La rentrée du numérique en milieu scolaire est marquée par la centration sur l’établissement des décisions et des orientations à prendre. Si les programmes s’imposent à tous (cf. le code, les enseignements de seconde – dont les contenus ne sont pas encore disponibles), deux points de priorité vont devoir être travaillés dans les établissements : la place des téléphones portables et autres terminaux numériques mobiles connectés dans l’établissement, la prise en compte de la question des données et l’application de la loi de juin 2018. Si la règle autour des données s’impose, sa mise en œuvre suppose un travail d’analyse et de suivi au niveau de chaque établissement. Car il ne s’agit pas seulement des logiciels de gestion administrative et vie scolaire mais de l’ensemble des données collectées et utilisées dans l’établissement. Pour ce qui est des téléphones portables, le texte du Vademecum de mise en œuvre de la loi du 3 aout et mis en ligne le 28 aout indique que le conseil d’administration devra, si ce n’est déjà fait, préciser dans le règlement intérieur les choix effectués. On le voit les personnels de direction vont avoir de quoi faire, rien que pour le numérique.
Qui des données des évaluations ?
Pour ce qui est des données, il faut rappeler ici que le rapport rédigé par les inspections générales indique plusieurs points de vigilance et surtout signale une forme de faiblesse générale dans le domaine de la protection des données. Ce que le rapport n’aborde pas ou indirectement, c’est l’état d’esprit que chacun devrait travailler dans ce cadre : ce qu’est pour moi une donnée ? quelle activité de collecte et de traitement de données je mène ? Quels outils logiciels sont mis à ma disposition dans l’établissement ? Quelle fiabilité et sécurité proposent ces logiciels ? Quelles pratiques hors des outils « institutionnels » je mets en œuvre et quelles conséquences cela a en matière de données personnelles des élèves ? Plus généralement c’est la nécessaire prise de conscience de ce que l’on fait, des conséquences que cela a par rapport à la loi, mais surtout quelle est le cadre éthique que je propose dans ma gestion de ces données. Quand je vais faire remplir la rituelle fiche de renseignement de début d’année, en tant que professeur principal, que vais-je faire de ces informations, comment je vais les exploiter ?
Si les évaluations de début d’année remises au goût du jour par le ministère (rappelons qu’elles ont été instaurées dès 1992) sont informatisées et servent au diagnostic pédagogique, comment seront-elles réellement utilisées ? Par moi et par l’institution (de l’EPLE au ministère).
Le profilage des enseignants
La question des données personnelles dépasse largement le seul cadre administratif et se pose aussi au domaine pédagogique. Le profilage des élèves, par exemple, rendu possible par la collecte des traces de toutes leurs activités mises en machine ou en fiches, est un exemple qui illustre parfaitement la complexité de la gestion des données personnelles. Le profilage comportemental, surtout s’il est basé sur de nombreuses activités informatisées, est de plus en plus aisé. Entre les logiciels de vie scolaire, ceux de gestion de note, les cahiers de textes numériques, les ENT, il est possible d’étudier assez précisément l’activité des élèves, mais aussi celles des enseignants. Car ceux-ci sont aussi concernés que leurs élèves, non seulement par les informations qu’ils collectent et qu’ils stockent mais aussi par celles qui les concernent dans leur activité professionnelle. Le coeur de cette gestion des données personnelles se situe autour de plusieurs points convergents : est-ce que je le sais avant ? Est-ce que je connais les finalités et les modalités de mise en œuvre ? Est-ce que je peux toujours voir ce qu’il en est de ce qui est collecté et traité ? Est-ce que je peux récupérer ces données ? Est-ce que je peux demander leur effacement ? Le droit à l’oubli, appelé aussi « suicide numérique » est-il autorisé ?
Penser le monde numérique de demain
A l’instar des données, mais d’une autre manière la loi sur l’interdiction du téléphone portable, appelée aussi par certains « loi d’encadrement des usages », renvoie bien sûr à une connaissance de ce qui est réellement, mais aussi à une réflexion sur les pratiques des adultes et des jeunes, et donc à la définition d’un cadre éthique d’utilisation. Ainsi le choix de la confiscation va-t-il devoir être précisé. Même s’il l’est déjà dans certains établissements, les débats seront vifs et la mise en œuvre du règlement intérieur voté en conseil d’administration (CA) sera probablement difficile… Car n’oublions pas, et nous l’avons mis en évidence il y a plusieurs années, les pratiques clandestines ont été nombreuses jusqu’à aujourd’hui. Désormais il faut sortir des non-dits et enfin clarifier la situation. Ce travail de « cohérence éducative » est nécessaire et c’est ce que la loi permet (bien plus qu’elle n’interdit). Les élus de nos assemblées savent l’importance de leur propre usage du téléphone portable ainsi que l’usage par leurs propres enfants pour ne pas tomber dans l’interdiction brutale et indiscutable. En renvoyant à la responsabilité pédagogique, le législateur a eu l’habileté de transformer une promesse de campagne en moteur d’une prise de conscience à traduire en actes. Même si les propos officiels continuent de marteler l’interdiction (politique oblige) le véritable travail commence. Et pour une fois, la manière dont cela va être mis en œuvre réellement méritera une véritable évaluation scientifique (et pas seulement une mission pour inspecteur généraux).
La question de l’interdiction du téléphone portable, rapprochée de celle des données personnelles, est une formidable occasion de réfléchir ensemble à la construction du monde numérique de demain. En se basant sur ce que chacun fait, personnellement, de ces objets, il est possible et souhaitable qu’un débat serein et distant de toute naïveté militante s’ouvre : qu’est-ce qu’éduquer dans un monde numérique. Et bien sûr la question dépasse les frontières de l’établissement scolaire. Mais si au moins les communautés éducatives s’emparent du sujet avec suffisamment de recul et d’honnêteté, alors on peut espérer voir émerger des situations, des pratiques, des dispositifs, qui illustreront la diversité des approches selon les contextes et les équipes, mais aussi les convergences de réflexion, d’analyse et de décision.
Contrairement aux programmes qui s’imposent d’en haut (au fait où sont les programmes de science informatique numérique en classe de seconde ?), la gestion des données et du téléphone portable ne peut s’imposer d’en haut, le législateur l’a bien compris. En renvoyant au local, à l’établissement, le pouvoir politique soulève une problématique qui fait peur et qui est souvent dénoncée par les syndicats : qu’est-ce que l’autonomie de l’établissement ?
Bruno Devauchelle