pays européens selon les niveaux d’enseignement. Plus important dans son propos est la mise en évidence de grandes disparités entre établissements. Disparité d’équipement mais surtout disparité de débit Internet (externe et interne à l’établissement) dont il est apparu, du fait de sa récurrence dans les propos des intervenants, qu’il était le plus souvent insuffisant. Pour ce qui est des pratiques en classe les 24% déclarés dans des enquêtes sont en deça des 30% qui sont la moyenne en Europe. Bref un tableau qui ne sera pas démenti au cours de la journée démontrant que derrière les discours, les pratiques restent encore assez modestes, en particulier dans le premier degré qui semble être le parent pauvre.
A la suite de cette entrée en matière trois tables rondes ont ponctué la journée de travail. La première consacrée aux actions menées dans deux régions, Grand EST et l’opération Lycée 4.0 d’une part, et la région nouvelle Aquitaine d’autre part. La seconde a tenté de mettre en évidence les outils d’évaluation de la recherche. La troisième a elle cherché à aller du côté de la prospective et de cette expression à la mode de « société apprenante ». Il faut rappeler que dans ce genre de journée il est difficile de tirer de véritables enseignements, mais simplement des pistes de réflexion à prolonger bien sûr. L’une d’entre elle a été annoncée dès l’intervention de la DEPP : l’utilisation de l’analyse des traces est une nouvelle entrée importante pour l’évaluation de la place du numérique dans l’enseignement. Les travaux les plus courants, études, rapports ou recherches, sont très souvent basés sur des déclarations (enquête déclarative par questionnaires ou entretiens) à partir desquels on tente de construire une vision de la réalité vécue, en confirmant plus ou moins les statistiques ainsi construites par quelques observations de terrain. Si cette approche est intéressante, tous les chercheurs en connaissent les limites, bien mises en évidence par Jean François Rouet et Jean François Cerisier. Si le premier, dans sa discipline, la psychologie a évoqué des techniques de recherche comme le suivi du mouvement des yeux lors de l’utilisation d’écrans pour la lecture, il a aussi montré l’importance d’objectiver au mieux (même s’il en reconnait les limites) les données ainsi utilisées. Le second a lui mis en évidence, comme l’avait suggéré auparavant la directrice de la DEPP, le potentiel de l’analyse des traces de l’activité, en particulier en utilisant des logiciels implantés dans les machines personnelles des élèves pour offrir une autre vue sur les usages du numérique.
La première table ronde n’a pas tenu toutes ses promesses en n’allant pas jusqu’au bout de la logique initiée : quid de l’évaluation vue de manière complémentaire par les collectivités et les services de l’éducation nationale ? Même s’il a été question d’un observatoire académique du numérique éducatif, de trois thèses en cours, dont une plus centrée sur l’évaluation formative individualisée (BYOD) et une autre sur les interactions sociales avec le numérique en contexte scolaire, nous ne sommes pas sorti d’un discours plutôt convenu et habituel sur les moyens mis en oeuvre (50 millions d’euros pour 110 lycées dans le Grand Est). Parmi les réflexions faites ici et là, l’une d’entre elles doit retenir notre attention : nombre de familles sont en difficulté dans l’utilisation des moyens numériques qui leur sont proposés et l’accompagnement des jeunes dans ce contexte peut être difficile.
La deuxième table ronde sur ce que la recherche peut apporter à l’évaluation du numérique en éducation a été l’occasion d’abord d’un recadrage nécessaire : que veut-on évaluer ? est-ce les apprentissages avec le numérique, les équipements, ou les usages ordinaires ? Jean François Rouet a rappelé le danger de ne pas être précis dans les objectifs de l’évaluation. Ce propos a été repris par Jean François Cerisier qui a rappelé que deux éléments importants (parmi d’autres) sont à prendre en compte : le contexte et l’intention. L’intention du chercheur ou du commanditaire de l’évaluation est un élément primordial et malheureusement est parfois source de biais. Revenant sur l’histoire des technologies en éducation, il a aussi rappelé la similarité des propos d’une technologie d’une époque à l’autre. De plus il a mis en évidence une corrélation (qui n’est pas causalité bien sûr) entre les évolutions technologiques et l’appropriation institutionnelle qui en est faite aussi bien dans l’éducation nationale que dans les collectivités prenant en exemple les tablettes numériques.
La troisième table ronde devait-elle nous faire rêver, nous rassurer, nous inquiéter ? Si la précédente nous avait plutôt inquiété, cette table ronde qui réunissait des universitaires et des acteurs de l’Education Nationale et même un président d’Université ainsi que le directeur du Numérique pour l’Education, nous a laissé un peu dans l’expectative. Laurent Jeannin a particulièrement bien montré l’importance de la réflexion sur les locaux, architectures et aménagement en nous proposant des modalités d’évaluation des projets de développement des nouveaux établissements. Il a apporté deux éclairages qui méritent notre réflexion : tout d’abord, si jadis on comparait l’école et la prison, désormais il faut comparer l’école et l’hopital; ensuite il a insisté sur le droit à l’erreur dans le domaine, mais aussi sur le fait de ne pas vouloir « tout » terminer dès l’inauguration d’un bâtiment mais plutôt d’autoriser deux années d’ajustement par exemple .De la même manière Nathalie Bécoulet qui représentait le recteur de l’académie Bourgogne France Comté a présenté elle aussi un outil d’évaluation des projets qui s’appuie sur un croisement entre les sciences de l’apprendre, les sciences de l’innovation et les sciences des organisations et du management.
De l’intervention de François Taddei on retiendra son appel à une cartographie des connaissances, un « open street map de la connaissance » qui montrerait aussi bien les connaissances que les chemins par lesquels les uns et les autres on circule. On pouvait penser à Michel Authier, Pierre Lévy et Michel Serres avec leurs arbres de connaissance (1992), ou même à Claire et Marc Héber Suffrin et les réseaux d’échanges réciproques de savoirs (RERS). Jean Marc Merriaux dans un discours moins prospectif a évoqué la question des données et de leur importance pour l’évaluation, revenant en cela sur les propos de la deuxième table ronde. Il a proposé une analyse de l’évaluation qui mérite d’être discutée : celle-ci serait d’abord une réassurance. Un exemple qui concerne le hors-classe et le en-classe illustre cela : quel apport peuvent fournir des connaissances dans ce domaine ? De fait on peu se questionner plus largement sur le pourquoi de certaines évaluations aussi bien pour les acteurs concernés que pour les divers pouvoirs intervenants, collectivités, éducation nationale, etc.
Bien que de qualité inégales, les interventions proposées ont permis d’entrevoir des questions vives à venir autour de l’évaluation du numérique en éducation. L’attente de rapports de la Cour des Comptes en 2019 permettra de donner un autre point de vue, venant d’un acteur ayant aussi une intention bien précise en regard des comptes publics. Les regards croisés qui ont été proposés sont pour l’instant à la base d’une démarche plus générale qui devrait s’interroger sur un des points finalement les plus surprenants : comment se fait-il qu’on en sache si peu sur l’apport réel du numérique dans le monde de l’éducation ? Les volontarismes, enthousiasmes et répulsions, utopies, illusions, croyances, tout concourt à ce que nous ayons un vrai sentiment de malaise. Le numérique se développe depuis bientôt cinquante années en éducation et nous ne disposons encore que de trop peu de données structurantes, consolidées, permettant des décisions sur le moyen et le long terme. On peut avoir l’impression que la rapidité d’évolution et de renouvellement du marché technologique a imposé son tempo au monde scolaire, l’empêchant de fonder autre chose que des actions à court terme, voire à très court terme, une technologie chassant l’autre. Pour combien de temps encore ?
Bruno Devauchelle