Après le plan ENR (Ecole numérique rurale) et la multitude d’initiatives en direction du numérique à l’école primaire, il est nécessaire de poser quelques questions et de tenter d’esquisser quelques pistes. En effet depuis de nombreuses années des ressources sont mises à disposition des enseignants, des initiatives sont promues. Pourtant il semble qu’il y ait encore quelques difficultés à une intégration ordinaire des TIC dans les classes. Pourtant des sites comme Primtice ou encore Cartables n’ont eu de cesse de proposer des pistes d’action.
Pour ce qui est infrastructures et équipements, il y a depuis longtemps un problème d’inégalité territoriale. Outre les questions de financement liées aux communes, il y a des questions de réseau, de locaux et de matériels. L’implantation géographique ainsi que l’architecture des établissements primaires ne permettent pas toujours de rendre l’accès au numérique aisé. L’idée de la salle informatique tombe en désuétude, mais est-on prêt à un autre modèle ? La lente sensibilisation des élus locaux à ces questions n’a que difficilement permis une évolution des possibilités offertes. L’un des points encore en suspens dans les classes est l’emplacement et la disponibilité des matériels : peut-on avoir un écran par élève et par enseignant ? La réponse est négative, les statistiques en attestent et pourtant, au moment où se développent de plus en plus les équipements à domicile, on s’aperçoit que les écoles ont du mal à suivre… Mais qu’est-ce que cela signifie ?
L’infrastructure et le matériel ne sont pas les seules clés de lecture de ce problème. Nous éviterons de parler ici de la formation des enseignants, non qu’elle soit à négliger, mais c’est parce qu’elle ne peut être vue comme un objet en bloc. Or on pense avoir tout dit lorsqu’on a parlé de cet objet sans le définir vraiment. Nous y reviendrons plus loin à propos de la formation à distance qui devrait s’imposer l’an prochain (9h sur 18h de formation par année). Il faut aborder la question du contexte culturel d’action du primaire et en particulier tout ce qui tourne autour des apprentissages fondamentaux. Lire, écrire et compter n’ont pas fini de polluer la compréhension de l’école primaire et de l’Ecole en général. Parents, élus, adultes de toutes sortes, et bien sûr enseignants, formés ou non, chacun pense pouvoir donner sa solution. Or avec le numérique arrive un phénomène nouveau qui mériterait un travail très approfondi. En envahissant la sphère familiale, bien davantage que la sphère scolaire, le numérique a renversé un modèle qui structurait jusqu’à présent le scolaire dans la société : Le livre, les savoirs appartiennent à un monde extérieur à la vie quotidienne familiale, en particulier à la fin du XVIIIè siècle et en partie encore aujourd’hui. Pendant ce temps le numérique a envahi d’abord la sphère du travail (sphère technique) et puis la sphère familiale (sphère affective) et enfin la sphère personnelle (sphère psycho-cognitive). Or face à lire, écrire, compter, le numérique est mis de côté, comme on l’a vu avec la place qui lui est donnée au cycle 1 et au cycle 2. Et ce au profit de ces fameux fondamentaux. Mais comme le livre, qui est progressivement devenu prééminent, il est fort possible que le numérique le remplace comme forme initiale d’accès aux savoirs. S’il est vrai qu’il faut encore plus savoir lire, il faut bien admettre que la lecture textuelle linéaire est en train de devenir très insuffisante pour permettre le développement cognitif. Malheureusement l’imaginaire collectif fonctionne avec les effets médiatiques et pas avec les observations rigoureuses des pratiques sociales. On renvoie ainsi aux familles la responsabilité.
Les enseignants du primaire sont souvent imaginatifs, inventifs, surtout ils veulent permettre aux enfants d’apprendre, et cela leur tient à coeur. Si les recettes venues de loin fonctionnaient, ils ne travailleraient pas comme des artisans, obligés de s’adapter à la réalité de la diversité. Malheureusement, subissant parfois des pressions externes, ils ont du mal à y résister (que faire seul devant vingt cinq parents ?), parfois pas ou peu soutenus par leur hiérarchie, elle-même soumise à des pressions. Le numérique devient ainsi une variable d’ajustement, et souvent par à coups. Une fois les parents d’élèves veulent qu’on équipe l’école, une fois c’est le ministre, une fois la mairie achète un TBI et quand arrive le plan ENR, ses belles idées, son argent et ses vendeurs, ils ne sont pas vraiment préparés. Les chefs d’établissements, souvent mis à contribution mais aussi parfois pris entre deux feux, tentent d’impulser ici où là des activités. C’est ce qui amène à constater que le numérique se développe en miette ou en rondelle, selon la métaphore retenue. En tous cas un assemblage de morceaux, trop souvent hétéroclites, qu’il faut tenter de mettre en ordre de marche… Et là impossible d’avoir un « agent de maintenance » de proximité. La taille de la plus grande partie des écoles fait reposer le bon fonctionnement des matériels sur des organisations trop improbables, pourtant pleine de bonnes volontés, et surtout débordée.
L’arrivée des tablettes et des ENT va-t-elle résoudre tous les problèmes ? Si l’on en juge par le rapport de l’Inspection générale sur la Corrèze, on peut remarquer des avancées significatives avec les tablettes. Pour ce qui est des ENT, il faudra d’abord « faire entrer les enseignants en religion ». Non pas qu’ils ne veuillent y aller, mais il faudra que l’appropriation à ce type d’environnement soit suffisamment bien pensée pour qu’elle opère. C’est par exemple en les associant au plus tôt aux projets et à leur déploiement (autrement dit avant que tout ne soit ficelé). C’est aussi en ne tentant pas brusquement de normaliser des pratiques, parfois anciennes, développées dans des contextes très variés et sur le tas.
Les tablettes fascinent aussi bien les élèves que les enseignants. Toutefois de nombreuses imperfections bien connues apparaissent : une tablette ne fait pas un usage. Les logiciels d’entraînement systématique (exerciseurs) ne font pas l’apprentissage, surtout des objets complexes. A l’inverse la tablette répond merveilleusement bien à des éléments de contexte incontournable dans la gestion de la classe : ça prend peu de place, ça démarre sans attendre, ça se manipule de manière intuitive avec le doigt (les doigts), ça donne accès directement au travail à faire sans attendre les minutes réglementaires imposées par certains systèmes d’ordinateurs, même portable. Le numérique à portée de la main, voilà un rêve d’enseignant pour ne plus faire de l’informatique l’intrus, le tiers dérangeant d’une pédagogie.
Or c’est sur cette pédagogie que tout va reposer. Nombre d’enseignant ont abandonné au primaire la pédagogie du cours magistral. La plupart savent organiser des « activités qui permettent d’apprendre », seul, en groupe, en autonomie, dirigé, par projet, par questionnement, en classe atelier. Et ce qui est impressionnant, dans certaines classes c’est l’autonomie des élèves. On se demande d’ailleurs comment ils font pour travailler ainsi, quand on les retrouve moutonnants et passifs vers la fin du collège et au lycée…Aves ou sans numérique, l’autonomie ça peut se gérer. Avec le numérique, un médiateur nouveau propose ses services qu’il convient d’associer à sa pédagogie. Et c’est là que la fonction « d’ingénierie pédagogique » prend toute sa valeur si l’on veut exploiter au mieux les potentialités des outils numériques.
Certes il y a encore du chemin à parcourir et il faut prendre le temps. Le primaire a ce privilège de pouvoir « organiser le temps et l’espace » au sein de l’établissement bien plus facilement que le collège ou le lycée. Le numérique reste anecdotique dans les programmes (malgré le B2i bien sûr). Mais il est en train d’entrer dans les consciences pédagogiques. Les enseignants de la mouvance Freinet ne se posent pas de question à ce sujet, il y avait déjà de la place pour la technique dans leur pédagogie. Les autres s’approprient, parfois sans les nommer, les mêmes concepts. Les choses peuvent évoluer. Sauf si les classements PISA et autres comparaisons viennent encore renforcer les idées de retour aux bonnes vieilles méthodes qui ont marché dans les années 1950 comme les ont prônées certains conseillers du politique encore récemment. Ils s’en moquaient d’ailleurs, il y a longtemps qu’ils avaient acheté un ordinateur à la maison…. pour leurs enfants, bien sûr…
Bruno Devauchelle