Dossier spécial
Compte rendu de l’ouvrage d’Yves MONTENAY, Le mythe du Fossé Nord-Sud, Belles-Lettres, Mai 2003.
Il y a vingt ans paraissait Le sanglot de l’homme blanc. Dans ce pamphlet, Pascal Bruckner dénonçait l’idéologie tiers-mondiste des années 70. Du PCF au PSU, des intellectuels fanatisés nous expliquaient que l’Occident capitaliste affamait le Tiers-Monde, que le trop des uns était le manque des autres, etc. Une tonne de bons sentiments avalés avec une grande cuillère, et un déluge de données frelatées pour faire passer le tout. Vingt ans ont passé, rien n’a changé. Ces gens ne changent pas (1).
Bien connu des abonnés des listes de diffusion de SES et d’histoire, Yves Montenay rouvre aujourd’hui le débat. Dans un livre écrit d’une plume alerte pour le grand public, il passe en revue les grands mythes et les véritables causes du sous-développement.
Le premier chapitre règle son compte à cette idée reçu : le mythe du fossé nord-sud. Aux pessimistes polarisés sur le sort des plus pauvres, Montenay oppose le cas des masses asiatiques, dont le régime de croissance laisse envisager un rattrapage rapide des niveaux de vie occidentaux. La Chine et les NPIA montrent la voie aux pays les plus pauvres.
Encore faut-il que ces derniers cessent d’imputer aux autres la cause de leurs maux. Le sophisme du sous-développement comme produit de l’impérialisme a fait des ravages. Par exemple, on pouvait lire en 1980 dans El Moujahid : « Aux yeux de l’histoire, il est bien établi que le sous-développement de tous les pays du tiers-monde est une somme de privations, de spoliations et d’usurpations découlant de plusieurs siècles d’occupation et d’exploitation coloniales ».
Malheureusement, la colonisation ne saurait servir davantage d’alibi : le sous-développement de l’Algérie doit moins à la colonisation française qu’aux errements du socialisme algérien.
En fait, Jacques Marseille a montré que ce sont plutôt les colonies qui ont exploité la métropole ! Ces danseuses de la République engloutissait bon an mal an 10 % des recettes fiscales de l’Etat français (2). Pour cette raison, le grand patronat fut, dès les années 30, partisan du lâchage des colonies. A la veille des indépendances, Raymond Cartier se rendra célèbre en lançant dans Match son fameux « La Corrèze avant le Zambèze ».
Dans un chapitre particulièrement réussi, l’auteur s’attaque ensuite au sophisme du pillage du Tiers-Monde. Il examine tour à tour la thèse de l’épuisement des matières premières et de la détérioration tendancielle des termes de l’échange (3). Avec ce moment d’anthologie lorsqu’il envisage la question du commerce équitable : le « juste prix » appliqué à tous les producteurs de café, cela reviendrait à payer les paysans du tiers monde pour produire des tonnes d’excédent qu’il faudrait ensuite détruire. Mieux vaudrait affecter cet argent à l’éducation, à la santé ou aux infrastructures.
De façon générale, Montenay est convaincant quand il disqualifie l’explication du sous-développement par des causes externes. Il cite le socialiste Charles-André Julien : « il n’y a pas d’histoire colonialiste, il n’y a pas d’histoire anticolonialiste, il y a l’Histoire. Croire qu’il faut absoudre les abus actuels des pays qui l’ont subie, je ne peux le souffrir. Le plus grand service que l’on puisse rendre aux pays anciennement colonisés, c’est la vérité ».
Et la vérité, c’est que les causes du sous-développement se trouvent dans les nations du Tiers-monde. Ici, l’auteur retient deux grandes catégories de causes : le facteur culturel et le facteur politique. On regrettera que les causes géographiques soient évacuées de façon un peu cavalières (4).
L’analyse des causes culturelles du sous-développement est classique, wébérienne. Une société ne peut se développer que si elle en a la volonté. Cela suppose de rompre avec les attitudes, les valeurs traditionnelles. Mais ce thème nous parait traité de façon un peu superficielle (5).
Le traitement des causes politiques et institutionnelles est plus substantiel. Suivant Adam Smith, l’auteur explique qu’il ne peut y avoir de développement si l’Etat n’assume pas ses trois fonctions essentielles : assurer la sécurité et la justice, une éducation de base pour tous et l’équipement du pays en infrastructures de communication et de transport. L’auteur insiste à juste titre sur le rôle de l’éducation et des droits de propriété (6).
L’Etat est donc un facteur de développement, mais il en est aussi le produit. Ce qui pose la question du développement de l’Etat (7).
Comment un Etat sous-développé – ie patrimonialisé, faible, violent, inefficace – pourrait-il servir le développement ?
Le cas africain nous démontre à l’envi que l’Etat peut être aussi un facteur de sous-développement. A cet égard, l’écrivain nigérian Chinua Achebe a raison d’écrire : « Le problème du Nigeria tient purement et simplement à l’échec de ses dirigeants. Il n’y a fondamentalement rien de mauvais dans la mentalité nigériane, il n’y a rien de mauvais dans la terre, le climat, l’air, l’eau ou quoique ce soit d’autre au Nigeria. Le problème nigérian tient à l’absence de volonté ou à l’incapacité de ses dirigeants à s’élever jusqu’à l’esprit de responsabilité et le souci d’exemplarité qui sont les signes distinctifs d’un véritable leadership. » (8)
Finalement, l’impuissance de certains Etats du Tiers Monde pose la question de l’Aide au développement. Ici, l’auteur montre de façon convaincante que, dans les conditions actuelles, un plan Marshall pour l’Afrique constituerait un pur gaspillage de ressources rares. Le plan Marshall a servi à la reconstruction de l’appareil de production d’économies détruites par la guerre, il a servi à réamorcer la pompe en stimulant tout à la fois la demande et les capacités de production. Mais dans le contexte africain, la capacité d’absorption de l’Aide (ou de la manne pétrolière ou de l’endettement international…) est très insuffisante. Comme le faisait remarquer un banquier nigérian dès avant le boom pétrolier : « ce n’est pas l’argent qui nous manque, mais plutôt les projets viables ».
Faute d’infrastructures, de main d’oeuvre qualifiée, et d’une bonne gouvernance, l’argent de l‘Aide, ou celui du pétrole, ou celui de la Dette, finit invariablement dans des projets à la rentabilité douteuse (ce sont les fameux éléphants blancs) ou plus sûrement dans les poches des dirigeants et d’une fonction publique pléthorique (9).
De ce point de vue, la conclusion de l’auteur résume bien, et le livre, et la problématique générale du développement : « « faites-moi de la bonne politique et je vous ferai de bonnes finances » : le développement n’est pas une question d’argent ».
PS : d’un allègement de programme à l’autre, nos élèves quittent aujourd’hui le lycée sans avoir de réponse à la question d’Adam Smith, la plus importante qui se soit jamais posée à l’économie politique : pourquoi certaines nations sont-elles devenues riches et d’autres sont-elles restées pauvres ?
Les causes du sous-développement ne sont plus désormais au programme de terminale ES ! C’est peut-être là le pire aspect du Cartiérisme : l’indifférence à la vraie misère du monde.
NOTES :
1. On les retrouve aujourd’hui à l’Attac, dont Montenay a raison de pointer la filiation marxiste. Sur ce sujet, cf. le remarquable article de Lee Harris : The utopian leanings of latter-day radicalism:
http://www.policyreview.org/dec02/harris.html
2. Les coûteuses colonies de la France – non, la France n’a pas pillé le Tiers-Monde. L’entreprise coloniale fut même une très mauvaise affaire, par Jacques Marseille :
http://www.lexpansion.com/art/0.0.67797.0.html ;
Yves Montenay se garde toutefois de réhabiliter la colonisation – ce qui fut fait de fort belle façon Jean de la Guérivière dans Les fous d’Afrique – histoire d’une passion française. Seuil 2001.
3. l’ouvrage de référence sur la question est celui de Paul Bairoch : mythes et paradoxes de l’histoire économique, La découverte, 1995
4. Sur le déterminisme géographique, on pourra se reporter à cette conférence remarquable de Jeffrey SACHS (directeur du Center for International Development, Harvard) : Why are the Tropics Poor ? Economic History Association’s Meeting, Sept. 2000 :
http://www2.cid.harvard.edu/cidpapers/tropics_eha-l.pdf
Cf. aussi cette synthèse perso dans la revue DEES de juin 2001 : le déterminisme géographique et la divergence économique.
5. on pourra se référer ici à David Landes, Richesse et pauvreté des nations, 2000. Cf. cette conférence de David Landes, avril 2002 : Winners vs losers (en pdf et vidéo) :
http://www.econ.ohio-state.edu/events/allohio.htm
6. On regrettera que les thèses d’Hernando de Soto ne soient pas évoquées. Son ouvrage Le Mystère du Capital est bien résumé dans cette conférence en français :
http://www.euro92.org/edi/biblio/soto.htm
7. L’auteur incontournable sur le sujet est Douglass North : The rise of the western world, 1973 ; Structure and change in economic history, 1981 ; Institutions, institutional change and economic performance, 1990, Cambridge UP. Ces thèses sont résumées dans des articles et conférences de l’auteur, qu’on trouvera à cette adresse :
http://ideas.repec.org/e/pno11.html#works
8. The Economist, 15 – 21 janvier 2000 : Survey Nigeria
9. Lord Peter Bauer fut un grand pourfendeur de l’Aide et du gaspillage des ressources : cf. Reality and rhetoric – studies in the economics of development. Harvard UP, 1984.
Sur le syndrôme hollandais, cf.
Revue Finances et Développement : Le mal hollandais – Un surplus de richesses mal géré :
http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2003/03/pdf/ebra.pdf
Oil and development (Economist) :
http://www.economist.com/finance/displayStory.cfm?story_id=1795921
NB : ce bon manuel en ligne de la banque mondiale, en français : Au delà de la croissance (2000) :
http://www.worldbank.org/depweb/beyond/beyondfr/about.html