Commentaires sur l’enquête du Collectif « Sauver les Lettres »
Jean-Pierre Jaffré
La récente enquête du collectif Sauver les lettres ( 1 ) met une nouvelle fois l’accent sur la baisse du niveau en orthographe. Même si les aspects techniques de l’enquête demeurent imprécis, les résultats présentés ne peuvent laisser indifférent. Ainsi, le niveau en dictée de bien des adolescents serait très faible, et la situation se serait aggravée de façon spectaculaire en à peine 5 ans. Rappelons en effet que, selon le Collectif, plus de 56% des sujets auraient obtenu la note 0 en 2004 vs. 28% en 2000, soit une augmentation de 50%. Voilà bien de quoi inquiéter les plus sceptiques !
Il existe cependant différentes façons de « lire » et d’interpréter de tels résultats. On peut, comme le fait le Collectif, considérer que le niveau baisse et que cela traduit un déficit linguistique « effrayant ». Le Ministère de l’Éducation nationale a lui-même abouti naguère à des conclusions similaires en comparant les performances orthographiques d’enfants des années 90 avec celles des années 20. Et comme le rappelle le sous-directeur des enseignements et des formations à la Direction de l’enseignement scolaire (Desco) : « Le fait que les élèves ont des difficultés avec l’orthographe n’est vraiment pas une nouveauté. » ( 2 ) Ce constat fait, il est tentant de préconiser le retour à des exercices systématiques d’orthographe et de grammaire, à un apprentissage musclé de la conjugaison, et de s’en prendre à cette bonne vieille méthode globale d’apprentissage de la lecture.
Ces querelles sont usantes et en partie insolubles tant les arguments avancés, plus idéologiques que techniques, sont difficiles à réfuter. Dans le cas présent, la médiocrité des résultats parait certes indiscutable… à condition de ne pas s’interroger outre mesure sur les passations et les tâches. Mais soit. Plus contestables en revanche sont les interprétations proposées, qui suggèrent globalement que les enseignants ne savent plus faire leur métier. Ils seraient notamment coupables d’utiliser des méthodes basées sur l’enseignement « global » des mots. Or tous ceux qui sont informés de la réalité des classes du primaire savent bien que la situation est infiniment plus complexe, les enseignants ne pouvant que conjuguer, par définition, aspects phonographiques et sémantiques. Les querelles sur le thème « lire c’est comprendre » ou « lire c’est décoder » sont à cet égard quelque peu surréalistes.
De la même façon, on n’enseignerait plus ni la grammaire, ni l’orthographe, on ne ferait plus de dictées… Il suffit encore une fois de fréquenter l’enseignement primaire, ce coupable tout désigné, pour mesurer les limites de telles critiques. Loin d’être la clé de l’échec, ces arguments ne fournissent au mieux qu’une explication partisane. Ce dénigrement systématique de la pédagogie actuelle illustre en tout cas de façon éloquente la perversité des débats sur la baisse du niveau, en orthographe comme ailleurs. Débats, soit dit en passant, dont les travaux de recherche sont étrangement absents. Mais il est vrai que l’orthographe n’a pas le monopole de cette absence, comme le montraient récemment encore les divergences sur la question du redoublement ( 3 ). Il faut croire qu’on préfère en France débattre d’idées susceptibles de conforter des opinions préconçues plutôt que de prendre le temps de s’informer sur des outils qui permettraient d’argumenter de façon moins subjective. L’ouvrage de M. Le Bris ( 4 ), souvent cité ces derniers mois, illustre ce biais, en énonçant un ensemble de points de vue qui seraient tout à fait respectables s’ils ne prétendaient aboutir à une condamnation aussi générale que hâtive. Le récent échange entre cet auteur et Roland Goigoux est sur ce point tout à fait exemplaire ( 5 ).
Essayons donc de substituer un autre faisceau d’analyses aux explications de ceux qui voient dans les erreurs orthographiques les effets d’une pédagogie bâclée. Et d’abord, d’un point de vue historique, commençons par émettre des doutes sur la tendance à surévaluer le niveau en orthographe des élèves d’antan. Car enfin tous ceux qui fréquentaient les écoles primaires des années 50, dont je suis, ont quelque difficulté à croire que les méthodes utilisées à cette époque résolvaient tous les problèmes de l’orthographe du français. Dans un contexte social qui permettait à l’école de travailler avec plus de sérénité, il était sans doute possible d’entrainer les élèves quotidiennement, spécialement à la dictée du certificat d’études quand celui-ci bénéficiait encore d’un véritable statut social. Mais les compétences, laborieusement acquises pour certains, étaient en même temps très fragiles, d’autant plus que dans la vie professionnelle, les raisons de les exercer pouvaient se faire très rares. Chez les garçons, le niveau médiocre des tests militaires en faisait naguère la preuve : l’orthographe s’oublie plus vite qu’elle ne s’apprend.
En fait, les causes les plus décisives du marasme orthographique sont plus sociologiques que linguistiques, ou didactiques. L’école de la IV (e République, comme celle de la III (e République, pouvait espérer satisfaire une société dont les attentes étaient moins complexes que celles de notre époque. L’orthographe pouvait occuper le centre des préoccupations, et les instituteurs passer des heures à entraîner leurs élèves à éviter les pièges de l’orthographe française. Cela semble aujourd’hui bien plus difficile. Qu’on le veuille ou non, les erreurs n’ont plus la même importance que naguère. Par ailleurs, la liste des demandes faites à l’école tend à s’allonger sans cesse, ce qui ne permet plus aux enseignants de passer autant de temps à dicter des textes ou à enseigner la grammaire et l’orthographe. Et le feraient-ils qu’ils se heurteraient à l’impatience d’enfants dont la grande majorité ne voit plus l’intérêt de passer des heures sur l’accord du participe passé. Nous devons accepter ce qu’Antoine Prost appelle le « jugement de réalité », et constater que tout désir de comparaison doit composer avec un niveau qui se déplace plus qu’il ne baisse ( 6 ).
Faut-il pour autant renoncer à enseigner l’orthographe ? Certainement pas. Mais plutôt que de prôner le retour aux bonnes vieilles méthodes, il faudrait au contraire essayer d’adapter la pédagogie aux mentalités nouvelles. Entre un enseignement classique de l’orthographe, qui parie sur l’apprentissage des règles de grammaire, et une observation des faits orthographiques, dont certains prétendent qu’elle n’aurait de raisonnée que le nom, il existe une troisième voie, résolument centrée sur des activités métalinguistiques, en situation. C’est au moins ce qui ressort des recherches conduites ces dernières années sur la question. Il en découle par exemple que l’apprentissage des règles tel qu’on le concevait voici quelques années n’a jamais permis à lui seul la maîtrise de l’orthographe. Les analyses de résolution de problèmes orthographiques plaident en effet pour la mise en œuvre de processus qui restreignent d’autant le champ d’action de la règle grammaticale. Dans le meilleur des cas, son évocation peut sensibiliser à un fonctionnement orthographique qui va toutefois devoir très vite prendre la mesure de contre-exemples qui invalident la règle. Un apprentissage trop exclusivement centré sur la seule orthographe a en outre toutes les chances de se solder par une spécialisation stratégique. Ainsi, certains enfants « bons » en dictée continuent de commettre des erreurs dans des situations de production écrite qui nécessitent la gestion concomitante de processus non orthographiques.
Pour lutter contre ce type de spécialisation, il importe d’associer la réflexion orthographique à la production écrite de façon à développer des savoirs procéduraux efficaces. Tout enfant devrait ainsi apprendre à gérer progressivement l’offre et la demande orthographiques en utilisant des outils adaptés aux besoins de son écriture et à ses capacités de traitement. De ce point de vue, le défaut majeur de l’enseignement traditionnel de l’orthographe est d’être trop nettement déconnecté des besoins effectifs du scripteur. Plutôt que d’apprendre des règles, dont on a déjà signalé les limites, et de les mettre à l’épreuve dans des exercices ad hoc, il vaudrait mieux se doter d’instruments concrets et utiles – des affiches ou des cahiers – organisés comme de véritable « dictionnaires orthographiques ». D’abord parce que ce travail requiert une organisation explicite et raisonnée des faits, bien différente d’un ordre alphabétique qui n’est en l’occurrence d’aucune utilité ; ensuite parce que, face à la complexité des faits orthographiques, la pratique des traces effectives vaut cent fois mieux que la mémorisation d’une règle.
Au cours de ces dernières années, les travaux psycholinguistiques ont fait la preuve de l’efficacité de telles démarches pour résoudre ce qui peut être considéré comme l’une des causes majeures des erreurs en orthographe : l’homophonie verbale. Pour des raisons historiques et linguistiques complexes, le français distingue à l’écrit ce qu’il confond à l’oral. Et si dans le domaine lexical cette hétérographie peut se résoudre par une bonne connaissance du monde et des concepts, il en va autrement dans le domaine grammatical. Ainsi, la maîtrise des formes homophones des verbes en [e] ne peut raisonnablement compter sur le développement d’une théorie de l’infinitif, ou du participe passé. C’est pourquoi les travaux neurolinguistiques les plus récents plaident pour un détour par des formes hétérophones équivalentes : on apprend à remplacer « arriver » par « partir ». Loin de recourir à des règles sophistiquées, la résolution de tels problèmes passe donc par un calcul analogique d’abord explicite puis de plus en plus automatisé. Or cette approche métalinguistique, que chacun a pratiqué un jour ou l’autre, ne fait l’objet d’aucun enseignement systématique.
La didactique de l’orthographe est loin par conséquent d’avoir épuisé toutes ses ressources mais, ici comme ailleurs, les solutions ne sont pas éternelles : elles doivent être réinventées et remises au goût du jour. Cela nécessite sans doute un travail d’adaptation qui passe par un regain de confiance dans les conclusions de la recherche, conclusions qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement récentes. Voici plus de vingt ans que l’Institut National de la Recherche Pédagogique (INRP) a élaboré des propositions qui ont été longuement testées avant d’être modélisées, mais qui n’ont jamais dépassé le stade de publications confidentielles, soigneusement ignorés de pouvoirs publics qui financent pourtant ces recherches ( 7 ).
Mais il y a plus. Dans les années 70, quand le débat sur la lecture et l’orthographe faisait rage – déjà ! -, certains spécialistes considéraient qu’il valait mieux réformer l’enseignement de l’orthographe que l’orthographe elle-même. Ce dilemme reste malheureusement d’actualité. Dans les débats récurrents sur l’orthographe, il est question de l’insuffisance des méthodes, du temps passé à enseigner, de la baisse du niveau, mais on s’interroge très peu sur les racines du mal, c’est-à-dire sur l’orthographe elle-même. Or n’oublions pas que depuis que l’école a eu pour mission d’enseigner l’orthographe à tous les enfants, elle a toujours eu des difficultés à y parvenir. Les Rapports de l’Instruction publique de la fin du XIX (e s. en portent témoignage, comme d’ailleurs l’Arrêté de Tolérances de 1901, pis-aller d’une société incapable de moderniser son orthographe. Et la question demeure d’actualité puisque l’enseignement ferait un fiasco au moment où notre société est appelée à écrire comme jamais ! Jusqu’à une époque récente, en effet, l’histoire des usages orthographiques fut surtout l’affaire des lecteurs. Sous les III (e et IV (e Républiques, une fois sortis de l’école, la plupart des enfants n’avaient guère l’occasion de beaucoup écrire. L’écriture sociale est longtemps restée une affaire de professionnels. Aujourd’hui en revanche la demande en écriture est en perpétuelle croissance, ce qui provoque une explosion orthographique dont Internet nous livre l’expression la plus foisonnante. Ceux qui déplorent quelques erreurs dans une copie d’élève peuvent se vacciner en parcourant quelques blogues ou forums.
Il serait donc grand temps de ne plus pleurer sur l’orthographe mais de s’interroger sur l’inadéquation d’un outil inchangé depuis des siècles, ce qui constitue un sacré tour de force et un cas d’espèce unique. Il ne s’agit évidemment pas de plaider pour une « ortograf fonétic », argument démagogique s’il en est : toutes les études linguistiques sur l’écrit ont montré qu’une orthographe doit tenir les deux bouts de la représentation du son et du sens, en recyclant une part importante des éléments étymologiques. Si l’orthographe demeure, dans une certaine mesure au moins, une représentation de la langue parlée, elle doit s’en affranchir pour forger des procédés adaptés aux exigences de la communication écrite. Mais, contrairement à ce que certains affirment – les mêmes en général qui déplorent la baisse du niveau -, l’orthographe n’est pas la langue ! Ce n’est pas parce que tel mot aura une lettre en plus ou en moins qu’il changera de sens, ou de statut. Ce n’est pas parce que tel accord sera représenté par deux marques graphiques au lieu de trois qu’il en sera dénaturé. Il arrive sans doute que l’orthographe grammaticale fournisse un moyen « de comprendre le monde, et d’agir sur lui » ( 8 ) mais elle rassemble aussi bien des procédés devenus désuets. Pour être utile, un outil doit être capable de s’adapter à son époque et il doit savoir se libérer de vestiges culturels issus d’un passé idéalisé. Demande-t-on à quiconque d’habiter dans un château fort sous prétexte qu’il s’agit d’un témoignage de l’histoire ?
Continuera-t-on longtemps encore de considérer que l’orthographe n’est pour rien dans les difficultés éprouvées par les enfants, et par certains adultes ? L’un des apports majeurs des études comparatives sur l’écriture est précisément de nous apprendre que les solutions de l’orthographe ne sont ni absolues, ni définitives, certaines étant parfois meilleures que d’autres. La complexité de l’orthographe du français n’est ni une vue de l’esprit, ni une fatalité. Elle est en grande partie responsable du temps que l’on passe à essayer de la maîtriser… quand on y arrive. Et ce constat vaut également pour la pathologie de l’écrit, comme l’a montré voici quelques années une célèbre étude sur la dyslexie (Paulesu & al., 2001 ( 9 ). Nous pouvons certes regretter que l’apprentissage de l’orthographe du français provoque tant d’erreurs. Et pour y remédier, il faut évidemment s’interroger sur les démarches didactiques, et spécialement sur celles qui concernent l’orthographe grammaticale. Mais ne nous leurrons pas : aussi longtemps que les mentalités continueront de surinvestir de valeurs culturelles et identitaires une orthographe « monstrueuse », il sera impossible de doter les citoyens d’un niveau d’expression graphique à la mesure d’une société moderne. Les conditions qui ont permis, voici quelques décennies, de sauver les apparences, au prix d’un entraînement scolaire intensif et, le cas échéant, d’une sélection par l’orthographe, sont aujourd’hui définitivement révolus.
Jean-Pierre Jaffré — LEAPLE, UMR 8606 du CNRS
Pour mieux connaître les travaux de Jean-Pierre Jaffré on pourra également consulter
- sa contribution au site Bien ! Lire : « La dictée ne permet pas d’apprendre l’orthographe »
http://www.bienlire.education.fr/04-media/a-interview19.asp - et son article « L’écriture et les nouvelles technologies »
http://oav.univ-poitiers.fr/rhrt/2002/actes 2002/[…]
Page publiée le 11-02-2005