Rémi Brissiaud
Chers collègues,
Je viens de prendre connaissance du texte intitulé : « La lecture : le point de vue de scientifiques » ( 1 ). C’est en tant qu’enseignant-chercheur de psychologie en IUFM que je rédige cette réaction. En effet, une des missions qui nous est confiée consiste à présenter aux Professeurs des Ecoles (PE) en formation initiale ou continue, les recherches en psychologie de l’apprentissage de l’écrit qui sont susceptibles d’éclairer leur pratique professionnelle future ou actuelle. Même lorsque notre domaine de recherche n’est pas celui-ci, pour que cette partie de notre enseignement soit pertinente, nous avons évidemment la responsabilité de nous informer du mieux possible des principales recherches menées dans ce domaine (ce que nous faisons volontiers parce que c’est un thème passionnant).
Les prises de position qui sont les vôtres vont donc intéresser tous les enseignants-chercheurs de psychologie en IUFM. En tant que tel, je tiens à souligner combien votre positionnement critique vis-à-vis de ceux qui prônent un retour à l’usage de méthodes « enseignant exclusivement le B-A-BA de manière répétitive et dénuée de sens », est le bienvenu. Cette prise de position nous aidera grandement à réfuter certaines interprétations simplistes des recherches dans le domaine.
Cependant, dans certains cas, l’enseignement des psychologues cognitivistes en IUFM ne s’appuie pas seulement sur les résultats des recherches dans le domaine. En effet, notre fonction nous conduit à être assez fréquemment dans des classes (pour des visites institutionnelles ou dans le cadre d’une collaboration avec une équipe d’enseignants) et cette façon d’appréhender ce qui s’y passe, très différente de celle de la psychologie expérimentale, conduit parfois à porter un jugement sévère sur la validité écologique de certaines recherches en psychologie cognitive. Par exemple : que penser des recherches qui visent à comparer des méthodes pédagogiques d’apprentissage de la lecture alors qu’aucune information concernant la pédagogie de la production d’écrit, n’est prélevée dans les classes étudiées ? Dans certaines classes, il apparaît d’emblée que l’activité de production d’écrit concourt de manière très importante au progrès des élèves. L’absence de tout contrôle de ce facteur compromet l’interprétation des résultats des recherches correspondantes.
Or, lorsqu’on lit votre texte à la lumière de cette expérience différente de celle du chercheur, l’une de vos prises de position apparaît aventureuse et, pour tout dire, très inquiétante : pourquoi cette insistance sur le fait que les PE devraient, le plus tôt possible, enseigner de façon systématique le « déchiffrage » ? Pourquoi insister sur le fait qu’ils devraient le faire dès les premiers jours du CP ?
Deux types de pédagogues peuvent se sentir « en faute » parce que ne respectant pas cette préconisation : ceux qui utiliseraient une méthode idéo-visuelle et ceux qui utilisent la méthode naturelle de lecture-écriture élaborée par le mouvement Freinet (ou encore ceux qui s’inspirent de cette méthode). Les premiers n’ont jamais été très nombreux et ils ont quasiment disparu aujourd’hui. Les programmes de 2002, d’ailleurs, stipulent clairement qu’une méthode idéo-visuelle n’est pas conforme aux recommandations officielles. En revanche, bien que ce ne soit qu’une minorité de pédagogues qui utilisent la méthode naturelle de lecture-écriture, ceux qui s’en inspirent sont assez nombreux et, comme vous le notez dans votre texte, les concepteurs des programmes de 2002 ont été attentifs à ne pas rejeter cette méthode en dehors des recommandations officielles. Disposons-nous de résultats concordants qui justifieraient qu’elle soit proscrite aujourd’hui ?
Comme vous le remarquez vous-mêmes, vos préconisations s’appuient sur une méta-analyse de recherches essentiellement anglophones. Si l’on prend au sérieux l’idée que le français et l’anglais sont des langues très différentes dans leur structure intonative et dans la façon dont graphèmes et phonèmes s’y correspondent, les résultats de ces recherches doivent être considérés avec la plus grande circonspection (cf. le texte d’André Ouzoulias : « La révolution du 3 janvier ou le syndrome de la tortue de Floride » – 2 – ou encore le mien : « L’erreur orthographique, l’apprentissage implicite et la question des méthodes de lecture-écriture » – 3 ). Restent, comme vous le dites : « quelques études francophones dont les résultats vont globalement dans le même sens » (la mise en gras est de mon fait). Or, non seulement ces études sont peu nombreuses et ne sont pas concordantes mais, de plus, les chercheurs n’y contrôlent pratiquement jamais ce qui passe sur le versant de la production d’écrit dans les classes qu’ils observent. Devons-nous considérer que cela constitue un corpus de résultats scientifiques suffisant pour proscrire la méthode naturelle de lecture-écriture ?
En fait, à lire votre texte, on a l’impression que vous ne connaissez pas cette méthode. Ainsi, quand vous dites qu' »il faudrait à tout prix éviter que dans une minorité de classes les enfants perdent les premières semaines voire les premiers mois du CP à faire semblant de lire en devinant les mots », vous semblez considérer que les PE sont face à une alternative : soit, dès les premiers jours du CP, ils enseignent de manière systématique le déchiffrage au sens du Be-A-BA, soit, face à un écrit, leurs élèves sont comme dans un jeu de devinettes. Or les PE qui mettent en œuvre une méthode naturelle de lecture-écriture se situent en dehors d’une telle alternative. Ils n’enseignent pas de manière systématique le déchiffrage au sens du Be-A-BA dès les premiers jours du CP et pourtant, lorsque leurs élèves sont face à un courrier de leurs correspondants scolaires, par exemple, ils ne « devinent » pas les mots : ils les reconnaissent parce que, la plupart du temps, ils les ont déjà écrits eux-mêmes dans un courrier précédent. Il leur suffit donc de comparer « lettre par lettre » la graphie du mot qu’ils ont sous les yeux avec celle qu’ils ont produite précédemment. Ceci est possible parce que, d’une part, les enfants de début de CP de classes différentes ont des préoccupations communes, d’autre part parce que lorsqu’un enfant écrit avant de savoir lire, il utilise des structures syntaxiques et un lexique fréquents et accessibles. Ce qui explique que les élèves rencontrent souvent en situation de lecture des locutions et des mots qu’ils ont précédemment utilisés en situation de production. Les enseignants qui utilisent cette méthode défendent l’idée que cette première expérience de l’écrit en début de CP permet à tous leurs élèves d’accéder rapidement à la compréhension de la correspondance grapho-phonologique au niveau de la syllabe. Ils affirment que cela transforme de manière importante ce qui se passe dans leur classe lorsqu’un peu plus tard, le déchiffrage s’y développe de manière plus systématique au niveau du phonème. Disposons-nous d’un corpus de recherches qui invalident une telle hypothèse ?
Un reproche est souvent fait à ce type de méthode : elle conduirait à « surcharger » la mémoire des élèves. Je peux vous assurer que c’est loin d’être toujours le cas, parce que ces praticiens ont mis au point et développé des techniques et procédés adaptés aux débutants, tout à fait originaux et particulièrement efficaces. A tel point que j’utilise l’un de leurs documents vidéos comme support de mon cours sur la notion de « mémoire située » (la mémoire d’un sujet au travail n’est pas seulement « dans sa tête » mais aussi dans son environnement de travail).
Les concepteurs des programmes de 2002, eux, connaissaient la méthode naturelle de lecture-écriture et cette connaissance explique qu’ils aient rédigé cette phrase : « On peut toutefois considérer que la plupart de ces méthodes, par le très large usage qu’elles font des activités d’écriture, parviennent aussi à enseigner, de manière moins explicite, les relations entre graphèmes et phonèmes » (la mise en gras est de mon fait et je remarque que lorsque vous citez ce passage des programmes, cette partie en gras a disparu de votre texte…). Ceux qui ont rédigé cette phrase, pas plus que les scientifiques, ne disposent d’un corpus de recherches dont les résultats sont globalement en faveur d’une telle méthode. Mais leur expérience des classes leur a maintes fois montré qu’en fin de CP, les élèves ayant appris avec cette méthode sont très souvent plus avancés en lecture courante et en production d’écrit que les élèves ayant suivi une méthode plus classique. Et ils croient pouvoir attribuer cette supériorité à la place importante des activités d’écriture dans ces classes. Cette phrase est donc cruciale parce qu’elle a préservé le texte des programmes officiels de tout dogmatisme. Disposons-nous aujourd’hui d’un corpus de recherches qui feraient que la suppression d’une telle phrase ne relèverait plus du dogmatisme ?
Plus généralement, on voit que la question posée est celle des apports respectifs des chercheurs en psychologie cognitive et des praticiens dans la définition d’un programme d’enseignement. Si « l’efficacité comparée de différentes pratiques pédagogiques est une question qui peut et qui doit être abordée de manière scientifique », les scientifiques doivent se garder de trancher entre des pratiques pédagogiques qui n’ont pas encore fait l’objet d’une telle étude scientifique. Le rôle du scientifique n’est pas de conformer les pratiques humaines à celles qu’il a déjà étudiées et qui lui paraissent les plus recommandables. Il doit accepter que l’objet qu’il étudie soit plus complexe que le modèle provisoire que sa communauté scientifique en a élaboré et accepter que l’impression de certitude que fournit un tel modèle, soit relativisée par l’expérience des praticiens. Il doit même accepter que l’expérience des praticiens prime quand lui-même manque d’informations !
- http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_ramus.aspx
- http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_ouzoulias.aspx
- http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=2174
Rémi Brissiaud
MC de psychologie à l’IUFM de Versailles
UA 4004 « Cognition et usages »
Page publiée le 23-02-2006