Une caméra mobile filme des personnes faisant semblant d’être figées dans leurs actions : on aura reconnu le « mannequin challenge », phénomène en vogue sur internet depuis plusieurs mois. Peut-on en imaginer une exploitation pédagogique ? En 2016-2017, le dispositif a été utilisé dans divers établissements scolaires pour fédérer une communauté d’apprentissage ou défendre une cause. Avec ses 1ères du lycée Gabriel Touchard au Mans, Aurélie Palud en a même inventé un usage littéraire. Les élèves ont adapté le dispositif pour une réécriture visuelle, collective et originale, du roman « Réparer les vivants » de Maryse de Kerangal. La préparation, méticuleuse, permet une féconde appropriation de l’histoire et des personnages. La réalisation elle-même est une « forme sens » : elle éclaire remarquablement une œuvre qui raconte la transplantation d’un organe d’un corps à un autre. Une étonnante première pédagogique mondiale !
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est un « mannequin challenge » ?
Le mannequin challenge est un phénomène viral que l’on a vu se diffuser sur Internet ces derniers mois. Il s’agit d’une courte vidéo prenant la forme d’un plan-séquence (en une seule prise). Dans la lignée du lipdub, ce « défi vidéo » met en scène un groupe. Mais à la différence du lipdub, le principe du mannequin challenge est de figer collectivement des mouvements, sur un thème précis : la caméra circule parmi les participants, comme si on avait mis la scène sur pause. Si les adolescents ont développé le phénomène, il a pu être récupéré par des hommes politiques (Hillary Clinton) ou par des associations. C’est le cas de l’UNICEF qui a élaboré un mannequin challenge pour informer sur l’excision. Le clip joue sur le figement des participants pour inciter le spectateur à l’action, comme en témoigne le slogan final « you can’t stay frozen » (vous ne pouvez pas rester de marbre).
Le dispositif parait bien loin de l’Ecole, de son univers et de ses préoccupations : pourquoi avez-vous choisi de l’exploiter ?
Ce projet de mannequin challenge s’inscrit dans l’objet d’étude « Le personnage de roman du 17ème siècle à nos jours ». Avec une classe de 1ère S, nous étudions en œuvre intégrale le roman « Réparer les vivants » de Maylis de Kérangal (2014) : il met en scène une transplantation cardiaque suite à la mort d’un adolescent. La problématique de séquence est axée sur la représentation des liens entre les vivants et les morts.
Alors que je pensais que la lecture du roman serait aisée pour des élèves de filière scientifique intéressés par la médecine, elle s’est avérée complexe pour différentes raisons : le style du roman, à la fois réaliste et poétique, se caractérise par un vocabulaire technique, une précision documentaire mais aussi des phrases amples, des propositions qui s’enchaînent de façon vertigineuse puisqu’il n’est pas rare qu’une phrase s’étende sur une page entière. Sur le plan du contenu, l’élève risque de se perdre dans les digressions : par-delà l’intrigue resserrée autour du don d’organes, les portraits des différents personnages et les analepses jalonnent le texte, lui conférant de la profondeur temporelle mais aussi une certaine complexité. Dans la perspective de l’EAF, l’enjeu était donc de s’assurer de la bonne compréhension du texte par chaque élève de cette classe de 1ère. Comment le faire sans passer par le traditionnel questionnaire de lecture ? Dans quelle mesure le carnet de lecteur réalisé par chacun pouvait-il être mis au service d’une création collective ?
Outre la compréhension de l’intrigue, je souhaitais sensibiliser les élèves à la tension entre l’individu et le collectif au cœur du roman ainsi qu’à la singularité du temps romanesque chez Maylis de Kérangal, entre suspension et urgence. Le mannequin challenge m’est alors apparu comme un exercice susceptible de répondre aux divers objectifs : identifier les épisodes majeurs du roman, analyser les personnages de façon approfondie, saisir les singularités stylistiques du roman. J’ai donc fait le pari que ce projet stimulant et fédérateur permettrait à tous les élèves de s’approprier le roman.
Comment avez-vous géré le temps ?
Le projet a été mené en 4h30, d’où l’idée d’un « pari » puisque le professeur de 1ère, souvent pressé par le temps, hésite toujours à mettre en œuvre un projet qui pourrait empiéter sur les heures de lecture analytique. Néanmoins, par-delà son aspect ludique, le projet a donné lieu à des analyses du roman et à des travaux utiles à la préparation de l’oral. Une fois le tournage accompli, il semblait important de rappeler aux élèves les enjeux de ce projet qui leur a semblé particulièrement ludique. D’où un dernier temps consacré à la prise de recul et à l’analyse des enjeux du roman autour de trois questions. La séance a, en somme, permis de préparer les élèves à la partie « entretien » du bac.
Comment avez-vous lancé le projet ?
La première séance comporte un « brainstorming » sur le mannequin challenge et une analyse du mannequin challenge de l’UNICEF, permettant de définir la forme audiovisuelle et ses enjeux. Par groupes, les élèves découvrent ensuite la première mission : en s‘aidant du carnet de lecteur, ils doivent sélectionner les épisodes majeurs du roman pour mobiliser 35 élèves, chacun devant apparaître dans la vidéo. La meilleure proposition est adoptée et distribuée à l’ensemble des élèves lors de la séance suivante.
Pouvez-vous expliquer le travail mené autour des personnages et de la symbolique des couleurs ?
La liste des scènes et des personnages pour le mannequin challenge ayant été établie, les élèves vont travailler par groupe sur un personnage, de sorte que 12 personnages du roman fassent l’objet d’une analyse approfondie. La tâche est la suivante : travailler sur l’onomastique, définir les caractéristiques du personnage et son rôle dans le roman, lui attribuer une couleur dont il faudra justifier le choix au regard des analyses menées. A l’issue de la séance, les élèves ont construit une fiche sur chaque personnage, ressource qui sera mise en ligne sur le blog elyco (ENT des Pays de Loire) pour les révisions du bac. Une fois le document rempli, les élèves ont présenté à l’oral leurs hypothèses sur l’onomastique et défendu leur choix de couleur.
Si dans un premier temps, les couleurs se sont multipliées en lien avec des symboliques diverses, le projet final a pris une tournure inattendue lorsqu’un élève a proposé d’étiqueter les personnages suivant trois catégories : en noir, les proches du défunt qui sont en deuil ; en blanc, le donneur (Simon) et la patiente recevant la greffe (Claire) pour souligner le lien vital qui les unit, ne pas reléguer Simon dans le domaine de la mort et, en un sens, le faire continuer à vivre par ce don ; en gris, les médecins qui sont des passeurs entre la vie et la mort. La proposition est d’autant plus pertinente qu’elle apporte des éléments de réponse à la problématique de séquence sur les liens entre les vivants et les morts.
Quel travail avez-vous mené autour des gestes ?
L’étape suivante consiste à se répartir les « scènes » du mannequin challenge et à préparer les gestes. Ce temps exige une négociation au sein du groupe pour définir le moment sélectionné, la symbolique des gestes, la place des uns par rapport aux autres, l’expression du visage. Certains épisodes requièrent de la créativité: par exemple, comment représenter l’accident en van des trois jeunes ? Comment montrer en une seule image que les parents de Simon accordent le don, tout en restant tristes et apeurés ? Une photo est prise pour permettre à chaque groupe de s’auto-évaluer.
Et la musique ?
La dernière partie de cette séance est consacrée au choix de la musique qui pourrait accompagner le Mannequin challenge. Bien que les Mannequin challenges diffusés sur Internet soient accompagnés du même morceau (“Black beatles” de Rae Sremmurd), il me semblait important de donner une portée significative au choix de la musique. Dans le carnet de lecteur rempli par les élèves au fil de leur lecture, il leur était demandé de proposer un morceau à écouter pendant la lecture du roman. Des propositions ont donc été tirées de leurs carnets, puis soumises à un sondage en classe. L’activité permettait de faire dialoguer les sensibilités des lecteurs, afin de passer d’une approche subjective à une analyse globale du roman.
Le tournage lui-même a-t-il posé des problèmes ? Comment les avez-vous surmontés ?
Le tournage n’a pas posé de problème. Très vite, il a été décidé que pour des questions esthétiques et pratiques, nous utiliserions l’amphithéâtre du lycée.
Lors de la 3ème séance, les photos prises ont été rassemblées dans un PowerPoint pour constituer un storyboard. Avant le tournage, ce storyboard a été diffusé à la classe pour évaluer la pertinence de la mise en scène. Les élèves ont ainsi pu prendre connaissance du travail des autres groupes et leur prodiguer des conseils pour améliorer leur proposition initiale.
Le plan-séquence exige le sérieux et l’investissement de chacun puisque la vidéo se fait en une seule prise. Le tournage avec les 1ères S a exigé trois prises, dans la mesure où tout mouvement ou sourire compromet la qualité du résultat final.
En quoi le dispositif vous parait-il particulièrement adapté à un roman comme celui de Maylis de Kérangal ?
En réalité, le mannequin challenge constitue quasiment une « forme-sens » tant il entre en résonance avec les caractéristiques et les enjeux du roman de Maylis de Kérangal.
Le mannequin challenge, en raison de l’immobilité mais aussi du mouvement de caméra, crée un temps contradictoire entre dilatation et urgence, entre suspension et accélération. Dans le roman, le temps est quasi suspendu (en raison de l’écriture poétique et des digressions ou des pauses méditatives) mais il relève aussi de l’urgence car tout se joue en 24 heures (urgence qui se traduit par des phrases amples et une ponctuation relevant des virgules plus que des points). Le rapport au temps devient étrange, comme distordu – ce dont rend compte la vidéo.
La multiplicité des acteurs dans le roman comme dans le mannequin challenge suscite une même impression : le héros est individuel et collectif, les êtres sont à la fois individualisés et pris dans un réseau. L’essentiel se joue dans les liens entre ces êtres, embarqués dans un même projet.
La caméra migre de personne en personne à l’instar du don d’organes qui engage un processus fluide et dense : la transplantation relève d’un transfert de mains en mains, de lieux en lieux, de quelque chose de précieux. Cette idée de déplacement fluide d’un point à un autre, qui s’illustre dans le mannequin challenge, peut faire écho à la métaphore filée de l’oiseau qui sous-tend le roman.
Dans le mannequin challenge, la caméra est à la fois proche et distante, au cœur des choses mais aussi en recul, tout comme le narrateur du roman est à la fois dedans et dehors, oscillant en permanence entre l’intériorité et la surface.
Enfin, la musique qui accompagne les images peut renvoyer à la musicalité propre au roman poétique de Maylis de Kérangal. L’ampleur des phrases et les jeux de sonorités confèrent un souffle et un rythme singuliers à ce roman que l’auteure considère comme une « chanson de geste » contemporaine.
En un sens, le mannequin challenge permet même aux élèves d’éprouver ce que vivent les personnages. La précision des gestes, l’engagement des corps est exigé des élèves comme des médecins dans la greffe d’organes. Le mannequin challenge, comme le don d’organes, implique un travail collectif où chacun est un maillon nécessaire : si l’un n’accomplit pas correctement sa tâche, tout est perdu.
Comment avez-vous affronté les éventuelles questions de droit à l’image ou de droit d’auteur ?
Le droit à l’image a été demandé aux parents. En revanche, la question du droit d’auteur se pose pour le morceau musical. En effet, le projet devait permettre de réinvestir le carnet de lecteur et de partir des propositions de chacun pour les mettre au service du collectif, et faire ainsi dialoguer les lecteurs.
Dans le carnet de lecteur, il leur était demandé de proposer une musique à écouter pendant la lecture du roman. Certains ont associé des morceaux à un épisode précis. J’ai donc relevé uniquement les titres à écouter sur l’ensemble de la lecture. Ces morceaux ont été écoutés en classe puis soumis à un sondage.
Le titre « Dreams » du groupe Kye Kye a été jugé adéquat en raison de l’imaginaire de la mer qu’il suscite (et qui entre en résonance avec la session de surf qui ouvre le roman) et de l’aspect « planant » qui coïncide avec l’impression de temps suspendu qui se dégage du roman. J’ai donc écrit au groupe pour demander l’autorisation d’exploiter le titre. Le message est resté sans réponse.
Certes, les droits de diffusion constituent un obstacle à l’utilisation de ce morceau et, pour éviter ce problème, j’aurais pu demander aux élèves de choisir parmi une liste de morceaux libres de droits. Mais le carnet de lecteur est aussi une rencontre avec un univers culturel, avec une sensibilité. J’aime me laisser surprendre par les propositions des élèves et il aurait été contre-productif de brider leur imagination par cette contrainte. Les élèves ont d’ailleurs été agréablement surpris que leurs propositions musicales soient prises en compte et partagées en classe.
La vidéo finale qui sera diffusée n’inclut donc que 30 secondes de musique afin de respecter le droit de diffusion. Libre au spectateur de chercher le morceau sur Youtube et de l’écouter pendant qu’il visionne les images.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’opération ?
Le projet a rendu agréable et stimulante l’analyse du roman. Impliquant tous les élèves, le mannequin challenge permet d’offrir à chacun la possibilité de maîtriser l’intrigue et de mieux saisir les enjeux du roman.
Le mannequin challenge fait appel à leur créativité, mais il engage aussi leur interprétation. Les séances de préparation leur ont permis d’exprimer leur point de vue sur le roman et de confronter leur vision à celle d’autres lecteurs. Elles ont d’ailleurs donné lieu à d’intéressantes réflexions sur le rôle, voire la nécessité, de certains personnages secondaires.
Le projet constitue donc un détour pédagogique qui n’a nullement nui à la préparation de l’EAF. Au contraire, les fiches ressources sur les personnages ont été créées avec d’autant plus de sérieux qu’elles alimentaient et enrichissaient le projet. Le défi lancé aux élèves a donné du sens à une activité qui, sans cela, se serait apparentée à la création (probablement laborieuse) de fiches pour le bac.
Enfin, les élèves ont pris plaisir à élaborer ensemble cette vidéo. Parce que l’activité engage le corps et les autorise à repenser ou à sortir de l’espace de la classe, la séance 3 et le tournage ont été vraiment ludiques. On peut espérer que le plaisir lié à l’activité soit transféré sur l’œuvre étudiée. Les élèves de 1ère semblent désormais plus à l’aise avec le roman, voire désireux d’en parler à l’oral du bac.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le mannequin challenge Réparer les vivants