Patrick Picard
Extraits des interventions de la journée : Les chercheurs invités
Emile GOMBERT, professeur à l’Université de Rennes II
Revenons sur l’exposé de Mme Safra qui nous a présenté les essentiels pour l’enseignement de la lecture : maîtrise du code, compréhension, acculturation. Les exposés nous donnent des bases, mais ont un inconvénient : elles se focalisent sur certains aspectes et en ignorent d’autres, parce qu’ils ne sont pas dans l’air du temps ou dans l’ordre du jeu. Il est donc essentiel de ne pas limiter les prolongements de ces propos à leur teneur de ce matin.
Manifestement, Mme Safra connaît autant ce qui s’écrit que ce qui se passe dans la classe.
Je vais dire des trivialités :
Sur quoi est-on tous d’accord ? Il faut, pour lire et écrire, avoir une correspondance par les graphèmes et les phonèmes, qui n’est pas naturelle, mais doit être explicitement enseigné dès le début de CP. Ce n’est pas un objet de débat, c’est un incontournable.
Essayons donc de voir ce qui fait débat.
Impose-t-il qu’on revienne à des méthodes anciennes d’enseignement dites syllabiques et reposant sur le B-A-BA ? Je pense que la réponse est clairement non, pour plusieurs raisons :
- Aucune recherche ne permet d’affirmer que la démarche de synthèse (lettre/syllabe/mots) soit plus efficace qu’une démarche analytique, mixte, ou qu’une entrée par l’écriture.
- La maîtrise des correspondances grapho-phonétiques ne suffit pas.
- La lecture et l’écriture demandent un vocabulaire oral suffisant, largement travaillé en maternelle
- La lecture demande aussi de traiter les lettres qui ne marquent pas les sons de manière univoque : lettre muettes, sons qui ne s’écrivent pas de la même manière… C’est en particulier vrai pour la morphologie, qui renvoie à la manière dont les mots sont construits.
- Maîtriser la syntaxe, c’est souvent plus difficile à l’écrit qu’à l’oral
- L’automatisation des procédures, avec un incontournable : une pratique suffisante de la lecture et de l’écriture Pour que cette pratique soit importante, il est nécessaire que les activités suscitent l’envie de lire ,ce qui n’est pas le cas des méthodes B-A-BA
Il ne convient donc pas de demander aux enseignants de changer de méthode pour une méthode syllabique, mais il faut leur demander d’enseigner les correspondances grapho-phonétiques. Ce n’est pas demander un bouleversement, la plupart le faisant déjà. Cela peut se faire avec les outils disponibles qui le prévoient. Ils est contre-productif de laisser croire que ce n’est pas le cas, ou de jeter l’opprobre sur l’existant.
Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France
Ce que l’on sait de comment l’apprentissage de la lecture modifie ce qui se passe dans le cerveau.
Il faudra prendre ce que je vous dit comme étant l’état de recherches en cours, encore peu stables.
Lire, ça consiste à créer une représentation visuelle abstraite du mot écrit, et la mettre en connexion avec les régions qui codent les sons et le sens. Cela nécessite une spécialisation de zones du cerveau, car reconnaître des lettres n’est pas la même chose que reconnaître des visages. Tous les bons lecteurs activent les mêmes zones, dans diverses écritures du monde. Une lésion de cette zone vous fait perdre la compétence spécifique en lecture, même si des capacités de récupération par la zone symétrique est possible.
Entre 6 et dix ans, on voit l’activation progressive de cette région occipito-temporale gauche, directement corrélée avec le développement des performances en lecture. On voit une mosaïque de régions spécialisées, très proches : reconnaissance des lieux, des visages, des images, des mots… Elle apprend à reconnaître une forme abstraite du mot, de manière à le reconnaître.
MON FILS apprend à reconnaître la forme des mots, ça n’a aucun intérêt… On apprend à reconnaître, peut-être, par une pyramide hiérarchique de neurones codant les lettres, les graphèmes, les bigrammes… Il semble qu’il y ait effectivement plusieurs voies pour apprendre.
Mais ce qu’on sait est surtout valable pour l’adulte, même si on voit que la lecture mobilise un circuit similaire chez tous.
Au fil de l’apprentissage, le cerveau apprend à travailler en parallèle, en décomposant des fragments abstraits, dont je pense qu’on aurait tout à gagner à les enseigner explicitement, en tenant compte du rôle de l’attention visuelle et du geste d’écriture.
Mais ce n’est pas des neuro-sciences que va venir le choix à faire entre méthode analytique ou synthétique. Tout fonctionne de manière bi-directionnelle. Les zones activités s’adressent à la fois à la grapho-phonie et à la morphologie, à la lettre et au sens.
Les neurosciences ne doivent pas servir d’alibi à une politique. Son utilité pratique est encore assez limitée, ses connaissances très fragmentaires. La psychologie cognitive fournit des mesures qui sont éclairantes, à partir des spécificités de la langue française.
Johannes ZIEGLER, directeur de recherches au CNRS
Nous savons que la phonologie est au cœur de l’apprentissage de la lecture, car l’enfant sait parler avant de lire : il possède un lexique phonologique, un » trésor de mots « . Pour apprendre à lire, il faut faire l’association du langage orale et écrit :
- conscience phonologique
- correspondance grapho-phono
- principe alphabétique
- il faut automatiser ce processus d’apprentissage.
Mais le décodage échoue pour tous les mots irréguliers. Ca pose un problème gigantesque pour la lecture en anglais, la langue la moins régulière. A la fin de la première année d’enseignement de la lecture, les petits anglais ont de très grosses difficultés, là où les systèmes réguliers permettent l’acquisition du décodage. C’est pourquoi le débat sur les méthodes de lecture est spécifiquement anglo-saxon. Ils se sont aperçus que la méthode globale ne permettait pas de gagner en efficacité d’apprentissage.
En français, le retard existe, lié aux irrégularités et à l’orthographe : le /ban/ peut se coder de 10 manières différentes.
Ce qui est important, c’est d’automatiser le couplage entre traitement orthographique et phonologique, en ne se limitant pas au graphème-phonème. On a mis cette expérience en test sur 1000 enfants à Paris. On attend les résultats.
José MORAIS, professeur à l’Université libre de Bruxelles
Pour évaluer les méthodes d’apprentissage, il faut prendre deux critères : qu’elles soient conformes aux capacités cognitives et qu’elles tiennent compte des capacités du matériel utilisé.
Lire, c’est associer capacités langagières (et cognitives) et reconnaître les mots écrits : aucune des deux n’est à elle seule suffisante pour accéder à la compréhension du texte. Mais chacune s’influence en retour.
On se demande souvent s’il faut travailler code et sens en même temps, ou à tour de rôle. Je pense que c’est à tour de rôle, parce que l’attention n’est pas divisible. L’alternance rapide de l’attention à un coût cognitif important, c’est pourquoi je préconise d’alterner.
Une bonne méthode d’apprentissage doit tenir compte du matériel. Mettons nous à la place d’un illettré en utilisant un alphabet inconnu : ils apparaissent incompréhensibles, mais pas plus difficile.
Les méthodes d’apprentissages étaient basés sur l’apprentissage des lettres, mais il n’y a pas moyen d’isoler une consonne !
Quelle que soit la transparence du code, la prise de conscience des phonèmes est une intuition d’individus alphabétisés. Le faire avec des inalphabètes revient à leur faire chercher une planète invisible.
Les méthodes d’enseignement devraient tenir compte de cela en enseignant le principe alphabétique (je ne sais pas comment, je ne suis pas qualifié) les correspondance graphèmes-phonèmes y compris dans l’écriture, chercher à constituer un lexique mental orthographique.
Quand l’école doit-elle commencer ce processus, sachant que les inégalités sociales entre enfants sont importantes : je ne répondrai pas à cette question, mais je vous renvoie aux écarts de performances pour que vous répondiez vous même à la question…
Liliane Sprenger-Charolles , directeur de recherches au CNRS
La finalité de la lecture est évidemment la compréhension, mais la plupart des difficultés vient de l’identification des mots écrits, dont seule la maîtrise, en s’automatisant et s’accélérant, permet d’accéder au sens. La procédure lexicale n’est pas une procédure visuelle globale…
Quand on suit des élèves, on voit que la médiation phonologique est fortement utilisée, qu’elle favorise la constitution de lexique orthographique et l’apprentissage de la lecture.
Alain Bentolila, professeur à l’Université de Paris V
La langue orale et la langue écrite ne sont pas deux langues différentes. Ce n’est pas pour faire du bruit qu’on demande à un élève. C’est pour le rendre autonome dans l’identification d’un mot et pour trouver son sens quand on ne l’a jamais lu. Pendant longtemps, les enseignants ont pensé que cet apprentissage du déchiffrement amène les enfants les plus en difficulté a ne produire que du bruit. Lorsqu’ils continuent à ne faire que du bruit, c’est parce qu leur lexique mental leur répond qu’il n’y a pas d’abonné au numéro qu’on demande. C’est donc à l’école maternelle qu’on doit demander de mettre en place les reconnaissances, mais surtout un enrichissement lexical que certains n’ont pas chez eux, de manière régulière, obstinée…
Est-ce à dire que lorsqu’on a bien travaillé à la maternelle, les enfants vont se débrouiller sans problème ? Mme Safra a rappelé l’interpellation des enseignants du collège à réclamer des lecteurs compétents, et le rôle du cycle III est essentiel pour avoir la continuité qui nous fera gagner la bataille de la lecture, en préparant les enfants à acquérir de la polyvalence, en sachant qu’on ne lit pas de la même manière un conte merveilleux et un énoncé de mathématique.
La maîtrise de la langue, de la communication, de la capacité à se faire comprendre, c’est apprendre aussi à écouter juste, à se libérer de tous les discours et les textes auxquels ils vont être amenés à faire face dans leur vie, pour apprendre à se conduire dans le monde avec la langue, pour qu’on ne fasse pas prendre aux enfants des » vessies pour des lanternes « .
Suite : Extraits des interventions de la journée : Deux réactions de la salle
Page publiée le 10-03-2006