Thème récurrent, le « cloud » semble être une évidence inéluctable pour nombre de personnes qui nous poussent à déposer nos données en ligne pour les avoir toujours sous la main où que l’on soit, pour les partager avec les autres. Outre les système de stockage, les logiciels (appelés désormais applications, apps…) s’occupent parfois eux-mêmes de définir le lieu de stockage des données sans même que l’utilisateur ait à s’en soucier. Ce fut une des raisons du succès des iPad et autre iPhones, c’est désormais devenu un standard… le stockage par défaut, même avec Windows qui impose le « One Drive », est décidé par le logiciel et pas par l’utilisateur.
Le fil à la patte…
La multiplication des applications et logiciels en ligne ainsi que celui des systèmes de stockage en ligne (appelés Cloud, Drive ou autre) posent problème : que faire si nous n’avons pas d’accès à Internet ? Alors que l’on nous incite de plus en plus à tout laisser dans le nuage, que reste-t-il dans notre ordinateur, que reste-t-il dans notre tête ? Depuis que Michel Serres a fait sa fameuse conférence de l’INRIA en 2007 et dans laquelle il disait « nous avons perdu la tête […] qu’avons-nous devant nous, dans notre ordinateur, c’est notre tête ! », on a pu croire que nous avions là un espace physique limité dans lequel nous gardions nos informations. Mais c’était sans compter sur les applications en ligne et autres espaces de stockage dans le nuage, partagés ou non. Lorsqu’au début des années 1980 nous regardions les écrans des terminaux passifs reliés à un serveur éloigné nous étions déjà dans le nuage. L’arrivée significative de l’ordinateur personnel (PC) entre 1978 et 1983 puis sa généralisation jusqu’aux ordinateurs portables d’aujourd’hui (et tablettes et autres smartphones) ont amené ce nuage dans notre poche. Mais cela est sans compter avec les logiques marchandes et commerciales qui ont rapidement compris comment renouveler leurs profits : mettre un fil à la patte des utilisateurs et le leur faire payer.
On se souvient bien sûr, pour les plus anciens, des cours de démontage d’ordinateur dans lesquels on montrait le fameux « disque dur », siège du stockage de nos données. L’enseignement de l’informatique a souvent reposé sur ce fameux démontage des machines et périphériques d’entrée et de sortie. Les forêts de câbles qui partent de derrière la « tour » de l’ordinateur nous permettaient d’avoir une représentation physique et matérialisée de l’objet et de son action. Le développement de la mise en réseau filaire, puis les techniques de réseau sans fil (il en est de même pour le téléphone) ont rendu ces présentations « virtuelles » : imaginez qu’il y a un fil entre votre smartphone et votre imprimante (réseau Bluetooth ou wifi) … Bien plus difficile est de dire où sont stockées les informations lorsque l’on utilise une application sur tablette : dans la tablette, quelque part en ligne, les deux ? Demandez à un utilisateur ordinaire, il vous répondra qu’il n’en sait rien, la plupart du temps…
Changements de pratiques
Dans les établissements scolaires il est courant d’entendre déplorer la faiblesse du réseau wifi et de l’accès à Internet. Il est aussi de plus en plus courant de voir des enseignants avoir recours à la connexion 4G de leur téléphone ou celle de leurs élèves. Pourquoi ? Parce que les matériels et logiciels de leurs machines imposent d’aller sur Internet pour travailler : ainsi les menottes se referment-elles sur l’usager désormais obligé de se connecter pour travailler. Les plus grincheux d’entre nous diront : « supprimez l’électricité et tout cela s’écroulera ! ». Ils ont raison sur le fond… nous sommes devenus dépendants d’un environnement électrique, électronique, informatique…
La question du stockage des données de travail que chacun utilise doit s’analyser au-delà de la seule question, importante pourtant, du lieu de stockage et de leur propriété. C’est aussi une question de potentiel d’activité autonome et là, le problème prend une autre dimension. Pour ceux qui ont vécu avant le téléphone portable il est possible d’imaginer vivre et agir sans. Pour ceux qui ont connu une connectivité uniquement filaire, on peut mesurer la différence et les conséquences du développement des technologies dans fil. Pour ceux qui ont connu les disquettes 8 pouces et autres vieilles cassettes audio de stockage des programmes, on peut mesurer le saut réalisé mais aussi les changements de pratique que l’arrivée du nuage implique. Ces transformations ne sont pas évidentes pour des jeunes « nés avec » et qui ne peuvent ainsi construire de la même façon une représentation de l’environnement numérique dans lequel ils évoluent.
Des enjeux multiples
Apprendre à faire son cartable est une compétence méthodologique bien connue à l’école. Savoir quoi amener, ou pas, savoir comment protéger les supports, etc., voilà un ensemble de détails qui avec le développement des ordinateurs personnels portables connectés n’a plus du tout la même forme. Profitons de cela pour faire un parallèle amusant avec la dénomination donnée à l’un des premiers ENT mis en place en France en 1998 (déposé à l’INPI en 1999) : le « Cartable de Savoie ». La métaphore est d’emploi courant dans le domaine de la diffusion massive des objets numériques dans le grand public, le cartable en fait partie. Mais dans le cartable on a tout « à portée de la main » pour réaliser son travail scolaire quotidien. Avec les nouveaux moyens numériques, si Internet est défaillant, il peut ne plus y avoir grand-chose dans le cartable…
Désormais, il nous faut réfléchir à ce cartable, au stockage et à la disponibilité du stockage. Quand un matin du mois de septembre dernier, un responsable de l’ENT d’une région me dit qu’aucun lycée ne peut avoir accès à l’ENT, il révèle la faiblesse, la fragilité du système. Faut-il s’en remettre aux autres pour gérer ses affaires personnelles ? La familiarité avec laquelle la connexion est devenue accessible (même désormais dans les trains, comme le montre l’expérience wifi du TGV Paris-Lyon) est une réponse à un rêve ancien d’une connexion permanente. Le smartphone avec son abonnement répond à ce rêve. Mais en même temps il nous fait oublier l’ensemble du puzzle et sa complexité systémique. C’est cet oubli qui nous rend inconscient des enjeux multiples qui se cachent derrière cela.
Apprendre à gérer les dangers du nuage
Deux recommandations me paraissent devoir être proposées et mises en discussion :
1 – Garder toujours en local (sur un support personnel) l’ensemble de nos données et documents de travail, au moins en sauvegarde physique
2 – Former, éduquer, à l’identification des flux, des localisations et des stockages des données.
Dans nos établissements, il est temps que chacune des équipes réfléchisse à ces questions et précise ses choix après avoir analysé l’existant. Il ne s’agit pas de refuser le nuage, il s’agit simplement d’en gérer les dangers. Si je m’abonne à un drive et que toutes mes données y sont stockées, je suis exposé à la disparition de cet espace, de manière temporaire, mais aussi de manière définitive. Imaginons les cas de conflits et on pourra aisément comprendre comment des savoirs peuvent ainsi être rendus indisponibles, inaccessibles. Peut-on laisser faire cela ? Comment éduquer nos jeunes pour qu’ils ne se mettent pas en dépendance de ces systèmes en ligne ? Notre inconscience de ces dangers doit se transformer en prise de risque calculée…
Bruno Devauchelle
Toutes les chroniques de B Devauchelle
Post-scriptum : certains lecteurs critiques et attentifs pourront penser que je recopie une ancienne chronique. Il n’en est rien. Si la thématique et l’argumentaire restent constants, c’est le contexte qui a changé : l’augmentation de l’offre en ligne associée à la mise en réseau systématique des ordinateurs génère un marché qui semble arrivé à maturité, ou tout au moins à un niveau d’équilibre économique qui laisse envisager un avenir radieux à ses promoteurs…