« La droite c’est la main avec laquelle j’écris ». Comment nait l’ordre social ? Comment les enfants l’intériorisent ils et le construisent-ils ? Wilfried Lignier et Julie Pagis (CNRS) nous emmènent dans 4 classes, du CP au Cm2 de deux écoles parisiennes d’un même quartier. Durant deux années ils écoutent les enfants pour faire ressortir leurs représentations sociales. Conclusion : l’école est bien un grand laboratoire de la construction du « nous » et du « eux » et de la perception des hiérarchies sociales. Et tout ce que les enseignants disent ou font, participe très activement à cet échafaudage social…
Un travail ethnographique à l’école
« L’enfance n’est pas l’expérience libre d’un monde à part mais l’appropriation réglée du monde existant… Il s’agit pour (les enfants) de maitriser un ordre , un système de différences et de forces au sein duquel toutes leurs activités pratiques prennent un sens ». C’ets à la naissance de cet ordre que Wilfried Lignier et Julie Pagis s’attachent avec la précision de l’ethnographe.
Ils étudient la socialisation des subjectivités enfantines dans 4 classes de deux écoles parisiennes sur deux années, allant du CP au CM2. Les élèves vont être interrogés sur le classement des métiers mais aussi sur la perception de leurs camarades ou de la politique. Wilfried Lignier et Julie Pagis notent tout et nous font entrer dans les raisonnements enfantins qui permettent de nous faire comprendre comment évoluent et se construisent des représentations sociales, celles qui vont ensuite être celles de l’adulte.
Quand l’école apprend l’ordre
Et la première des hiérarchies sociales c’est celle de la classe. « L’effort de connaissances des hiérarchies passe par un véritable travail d’interprétation des comportements des enseignants », notent les auteurs. Dans une école où toute note a disparu, les enfants sont capables de classer leurs camarades sur leur niveau scolaire en interprétant énormément de signes laissés par les enseignants ou en interprétant des comportements. Inutile de ruser avec eux , ils observent tout et décodent.
Une des principaux enseignements du livre c’est justement le rôle de l’école dans la naissance des conceptions sociales des enfants. Les enfants perçoivent par exemple les réticences qui visent les pratiques religieuses musulmanes et les enfants musulmans intériorisent qu’il faut faire silence sur sa religion, remarquent les auteurs. Ils soulignent à coté des valeurs positives de l’école « tout le travail symboliquement négatif qui se réalise avec la scolarisation.
Naissance des hiérarchies sociales
Un chapitre très instructif est consacré au classement de métiers réalisé par les enfants qui aboutit à ce que en CP fleuriste arrive entête des métiers devant vendeur et ouvrier. Tout en bas de ce classement on a patron d’usine, et au dessus boucher et infirmier(e).
Ce classement s’explique par le lien que les enfants font avec les mots d’ordre des adultes. Les filles retiennent la beauté des fleurs et poussent fleuriste au pinacle. Patron d’usine est relié à la saleté. « Cette récurrence de la dépréciation des métiers par la saleté, la poussière, les excréments peut paraitre étonnante », notent les auteurs. « Ces dégoûts culturellement construits deviennent des points d’appui… parce qu’ils sont répétés par leurs parents pour fonder une logique de rejet , de dégradation symbolique ».
C’ets avec les mots des parents, ceux des enseignants, que les enfants vont justifier un ordre sociale qui va évoluer avec les années. Cet ordre fait des victimes : ainsi femme de ménage fait l’unanimité des métiers rejetés en Cm2 aussi bien chez les enfants des catégories favorisées que chez les enfants d’origine populaire. Les enfants apprennent aussi dans leur socialisation à taire et à rejeter le métier de leurs parents. Les auteurs montrent aussi comment se construit le mépris de classe avec les mots de l’enfance, souvent ceux du corps, à partir de micro événements vécus avec les parents.
Les voix adultes cristallisent les perceptions enfantines
« Les enfants ne s’engagent dans un effort de structuration du monde qui les entoure que sous conditions sociales », notent les auteurs. « Entrent premièrement en jeu des ressources symboliques qui permettent de se former une représentation de ce qu’il s’agit de classer et de pratiquer l’opération de classement dans ce qu’elle suppose de référence à des critères. Ces ressource sont celles qui ont été accumulées au cours de la socialisation et celles qui sont disponibles dans l’interaction avec les pairs.. De ce coté s’observe ce phénomène de recyclage symbolique depuis des logiques de formation des enfants (notamment de leur corps) vers des logiques plus abstraites ».
Pour les auteurs, « les voix adultes sont comme cristallisées dans les mots des enfants. Et comme ces mots sont transmis sous une forme linguistiquement significative et socialement distinctive, ils tendent à imposer certaines perceptions enfantines ». Les auteurs parlent des « injonctions domestiques à la dépréciation des camarades. Mais ils montrent aussi l’importance de l’école , l’attention distinctive qu’impose le langage des notes, la discipline solaire la propreté ou encore l’esthétique corporelle.
François Jarraud
Wilfried Lignier et Julie Pagis , L’Enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social. Seuil. EAN 9782021343038