Partager un territoire pour se l’approprier ? Par la marche et par les mots ? A Landerneau, les élèves du Lycée de l’Elorn ont réalisé un étonnant sentier poétique et numérique à travers la ville. Ils ont écrit des textes inspirés de 10 noms de lieux du patrimoine de la cité, puis travaillé et enregistré leur mise en voix. Ils les ont enrichis de créations visuelles, puis installé le long d’une promenade des QR codes gravés sur des panneaux pour proposer à tous une visite de la ville en réalité augmentée. Professeur de lettres, Christian Lardato éclaire ici les étapes d’un projet fédérateur auquel ont participé 4 classes de seconde, mais aussi des lycéens et étudiants de la filière bois ou encore des partenaires locaux. Le projet invite, par la poésie, la pédagogie et même les smartphones, à une balade à travers l’espace et le temps, l’imaginaire et le réel. Une invitation lancée aux habitants et visiteurs de Landerneau tout au long de l’été 2017…
Pouvez-vous expliquer en quelques mots en quoi consiste ce sentier poétique numérique que vos élèves ont créé dans la ville de Landerneau ?
Ce sentier numérique est une invitation à une rêverie littéraire. Quatre classes de 2de ont participé à un atelier d’écriture sur dix noms de lieux du patrimoine landernéen. Après un entraînement à l’oralisation mené par une actrice et metteur en scène, les élèves ont été enregistrés. Les vidéos montrent des photographies des lieux, des images d’archives, des dessins … On peut les découvrir à l’aide de QR codes gravés sur des panneaux disposés le long d’une promenade. Conçus et réalisés par des étudiants de BTS Développement Réalisation Bois, ils évoquent le pont de Rohan. L’installation est en place au moins jusqu’à l’automne 2017.
Comment avez-vous choisi les lieux qui jalonnent ce parcours ?
Dans La rêveuse d’Ostende, Éric-Emmanuel Schmitt écrit que les noms de lieux envoient des « sons qui déclenchent des images. » Et il ajoute : « Consonnes et voyelles dessinent un plan, dressent des murs, précisent une atmosphère ». Les dix haltes du sentier ont été choisies pour leurs noms évocateurs, insolites ou mystérieux, comme la maison à la Sirène, la maison du pauvre petit bonhomme ou l’auberge des Treize Lunes …
Des ateliers d’écriture ont permis aux élèves de créer des textes poétiques autour de ces lieux : avec quelles consignes et quelles modalités de travail ?
On a travaillé sur la texture et sur les sonorités des mots, avant de découvrir les lieux et leur histoire.
Chaque élève a tiré au sort un des dix noms : on leur a demandé de réfléchir à ses connotations, à la manière de Proust ou d’Éric-Emmanuel Schmitt. Ils ont fait des listes de mots évoquant des couleurs, des odeurs, des sons perçus dans ces noms. Puis on leur a imposé d’en chercher d’autres, de manière aléatoire, par association sonore, comme le propose Bernard Friot dans l’Atelier du (presque) poète, aux éditions de la Martinière : par ce biais, on évite les descriptions trop plates ou le recours à la narration. Au contraire, on favorise le travail sur l’analogie et la création d’images originales.
Deuxième étape : on a invité les élèves à voir les lieux et à mener des recherches historiques. Puis, pour chaque endroit, on a établi une liste de mots en lien avec son histoire ou son architecture. Par exemple, pour la maison des Treize Lunes, on a proposé : « Manoir, pondalez, aveugle, galeries, pierre de Logonna, astre, lunes sculptées, année à treize lunes, crossette d’angle, lion, bateliers ». Au moins six d’entre eux devaient être utilisés. Passé le premier moment de surprise devant cette nouvelle contrainte lexicale, chacun a composé une nouvelle version.
A chaque étape, les textes ont été lus devant la classe : les poèmes ont évolué au fil des semaines grâce aux échanges entre pairs. Une forme de collaboration s’est mise en place qui a permis à chacun de progresser grâce au groupe. A la fin, ce sont encore les élèves qui ont choisi les textes montrés dans les vidéos : ils ont donc pris part à l’évaluation.
Pouvez-vous nous en donner quelques exemples ou extraits ?
Voici par exemple « Le Pont de Rohan » par Quentin : « J’imagine le pont de Rohan comme une sentinelle / Un morceau de ville flottant sur la rivière /Ou je l’imagine comme une passerelle /Une rue qui traverse la mer / Et quand je me demande ce qu’est le Rohan / J’entends le rauquement de la rivière / Je vois le blanc rohart des pierres /Je lis en ce pont comme un roman ouvert. […] »
Ou encore « L’auberge des treize lunes » par Maève : « Une nuit de treize lunes est apparue une auberge. / On croirait une spacieuse bernique surgie de l’Elorn. / Elle est parée de treize douces lueurs / qui attirent mon esprit rêveur. / Chaque lune est comme un croissant du matin dans l’obscurité /Et je rêve de croustillants parfums qui m’accueillent chaleureusement. / Cette maison mystérieuse à Pont d’Allée / m’entraîne à l’aveugle / dans une longue promenade interne. […] »
Les créations des élèves sont aussi visuelles et sonores : comment avez-vous travaillé cette double dimension ?
La dimension visuelle a été nourrie par de multiples apports. Les élèves de 2de Bac pro Fabrication bois apprennent à rendre textures et matières : dans le cadre de leur formation, ils ont travaillé sur des maisons du patrimoine. D’autres dessins ont été réalisés par les internes dans un atelier d’arts plastiques : ils se sont si bien prêtés au jeu qu’ils ont réalisé un fanzine avec des textes non enregistrés. Enfin, parce que le cours d’arts plastiques de 3ème n’est pas si loin, j’ai proposé à mes élèves de finir leurs tubes de peinture en s’inspirant de l’exposition consacrée à Hartung et aux peintres lyriques et d’expliquer leur démarche. Ils ont exprimé par la couleur et la matière ce que les noms leur inspiraient. Les vidéos présentent donc une œuvre collective.
Nous avons travaillé sur l’oralisation avec l’aide d’une actrice-metteur en scène : parce qu’un intervenant extérieur a un regard neuf et qu’il n’est pas dans le rôle du professeur, les élèves se sentent plus libres. C’est d’autant plus important qu’à leur âge il n’est pas évident de s’exposer à l’oral devant ses pairs. On a commencé par une lecture à haute voix de poèmes extraits du recueil « Des rivières plein la voix » de Ludovic Janvier, pour faire entendre rythmes ou sonorités à l’œuvre dans l’écriture poétique. Et on a de nouveau sollicité Martine Geffrault-Cadec pour la mise en voix des 40 textes sélectionnés. Pour beaucoup, cela restera sans aucun doute le moment le plus intense de cette aventure.
Comment s’est opérée la mise en place du sentier dans la ville ?
Au départ, nous avions imaginé un moment de restitution avec les seuls élèves : on aurait organisé une balade poétique où chacun aurait découvert lieux et poèmes en flashant des QR codes imprimés sur papier. Marie-Pierre Cariou, responsable du service du patrimoine historique, que nous avions sollicitée pour des ressources documentaires, a été séduite par le projet. Elle est devenue notre ambassadrice auprès des élus et des services municipaux. Une subvention a été votée par la ville pour l’impression d’un flyer qui guide les visiteurs ; il est distribué par l’office du tourisme, la Galerie de Rohan, le Fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture : au fil du temps et des rencontres, presque toutes les structures culturelles de la ville sont devenues partenaires de l’opération.
L’Atelier Canopé du Finistère a également pris une part importante à sa réalisation : à l’origine du projet « Voix d’aujourd’hui » qui vise à promouvoir la poésie contemporaine depuis 2006, il a mis en place une formation à la gestion des QR codes et héberge les vidéos. L’idée originale du sentier numérique a été proposée par Corinne Prigent, sa directrice.
De manière générale, quels vous semblent les intérêts d’un tel projet ?
On peut distinguer plusieurs niveaux d’intérêt. Pour les élèves, c’est un moyen de s’essayer aux difficultés de la création littéraire. Cela leur apprend la nécessité de retravailler un texte. Ils acquièrent des mots nouveaux, abordent des notions de forme, de norme et d’écart. Peu à peu, ils découvrent la singularité du langage poétique, prennent plaisir à lire, à écrire et à entendre leur texte. On voit des élèves timides se dépasser à l’oral, d’autres, en difficulté, se prendre au jeu d’une activité qui déborde le cadre strictement scolaire. On travaille aussi sur l’estime de soi. Enfin, c’est une occasion pour eux de découvrir ou de se réapproprier le patrimoine de la ville où ils étudient, à défaut d’y vivre tous.
Pour les enseignants, c’est un changement de posture dans la manière d’aborder la poésie : bien que l’étymologie du mot renvoie à l’idée de « faire, de fabriquer », il faut reconnaître qu’elle est bien souvent abordée par le seul biais du commentaire dans la pratique scolaire. On revient donc à l’origine. On accorde aussi plus de place à l’oral et au travail collaboratif. Pour finir, on crée des occasions de porter un autre regard sur les élèves, en particulier lors des séances avec des intervenants extérieurs.
Mais l’intérêt d’un tel projet va bien au-delà de notre seule discipline. Il encourage les échanges autour des productions par le biais du numérique et favorise la cohésion au sein du lycée dans la mesure où il amène filières générales et professionnelles à se rencontrer. Il offre une visibilité à l’établissement : blog lycéen, communication par voie de presse ou sur des sites officiels (Twitter Canopé 29, Printemps des poètes)… Et en tissant des partenariats avec la vie culturelle locale, nous participons pleinement à l’ouverture culturelle du lycée.
Vous animez aussi un blog pédagogique, Voix-Elorn : que trouve-t-on sur ce blog ? En quoi vous semble-t-il intéressant d’accompagner ainsi numériquement la vie de la classe et la créativité des élèves ?
Le blog Voix Elorn est un espace dédié à des activités d’écriture et de lecture pratiquées en cours de français ou en Littérature et société. On y trouve des comptes rendus de rencontres avec des auteurs (Nicolas Tardy en mai 2017), des travaux de créativité (émissions de radio, magazines numériques), ou la présentation d’un projet annuel comme la « rencontre entre les arts » en 2015 ou « une joute de slam » en 2016…
Le numérique est un moyen d’accéder aux ressources documentaire : par exemple, il a permis de découvrir l’histoire des lieux ; mais il a aussi été utile pour la recherche lexicale. C’est en visitant des sites comme http://dict.xmatiere.com que Quentin, cité plus haut, a découvert « le blanc rohart » ou « le rauquement de la rivière »…
C’est enfin un moyen de socialisation, dans la mesure où les réalisations sont enregistrées et diffusées. Dans son « Analyse en termes de compétences d’un projet « BLOG » au lycée de l’Iroise à Brest », Jocelyne Léal, IA-IPR dans l’académie de Rennes, notait déjà en 2007 : « C’est un travail motivant parce que dépassant le cadre de la classe et même de l’établissement scolaire. […] Ainsi les évaluateurs seront tout autant les professeurs que les élèves et tout lecteur. Cela déplace l’enjeu du travail qui devient plus risqué et plus important. » Les élèves sont donc pleinement acteurs dans une démarche qui a du sens parce qu’on tend vers un but et se montrent très investis pour la plupart.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
La bande annonce du sentier poétique
La fabrication des panneaux par les étudiants de BTS
La contribution des élèves de 2de pro Fabrication Bois autour de maisons du patrimoine
Un fanzine à partir de textes non enregistrés
Découverte de l’exposition Hans Hartung