Célia Guerrieri, professeure de lettres dans l’académie de Nice, a mené une instructive expérience à partir de l’équation suivante, plus pédagogique que mathématique : 1 tweet = 140 caractères = plus de 12 syllabes = 1 alexandrin ! Ses élèves de seconde ont ainsi été conviés à composer via le réseau Twitter un poème collaboratif : l’activité, créative, libère l’imaginaire et l’expression tout en apprenant à respecter et s’approprier des contraintes, celles de la langue, de la versification, du réseau, ou encore, pour assurer la cohérence de l’ensemble, des productions des autres élèves. Célia Guerrieri se dit « émerveillée de la qualité́ de leur création et de leur enthousiasme » lors de cette activité́ qui a « dépoussiéré » leur perception de la poésie. En témoignent les premiers tweets-alexandrins de ce parcours poétique et pédagogique : « Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, / Les enfants de demain aux yeux plein de mirages, / Portés par leur noble courage, front haut, cœur pur, / Feront fi de leurs peurs, tenteront l’aventure » …
Dans quel cadre didactique l’expérience a-t-elle trouvé place ?
L’expérience s’est déroulée dans le cadre de l’objet d’étude de Seconde « La poésie du XIXème au XXème siècle : du Romantisme au Surréalisme », dans une séquence intitulée « Le poète et la mort ». Il s’agissait d’un groupement de textes qui comprenait « Le Lac » de Lamartine, « Demain dès l’aube » d’Hugo, « Le Dormeur du val » de Rimbaud, « La Loreley » d’Apollinaire et « Comme une main à l’instant de la mort » de Desnos.
Pour cette activité, il s’agissait donc de pratiquer une écriture poétique après l’avoir observée en classe. Les différents objectifs, outre celui-ci, comportaient : travailler les compétences de lecture (essentielle, puisque les vers devaient être cohérents les uns par rapport aux autres, que cela soit dans la tonalité ou dans le sens), d’écriture et d’expression ; l’utilisation des technologies numériques en rapport avec l’étude de la langue ; la pratique d’un travail collaboratif et créatif ; prolonger les réflexions abordées lors de la séquence, comme l’étude du registre lyrique, les éléments de la versification, etc.
Comment les élèves ont-ils été préparés à cette expérience d’écriture créative via Twitter ?
J’essaie de faire faire une activité créative par objet d’étude aux élèves. Cette année, mes élèves de 2nde ont fait une représentation d’extraits de pièces de théâtre en classe, ils ont réalisé une publicité pour un voyage touristique en Eldorado et ils ont écrit une micro-nouvelle. Lorsque je leur ai présenté l’activité de Twittérature, ils n’ont donc pas été particulièrement déstabilisés par l’idée de devoir écrire un poème.
Quant au numérique, il est partie intégrante de mon enseignement. Je travaille avec un iPad : il peut être relié au vidéo-projecteur pour projeter un texte, un tableau, un plan que l’on construit, une définition, il peut aussi passer entre les mains des élèves. Pour les activités de groupe, les élèves peuvent accéder à Wikipédia ou à la Dropbox de la classe s’ils ont besoin d’un renseignement ou d’un document qui s’y trouvent et qu’ils n’ont pas dans le classeur, que cela soit avec l’ordinateur de la salle ou leur smartphone, après m’en avoir demandé l’autorisation. De plus, avec un petit groupe d’élèves, dans le cadre de l’A.P. nous travaillons sur un projet pour créer une page Wikipédia. Le numérique n’est donc pas occasionnel, mais un élément « normal » des cours qu’ils ont avec moi.
Quelques élèves de cette classe étaient sur Twitter avant l’activité et ils ont joué un grand rôle pour expliquer le réseau social à leurs camarades. De mon côté, j’ai rapidement rédigé un court manuel sur le fonctionnement de Twitter que j’ai mis à disposition dans la Dropbox de la classe afin qu’ils puissent aussi découvrir l’outil par eux-mêmes.
Quelles étaient ici précisément les consignes données ? Comment avez-vous lancé l’écriture ?
Lors de la présentation de la séquence, j’ai également présenté l’activité avec les consignes suivantes :
Vous devez commencer par vous créer un compte sur Twitter. Ceux qui ont déjà un compte pourront soit utiliser leur compte personnel, soit créer un compte pour l’occasion. Attention, je dois pouvoir vous identifier et durant le temps de l’activité le compte que vous utiliserez doit être ouvert.
Vous devez ensuite me suivre et je vous suivrai en retour pendant le temps de l’activité (@celia_guerrieri). Il va de soi que Twitter est un espace public, votre compte ne doit donc pas être utilisé pour dire tout ce qui vous passe par la tête… A plus forte raison si je vous suis !
Durant 72h, nous rédigerons un poème commun. Chacun d’entre vous devra contribuer avec au moins un vers. Un tweet correspondra à un vers.
Notre tweet de départ sera le vers liminaire du « Lac » de Lamartine : « Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, » que je lancerai depuis mon compte. Cela sera le signal de départ de nos 72h de Twittérature.
Depuis vos comptes personnels, vous ajouterez chacun un vers, en respectant la contrainte de rythme imposée par le vers liminaire. Vous ferez attention aux vers qui auront été twittés avant le vôtre (utilisez le mot-dièse pour cela) pour respecter, non seulement la contrainte de rime (nous privilégierons AABB), mais aussi le sens du poème créé afin qu’il ne s’agisse pas d’une suite de vers incohérents. Il faudra donc être attentifs, à l’approche du délai final, à proposer une forme de clôture du texte.
Autant que possible, vous réinvestirez nos réflexions autour du lyrisme dans votre création.
Votre tweet, pour compter dans le poème final, devra inclure le mot-dièse #2d16
Vous pouvez inviter vos propres abonnés à participer, mais je supprimerai tous les vers qui ne seront pas des participations constructives. J’inviterai également mes abonnés à participer.
Vous pourrez également inclure des illustrations qui seront signifiantes par rapport aux vers qui précèdent ou au thème qui se dégagera du poème (attention aux droits des illustrations !), sans jamais oublier le mot-dièse.
Un storify qui compilera l’œuvre finale sera réalisé et mis en ligne à l’issue des 72h.
Nous avons légèrement modifié ces consignes de départ, en particulier pour la durée de l’activité, à la demande des élèves : beaucoup étaient pris par des activités personnelles le samedi.
L’activité a donc été annoncée environ trois semaines avant sa réalisation afin de laisser le temps aux élèves de s’y préparer. J’ai ensuite profité d’une heure où je n’étais pas en classe, avant la récréation de 10h, pour tweeter les consignes afin qu’elles puissent être visibles par tous les participants, qu’il s’agisse de mes élèves ou pas, et j’ai lancé le vers liminaire au moment de la sonnerie.
Concrètement, comment, où, quand … les élèves ont-ils composé et tweeté leurs alexandrins ?
J’ai l’impression qu’ils ont travaillé partout ! Chez eux, jusqu’à des heures tardives, dans la cour du lycée, dans les couloirs, parfois en classe…
Twitter me semblait être un outil formidable car ils pouvaient totalement se l’approprier en le téléchargeant sur leurs smartphones, qui, comme chaque enseignant le sait, sont un objet qu’ils ne lâchent jamais ! Malheureusement, l’application ne permet pas de voir la totalité des tweets écrits sous un mot-dièse, ce qui a engendré quelques confusions, mais les élèves ont réussi à se coordonner : certains, sur leur ordinateur, en renseignaient d’autres qui étaient sur leur smartphone.
L’essentiel de l’activité s’est donc déroulé sur le temps hors-classe. Nous n’avons dû y consacrer qu’une quarantaine de minutes sur les trois heures que j’avais avec eux pendant le déroulement de l’activité. La dernière séance a été par exemple le découpage en strophes et le choix d’un titre, et les élèves ont fait des propositions pertinentes et très réfléchies.
Malgré cela, on peut véritablement parler d’un travail en groupe car les interactions ont été nombreuses même si chacun a pu exprimer sa créativité de façon autonome.
Le travail d’écriture a donné lieu à de nombreuses interactions sur le réseau Twitter entre les élèves et avec vous : sur quoi portaient-elles ? quels en ont « été les intérêts ?
Le travail était, essentiellement et fondamentalement, un travail collaboratif. Il est arrivé que certains élèves se mettent à deux pour préparer deux vers ensemble afin de proposer le couple de rimes suivies avec une idée filée. Mais, la plupart du temps, l’élève proposait sa propre création et les autres élèves intervenaient alors pour signaler une erreur ou une modification qui pouvait être judicieuse. Je suis moi aussi intervenue régulièrement pour signaler des vers « bancals ».
Les interactions ont donc permis aux élèves de trouver l’équilibre entre une expression personnelle et un but collectif. Elles leur ont aussi permis de travailler sur leurs qualités d’expression : signaler une erreur est un art, mais les adolescents apprennent parfois difficilement comment signaler une erreur sans pour autant attaquer la personne.
Des internautes extérieurs à la classe ont aussi tweeté des vers : quels vous semblent les intérêts d’ouvrir ainsi le travail de la classe vers le monde extérieur ?
Le travail en lettres n’est, selon moi, jamais fermé au monde extérieur. Même un auteur mort depuis quatre cents ans a quelque chose de pertinent à dire au regard de l’actualité et des sentiments que nous pouvons ressentir et j’aime souligner ces liens aux élèves.
De plus, le Web nous permet d’être, comme le dit Michel Serres : « maintenant, tenant en main le monde ». C’est quelque chose que je trouve fascinant. La littérature est très vivante sur le Web, que cela soit avec des blogs d’auteurs ou de critiques littéraires qui ne sont pas publiés de façon traditionnelle, ou bien avec la présence d’auteurs sur les réseaux sociaux qui communiquent directement avec leur lectorat. Il me semble dommage de ne pas le montrer aux élèves qui ne voient souvent la littérature que comme quelque chose qui n’existe que dans l’espace de la classe.
En ouvrant le poème à des internautes extérieurs à la classe, je bousculais la conception erronée des élèves selon laquelle la littérature est isolante et isolée ; je leur permettais de voir que leur plaisir à créer était partagé ; je les faisais se confronter à d’autres idées, d’autres visions, d’autres expériences liées à la littérature. Enfin, cela faisait intervenir de l’inattendu, chose qui me semble importante, tant dans la création artistique que dans l’enseignement.
Un poème collectif en alexandrins, « De la mer à la terre », s’est peu à peu construit via Twitter : comment s’est passée la progression ? comment jugez-vous le résultat final ?
Je ne suis intervenue qu’une seule fois en ce qui concerne la progression du poème en surenchérissant sur l’idée d’une élève qui ne rencontrait qu’une approbation mitigée. Pour le reste, elle a été très spontanée. Au dernier jour de création, deux élèves ont préparé des fins à l’avance. Je les ai mis en garde qu’ils oubliaient que n’importe qui pouvait intervenir, n’importe comment. Et c’est d’ailleurs ce qui est arrivé ! Le tweet final, qui modifie toute la lecture du texte, a été créé par une internaute extérieure à la classe.
J’estime donc ne pas avoir du tout, ou très peu, guidé le poème, c’est véritablement la création, à la fois négociée et spontanée, de toutes les personnes qui ont participé. Et je trouve ce poème superbe : il a, par certains aspects, un côté un peu naïf ; par d’autres, il est pour moi un magnifique portrait de l’adolescence, avec toute sa délicatesse et sa splendide confiance arrogante.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’expérience ?
C’est sans conteste pour moi une expérience réussie. Elle a pris beaucoup de mon temps libre, car même si je n’intervenais pas sur la progression du poème, il me fallait être là, que cela soit pour signaler un vers bancal, pour donner un conseil ou aider dans une difficulté d’organisation ; j’ai également fait un travail de promotion de l’activité sur Twitter qui a été essentiel car les retours des internautes ont contribué à maintenir la dynamique des élèves. Même si j’ai regardé le poème se construire, mon investissement a été immense. Mais j’ai pris un plaisir incroyable à les voir s’enthousiasmer pour l’activité et se l’approprier totalement. Leur fierté justifiée face au résultat final est un de ces moments dont les enseignants se délectent.
Si je devais donner des conseils à ceux qui voudraient se lancer, cela serait, d’abord et avant tout, d’être sûr d’avoir du temps libre car c’est une activité chronophage et ensuite, de lâcher prise complètement sur l’œuvre, de la laisser nous surprendre. Mais le plaisir des élèves à réaliser l’activité et la création qui en naît valent toutes les difficultés ou les objections que l’on pourrait soulever.
Question subsidiaire un peu délicate : s’il fallait parmi tous les tweets de vos élèves choisir 3 alexandrins que vous goûtez particulièrement …
C’est une question difficile, il y a quelque chose qui me plaît et dont j’ai des raisons d’être fière pour eux dans chaque tweet que les élèves ont produit. Mais s’il fallait que j’en retienne trois, je citerais tout d’abord : « Mais sans innocence, c’est un peuple défait. » J’ai même modifié le flux originel pour pouvoir le conserver, car l’élève l’avait tweeté mais il a dû être supprimé en raison de confusions et elle n’a pas pu le remettre avant que de nouveaux tweets n’apparaissent. Il y a aussi « L’un d’entre nous dort, il est en train de rêver ». A partir de là, le poème aurait pu prendre une toute autre orientation, car le vers était riche de possibilités. Je retiendrais enfin « C’est l’absolution qu’il fallait réaliser ». Nous avons étudié Les Misérables et la question de l’absolution à travers Jean Valjean. Ce vers est pour moi le souvenir de cette séquence, comme si finalement, toute l’année scolaire que j’ai passée avec eux s’était mêlée intimement au poème. Et puis une mention spéciale pour « Voyant les montagnes pleines d’apatite », parce que j’ai appris grâce à ce vers ce qu’était l’apatite !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
L’œuvre collective créée via Twitter :
Les échanges entre participants durant l’expérience d’écriture :
Le compte rendu de l’activité sur le site personnel de Celia Guerrieri :
On trouvera sur le site de Celia Guerrieri des ressources pédagogiques variées, d’autres activités créatives menées en classe, un projet autour de Wikipedia, un riche dossier consacré aux élèves dys … :