Réunissant plus de 200 chercheurs et formateurs, le Groupe Reconstruire la formation des enseignants (GRFDE) propose depuis des mois une autre formation pour les enseignants. Dans cette « lettre ouverte au président de la République, le GRFDE demande au président la suspension du projet actuel. Pour le GRFDE, la réforme actuelle entrainerait » un affaissement du niveau de connaissances des futurs enseignants ». En même temps la formation professionnelle des enseignants serait « inconsistante ». » cette réforme ne nous permettra pas de sortir de la crise inédite du recrutement des enseignants laissée par la droite. Son échec est inévitable », prédit le GRFDE.
Monsieur le Président de la République,
Toutes et tous, nous avons combattu la désastreuse réforme Darcos-Pécresse de 2009, dite de la « mastérisation », annoncée il y a tout juste 5 ans, par Nicolas Sarkozy. Contre l’idéologie ultralibérale qui inspirait cette réforme, nous avons défendu avec opiniâtreté cette idée : « Enseigner est un métier qui s’apprend ! » Durant la campagne électorale de 2012, vous avez annoncé que votre gouvernement reconstruirait la formation des enseignants et qu’il ferait de ce chantier une priorité. Nous nous sommes réjouis de vos déclarations.
Aujourd’hui, à moins de trois mois de la création des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), vous devez nous entendre à votre tour : la réforme préparée par le gouvernement n’est nullement celle qui était attendue. À certains égards, elle aggravera la situation actuelle. Nous avons tenté de faire entendre nos analyses et propositions en participant activement à la concertation Refondons l’école de la République, en rencontrant les conseillers chargés de la formation des enseignants des deux ministres en charge de cette question et en rencontrant plusieurs députés et sénateurs de votre majorité parlementaire. Nos efforts ayant été vains, nous avons décidé de nous tourner vers vous aujourd’hui en vous rapportant d’abord nos analyses, puis nos propositions. Vous avez le pouvoir d’arrêter cette réforme et de rouvrir ce chantier si important pour l’avenir de notre école et de notre société. C’est ce que nous vous appelons à faire en urgence. Voici pourquoi.
Ce qui est prévu par les deux ministres en charge de cette réforme tente un compromis intenable sur deux ans entre les systèmes d’avant et d’après 2009. Ce projet, s’il est maintenu, cumulera les contraintes et les dégradations de la formation, déjà observées sous chacun de ces deux systèmes. Durant les deux seules années de formation, les étudiants devront tout à la fois préparer et réussir le concours (celui de professeur des écoles, le CAPES, etc), apprendre leur futur métier comme avant 2009, et obtenir un master, préparer et soutenir un mémoire de recherche comme après 2009. Tout ceci avec une forte augmentation, par rapport à l’avant 2009, de la durée du stage en seconde année, qui représente la moitié du temps de travail hebdomadaire devant élèves d’un enseignant titulaire (au lieu de 33 à 40 % avant 2009). Ce faisant, — n’est-ce pas un comble pour une réforme portée par un gouvernement de gauche ? — on s’apprête à réduire d’une année le cadre légal de la formation initiale des enseignants. Depuis 2009, en effet, ce cadre légal était de trois années : deux années de master et une année de stage sous statut de fonctionnaire stagiaire. Dorénavant, les deux dernières années seront fusionnées en une seule. De plus, les horaires moyens de formation prévus par les nouveaux masters « Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation » (MEEF) passeront de 900 heures actuellement à 750 heures environ.
Sans bouleverser le cadre actuel, il aurait suffi de décharger les stagiaires de la moitié de leur temps de service (en troisième année, après le master) pour améliorer considérablement leur formation. En revanche, de quelque manière que l’on s’y prenne, dans un cadre étriqué de deux années, la première étant occupée par la préparation du concours et la seconde par le stage, et avec une durée de formation diminuée, on ne pourra rien faire de façon satisfaisante, ni la formation académique des enseignants, ni leur formation pédagogique et pratique, ni leur formation à et par la recherche, qui est pourtant le propre d’un master.
S’agissant de la formation académique et disciplinaire, la réforme entraînera un affaissement du niveau de connaissances des futurs professeurs des écoles, des collèges et des lycées. Ce sera la conséquence inéluctable de concours centrés sur la didactique des disciplines pour 75 % à 80 % de la note finale. Cette modalité de recrutement paraîtrait normale si les candidats avaient déjà acquis en licence les connaissances principales pour maîtriser les savoirs qu’ils devront transmettre. Mais c’est loin d’être le cas après la réduction importante des heures de formation — et l’évolution concomitante des exigences — que la plupart des licences ont subies dans les vingt dernières années. Et ce n’est pas la seconde année des masters MEEF, centrée sur le stage pratique, ni la formation continue, quasiment anéantie, qui permettront de combler d’aussi importantes lacunes dans la formation académique.
En outre, pour la première fois depuis les années 1970, le nouveau concours de recrutement des enseignants du primaire, défini par un récent arrêté, n’évaluera plus leur capacité à enseigner l’ensemble des disciplines inscrites aux programmes des écoles maternelles et élémentaires. Les épreuves porteront uniquement sur trois d’entre elles (Français, Mathématiques et EPS) et sur un sujet que le candidat devra choisir dans une seule parmi toutes les autres disciplines (Sciences de la Vie et de la Terre, Physique, Technologie, Histoire, Géographie, Musique, Arts visuels, Histoire des Arts, Enseignement civique et moral), ravalées dès lors au rang de « petites disciplines ». De surcroît, rien n’est prévu pour l’évaluation de la capacité des futurs professeurs des écoles à enseigner les langues vivantes. On ne mesure sûrement pas à ce jour les mutations que ce nouveau concours imposera à l’identité professionnelle des professeurs des écoles, qui était étroitement associée, depuis les lois Ferry, à la polyvalence disciplinaire. On pourrait certes compter sur les formations des masters MEEF en première année pour garantir a minima cette polyvalence. Mais comme la formation dispensée en première année de ces masters sera essentiellement orientée vers la préparation du concours, les étudiants auront tendance à négliger les disciplines qu’ils ne rencontreront pas au concours. La formation à la polyvalence disciplinaire sera encore plus aléatoire chez les candidats issus d’autres masters qui seront néanmoins, comme aujourd’hui, la majorité.
Il faut aussi regretter que, dans le cadre de cette réforme, les ministères n’aient pas pris à bras-le-corps la question des licences conduisant au master « professorat des écoles ». Des licences pluridisciplinaires intégrant une réflexion épistémologique et didactique sur la polyvalence seraient un bon moyen de donner un niveau décent aux futurs professeurs des écoles dans les différentes matières qu’ils auront à enseigner et à articuler. Monsieur le Président, vous devez être conscients que, dans le meilleur des cas, les futurs professeurs d’école maternelle et élémentaire n’auront eu ainsi qu’une quarantaine d’heures durant le master pour se former, par exemple, à l’enseignement des mathématiques, de la maternelle au CM2 : enseignement du nombre (entiers, fractions, décimaux), du calcul, de la résolution de problèmes, de l’espace, des mesures, etc. Le contingent sera tout aussi réduit pour réfléchir aux problématiques liées à l’enseignement du français (apprentissage de l’oral, développement du vocabulaire, enseignement de la lecture, de l’écriture, de la production des textes, de l’orthographe, de la grammaire, etc.), sans parler des autres disciplines (sciences, histoire, géographie, langue vivante, musique, EPS, arts visuels, etc.) qui se verront réduites à une portion encore plus congrue. La « gestion de la classe » sera abordée de façon magistrale et inefficace, car les horaires du master et l’absence de stage en première année ne rendront pas possibles les analyses de pratiques. Finalement, nous réussirons à être le seul pays d’Europe où les futurs professeurs des écoles passeront 5 ans à l’Université tout en étant aussi peu formés à leur futur métier.
On ne peut assurer une meilleure formation pédagogique des futurs enseignants en sacrifiant peu ou prou la maîtrise des contenus enseignés. Mais, alors que la réforme est surtout censée améliorer la formation didactique et pédagogique des enseignants, celle-ci s’annonce inconsistante. En première année, les étudiants devront se préparer de façon très théorique à des épreuves de didactique alors qu’ils n’auront eu aucune expérience sérieuse de l’enseignement. C’est comme si, au permis de conduire, pour passer le code et avant d’avoir eu leur premier cours de conduite, les candidats devaient par exemple expliquer à l’examinateur les gestes qu’il faut enchaîner pour réaliser un créneau. Qui peut croire que les plus performants dans ce type d’exercice seraient aussi, par la suite, les meilleurs conducteurs ?
En seconde année, avec un stage à mi-temps en complète responsabilité, les lauréats ne pourront que préparer leurs cours du lendemain, ils n’auront pas le temps de prendre du recul sur leur pratique, d’analyser les erreurs de leurs élèves, de se documenter sur d’autres approches de la même notion ou de la même œuvre, de reconsidérer leurs choix didactiques ou pédagogiques… Ils ne pourront donc pas bénéficier d’une authentique formation en alternance.
Alors que le cadre des masters devrait valoriser la formation des enseignants par et à la recherche, celle-ci sera réduite à peu de choses par un emploi du temps très contraint. De fait, on ne pourra offrir aux étudiants que des ersatz de masters.
« Il est indispensable de restaurer, après le désastre de la mastérisation, une formation initiale et continue digne de ce nom », disiez-vous en 2012 (lettre du 12 mars à la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques). Rognée d’année en année depuis 2002 par la réduction systématique des moyens de remplacement, la formation continue des enseignants est maintenant en charpie. Mais elle est aussi la grande oubliée de la réforme en cours. Pourtant, sans une politique volontariste et planifiée de formation continue, on voit mal comment les enseignants pourront s’approprier les recherches sur les apprentissages scolaires, développer le travail en équipe et perfectionner leurs pratiques pédagogiques au bénéfice des élèves les plus en difficulté. Rien dans les mesures annoncées par les ministres et dans les moyens alloués ne permet d’espérer que la réforme en cours ouvrira une nouvelle ère pour la formation continue.
Soyons lucides : avec ce projet de réforme de la formation des enseignants, la refondation de l’école de la République est compromise. On peut même craindre une dégradation de l’efficacité de l’école.
Ce dispositif engendrera une masse considérable de « reçus-collés », reçus à la première année de master mais « collés » aux concours, ce qui, dans les conditions actuelles, serait le cas de 3 candidats sur 4 en moyenne. Pour la plupart, ces jeunes auront à cœur de persévérer dans leur orientation vers le métier d’enseignant et tenteront le concours une seconde fois, à la fin de la seconde année de master. Comme les universités sont invitées à leur garantir cette poursuite d’étude et comme ils seront ainsi mieux préparés que leurs camarades de première année, on les verra bientôt les surpasser au concours. Ironie de l’Histoire, on dérivera ainsi vers un retour de fait au système actuel Darcos-Pécresse, dans lequel le concours est passé en seconde année de master, après deux années de bachotage.
De plus, les jeunes détenteurs d’un master enseignement mais n’ayant pas obtenu le concours formeront d’année en année une masse de dizaines de milliers de précaires, réputés capables de «faire le job». De là, une majorité de droite pourrait aisément supprimer les concours et l’appartenance des enseignants à la fonction publique d’État en les faisant recruter par des chefs d’établissement dotés du pouvoir d’embaucher, comme les programmes de l’UMP et du FN le prévoient déjà.
Monsieur le Président, vous êtes le garant de l’égalité des citoyens devant les services publics et de l’unité de l’école républicaine sur tout le territoire. Or, quand on observe les projets d’ESPE des diverses académies, on est frappé par l’extraordinaire disparité qui s’installera d’une région à l’autre dès le 1er septembre. Tout se passe comme si vous aviez décidé, sans même consulter la représentation nationale, la régionalisation de la formation des enseignants.
Au total, cette réforme illisible et infaisable ne nous permettra pas de sortir de la crise inédite du recrutement des enseignants dans laquelle la politique de la droite l’a enfoncée. Son échec est inévitable. On en voit les prémices dans les résistances que de nombreuses instances universitaires opposent à l’habilitation des nouveaux masters MEEF et à l’accréditation des ESPE.
Monsieur le Président, vous êtes le gardien de notre État de droit. Permettez-nous de vous dire aussi que la méthode suivie pour mener cette réforme n’est pas acceptable. Les universités et leurs personnels ont été contraints d’élaborer dans la plus grande hâte, sans cadrage suffisant et, trop souvent dans la plus grande opacité, les projets d’ESPE et de masters MEEF demandés par les ministères. Et ainsi ont-ils dû se mettre dans l’incertitude et hors-la-loi, car la loi qui les établit n’est pas encore promulguée.
Mais nous ne nous contentons pas de pointer les dramatiques insuffisances et les contradictions inextricables de la réforme en préparation. Depuis septembre dernier, nous n’avons eu de cesse de promouvoir et de préciser un dispositif de formation-recrutement qui rend possible une formation en alternance de trois années rémunérées dans un cadre universitaire après un concours en fin de licence (L3), avec une voie spécifique pour les étudiants déjà pourvus d’un master. Ce dispositif prolonge une politique volontariste en licence pour aider les jeunes des milieux populaires à accéder au métier d’enseignant par des bourses conséquentes attribuées sans contrepartie d’une mission effectuée dans un établissement scolaire. Il s’inspire des formations professionnelles supérieures dans lesquelles la formation est affranchie du concours car celui-ci précède celle-là. Et, justement, il s’agit là de formations de haut niveau sur les plans scientifique, technique et professionnel (médecins, sages-femmes, ingénieurs, pilotes de ligne, contrôleurs aériens, etc.), comme devrait l’être la formation des enseignants.
Ce dispositif permettrait de travailler dans la durée les articulations nécessaires entre apprentissages académiques, disciplinaires, didactiques et pédagogiques et formation à et par la recherche, dans le cadre d’une alternance progressive, comportant des stages dès la première année, d’abord en observation naturellement. Ces axes pourraient former la base d’un consensus entre tous les acteurs de la formation des enseignants, tant ceux qui sont légitimement attachés à la qualité de la formation académique et disciplinaire, que ceux qui veulent aider les enseignants à se donner la formation didactique et pédagogique qu’exige l’objectif central d’une école de l’égalité.
Monsieur le Président, vous soutenez une politique de réduction des déficits budgétaires qui passe par une gestion rigoureuse des finances publiques. Or, en nous appuyant sur les études réalisées au début de l’an dernier par la Cour des Comptes, nous avons apporté la preuve que notre projet serait moins coûteux que celui du gouvernement. Il serait moins coûteux parce que nous nous refusons tout simplement à former des milliers de jeunes à un métier qu’il ne leur serait pas permis d’exercer. Par là même, il est également plus respectueux des intérêts de la jeunesse, car il refuse d’entraîner des dizaines de milliers d’étudiants vers deux ou trois années d’études sans lendemain.
Monsieur le Président, il est encore possible de saisir la main que l’Histoire nous tend. La priorité que vous avez voulu accorder à la jeunesse et à l’éducation donne à votre gouvernement tous les moyens politiques et budgétaires de réaliser une vaste réforme de la formation des enseignants, une réforme durable qui ferait honneur à la tradition universitaire de la France et à sa tradition pédagogique. Dynamisant notre école, cette réforme concourrait au redressement économique et social de notre pays.
C’est pourquoi nous vous demandons solennellement d’intervenir pour suspendre la réforme en cours, pour annuler les arrêtés définissant les concours et pour ouvrir le chantier d’une autre réforme, avec tous les acteurs concernés. Nous sommes prêts à nous engager de toutes nos forces dans cette entreprise si nécessaire.
Soyez assurés, Monsieur le Président, de notre indéfectible attachement à l’école de la République et à la qualité de l’enseignement dispensé aux enfants dans notre pays.