Comment traduire à l’écran le besoin d’amour et la souffrance au sein d’une famille un brin dysfonctionnelle ? Mettre en scène une fille supposée adulte réclamant à cor et à cri son dû à des parents désarmants d’aveuglement ? Pour son 11ème long métrage (de « Bar des rails » en 1992 à « La Prière » en 2018), le réalisateur (et comédien) Cédric Kahn prend le risque d’aborder à son tour un sujet mainte fois visité au cinéma. Pour raconter sa « Fête de famille » -le retour inattendu et explosif de l’aînée après trois ans d’absence à l’occasion de l’anniversaire de la mère entourée de ses enfants et petits-enfants dans une grande maison à la campagne-, le cinéaste privilégie le débordement des sentiments, le désordre des affect. En une comédie déjantée, oscillant entre la jubilation affichée et la noirceur tragique, habitée par des personnages ambivalents, pétris de contradictions, mus par des forces qui les dépassent. Dans cette fiction chorale dominée par la figure dérangeante d’une jeune femme au bord de la folie, nous sommes aux antipodes du geste ‘psychanalytique’ cher à Arnaud Desplechin (« Un conte de Noël », 2008). Cédric Kahn rejoint plutôt les embardées émotionnelles et les séismes intimes d’un John Cassavetes (« Love Streams, 1985) tout en retrouvant accès de cruauté et instants de vérité propres à Maurice Pialat (« A nos amours », 1983). Ainsi le réalisateur trouve-t-il ici un chemin original pour mettre en jeu et en scène, les liens familiaux, révéler leur pouvoir d’attraction, leur force destructrice. Et, lorsque les masques tombent, le besoin d’amour dans sa crudité nous saute à la figure.
Trop festif pour être vrai
Les fines grilles s’ouvrent sur un grand jardin lumineux. A l’ombre des arbres, non loin d’une vaste demeure un peu déglinguée au labyrinthe de pièces multiples, la table est dressée et on s’affaire en cuisine. La rayonnante Andréa (Catherine Deneuve), aidée par son mari Jean (Alain Artur ), reçoit enfants et petits enfants. C’est son anniversaire. Il y a là son fils Vincent (Cédric Kahn en personne), avec son épouse Marie (Laetitia Colombani) et leurs jeunes jumeaux Milan et Solal. Un homme solidement installé doté des signes extérieurs de réussite sociale. Un sérieux contrastant avec l’immaturité de Romain (Vincent Macaigne), l’autre fils, éternel agité, muni d’une caméra et accompagné de son amante du moment Rosita (Isabel Aimé Gonzalèz-Sola). Il y a aussi l’adolescente Emma (Luana Bajrami) -au statut encore incertain en ces prémices d’une journée particulière- et le jeune Julien (Josua Rosinet), un garçon pour lequel cette dernière manifeste une attirance certaine. Ils sont venus, ils sont (presque) tous là pour passer vingt-quatre heures auprès de l’héroïne de cette petite célébration. Il manque cependant la fille aînée qui se rappelle brutalement aux autres membres de la famille. Un coup de fil à Andréa dont nous saisissons le trouble dans le timbre de voix. La réponse spontanée fuse : ‘Ne bouge pas ! On vient te chercher’. Claire (Emmanuelle Bercot), absente depuis trois ans, est de retour.
A l’exception d’une connivence immédiate avec son frère Romain, visible dans les minutes qui suivent son irruption dans la maison, les signaux envoyés et les paroles échangées diffusent un malaise grandissant. Nous reconstituons peu à peu les causes possibles de l’installation de Claire aux Etats-Unis sans sa fille Emma, élevée par ses grands-parents. Claire aurait ensuite quitté précipitamment son mari violent en emportant sa carte de crédit et …des bijoux appartenant à sa belle famille. Mais son attitude extravertie, les accès de violence de la voix et du geste, soutenus par la caméra complice d’un frère qui a d’abord prétendu réalisé un documentaire sur le thème de la famille, répandent le trouble et inquiètent une partie des participants à cette fête. Ainsi du frère le plus âgé, déstabilisé par cet ‘ouragan’ engouffré dans la maison et forçant portes et fenêtres. Ainsi d’Emma, la fille de Claire qui ne la reconnaît pas comme mère et conjure sa grand-mère de ne pas céder à tous les diktats de l’intruse.
La tempête émotionnelle enfle encore lorsque nous apprenons, de la bouche vociférante de l’intéressée, le motif principal de sa présence en ce lieu chargé de l’histoire familiale. Elle réclame sa part d’héritage que ses parents, désargentés, ne pourraient lui donner qu’à la condition de vendre ce bien symbolique. Une demande formulée avec provocation et arrogance par une jeune femme agressive et fragile, entre crise de nerfs et accès de folie.
Jeux d’amour et de haine, mises en scène du désastre
Face à pareil déchaînement de sa fille et aux ondes de choc touchant l’ensemble des participants, sans oublier adolescents et enfants, Andréa privilégie la fuite et l’aveuglement, fidèle en cela à son goût de l’instant : ‘Aujourd’hui c’est mon anniversaire et j’aimerais qu’on ne parle que de choses joyeuses’. Quelques adultes (dont Vincent le sérieux) ont beau inciter à dire les choses pour dénouer la crise. Rien n’y fait. Quant à l’apprenti-cinéaste (et amant inconséquent), il entretient un pacte secret et pervers avec sa sœur, perpétue l’irresponsabilité qu’il partage avec elle, quitte à renforcer le déséquilibre profond de cette dernière.
Adolescents lucides et enfants frondeurs, par un renversement courant dans les familles bringuebalantes, semblent les seuls capables de faire surgir des éclats de vérité. La petite pièce de théâtre écrite et montée par Emma est à ce titre éclairant. Inspirée par le ‘spectacle’ des adultes, elle revendique le projet de ‘tout balancer’.
Pourtant, de désordres en faux-semblants, de fous rires en exagérations théâtrales, de mensonges en provocations, de ce huis clos foutraque, en un dimanche à la campagne, émergent des torrents d’amour et de haine qu’aucun des personnages ne maîtrise, a fortiori celle par qui le scandale arrive, celle qui revendique de façon débridée et dérangeante sa soif d’amour et de liberté.
Les partis-pris du réalisateur épousent le plus souvent les flux et les reflux des affects hypertrophiés par la présence encombrante de la jeune femme confrontée à la placidité d’une mère adepte du statu quo reposant, comme la plupart des autres membres de cette famille (dont Jean, mari effacé et père consentant). Longs plans-séquences en particulier pour les scènes de repas alternent avec des scènes découpées et mobiles au diapason des embardées sentimentales, des mouvements brusques ou des humeurs changeantes. Au-delà du tourbillon de gaité et de légèreté, rêvé par la mère pour son anniversaire, nous sommes peu à peu emportés par des mouvements plus profonds mettant au jour à la fois l’énergie vitale circulant au sein de cette famille fantasque et les effets dévastateurs des carences affectives et d’une distribution aléatoire de la tendresse.
La folie de Claire réside dans son désir irraisonné de réparation par une nouvelle répartition des rôles. Et de l’argent.
Au milieu d’un assemblage réussi de comédiens, tous excellents, face à Catherine Deneuve, épatante interprète d’une mère mal aimante à force de légèreté, à l’inconscience désarmante, Emmanuelle Bercot, dans le rôle de Claire, fait mouche. En héroïne farouche et inquiétante, traversée par une demande éperdue d’amour, la comédienne se tient au bord du gouffre. En dépit des lourdeurs d’un script foisonnant, un film impressionnant.
Samra Bonvoisin
« Fête de famille », film de Cédric Kahn-sortie le 4 septembre 2019