Dès le début des années 1980 (et même avant), l’idée selon laquelle le développement de l’informatique allait transformer l’école s’est répandue. La transformation pédagogique par le numérique est alors le plus souvent mise en avant que ce soit dans la bouche des politiques, des industriels, des passionnés (pour ou contre), du grand public. Cette évidence du discours n’est pas celle de la réalité quotidienne tout au moins si l’on en juge par plusieurs publications récentes, mais aussi des observations que nous faisons dans les établissements. D’une part la généralisation des moyens numériques (infrastructures, services, ressources, terminaux…) sont encore à confirmer au-delà de statistiques déclaratives, d’autre part dans une activité d’enseignement, le numérique n’est pas une priorité en regard des autres points importants qu’il faudrait prendre en compte pour la réussite de tous. Il suffit d’ailleurs d’écouter les discours récents des décideurs pour s’en convaincre (circulaires de rentrée, discours de début d’année scolaire et autres textes). Le ministère actuel a d’ailleurs fait ses choix et mis en grande partie de côté cette idée d’une transformation pédagogique par le numérique.
Une illusion pédagogique
La revue Education Permanente, dans son numéro de juin 2019, interroge l’ensemble de la communauté du numérique pour l’éducation et la formation. Le titre de ce numéro « le numérique, une illusion pédagogique » laisse peu de doute quant à la force du questionnement voulue par les responsables et les auteurs de cette revue. On y comprend qu’il y a beaucoup d’allant de soi qu’à l’instar d’Amadieu et Tricot (apprendre avec le numérique, mythes et réalités, Retz, 2014) il faut interroger. Dans l’introduction de ce numéro on peut lire : « S’agissant des techniques numériques, c’est en tant que techniques non pédagogiques, utilisées comme moyens (types d’outils et de supports), qu’elles sont susceptibles d’être intégrées à la conception de dispositifs d’apprentissage. En tant que telles, elles ne se substituent pas aux techniques pédagogiques. ». Plus loin on comprend qu’une même technique numérique peut amener à des pratiques pédagogiques totalement opposées, des plus archaïques au plus innovantes
Le rapport de la Cour des Comptes publié début juillet 2019 va, au moins en partie, dans le même sens en particulier au travers de ce chapitre : « B – Des usages pédagogiques décevants, le recours à des ressources et services en ligne « grand public » » (p.83-85) et de ce passage de la conclusion : « les usages pédagogiques du numérique ne s’installeront que si le ministère fait un investissement majeur dans la formation au numérique pour la pédagogie, dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignants, suivie d’une certification obligatoire. ». Même si ce n’est pas son rôle, la Cour des comptes aborde là un problème de fond : y a-t-il réellement des usages pédagogiques du numérique dans les classes ? Sans définir l’expression, on peut y mettre tout et n’importe quoi… mais les propos sont là ! Dans cette confusion des genres (que l’on peut percevoir à la lecture du rapport), il y a un réalisme simple : quelles sont les priorités de l’école actuelle ? Comment parvenir à répondre à ces priorités ?
Un potentiel de transformation ?
Le mythe de la transformation pédagogique traverse le système éducatif d’abord par le haut, avec ou sans le numérique. Ce sont bien les discours et autres propos qui depuis 1985 en particulier, alimentent cette idée. Dans sa dernière interview, Michel Serres, aussi utopiste soit-il, nous interpelle non pas sur la transformation de l’école et de son fonctionnement, mais sur la « société pédagogique ». En cela il insiste et met le doigt sur un potentiel de transformation qui nous échappe et pour lequel nous ne savons pas comment faire. Mais alors d’où vient cette suspicion sur la transformation pédagogique par le numérique ? Elle vient d’une confusion, curieusement signalée en creux par la Cour des comptes, par la centration sur l’équipement comme préalable non réalisé. Pour le dire autrement, l’absence d’usage et de transformation pédagogique viendrait d’une inadaptation des structures, des infrastructures, des équipements et du niveau de maîtrise technique numérique des enseignants. Elle ne remet pas en cause le lien entre numérique et transformation pédagogique, bien au contraire elle le présuppose. Or il n’en est rien et nous le savons depuis longtemps à propos de toutes les techniques et de leur pouvoir de transformation, en particulier dans le domaine scolaire, domaine si bien verrouillé et encadré par les choix des pouvoirs politiques. Mais la Cour des Comptes n’est pas une spécialiste de l’apprentissage, de l’enseignement, mais bien plutôt de ce que l’on fait des finances publiques…. en regard des intentions exprimées par ceux et celles qui les orientent.
Nous proposons l’hypothèse suivante : ce sont désormais bien les réalités sociales qui indiquent les transformations en cours surtout dans le contexte numérique tel qu’il advient. Or ces réalités sociales ne sont pas exclusivement liées au numérique. Elles sont liées plus généralement à l’évolution d’une société qui accepte globalement le modèle individualiste/libéral, même parfois en le contestant…. Les enseignants sont parmi ceux que ces réalités interrogent chaque jour au travers des élèves qu’ils accompagnent, des adultes qui dans et en dehors de l’école accompagnent les jeunes, et plus généralement ils sont aussi interrogés dans leur identité professionnelle : comment faire une éducation au collectif dans une société d’individualisation ? De plus le processus d’individuation passe désormais aussi et parfois beaucoup par l’utilisation des moyens numériques et c’est une transformation importante. Si les enseignants n’y échappent pas ils peuvent en rester éloignés du fait du cadre imposé par l’organisation et la politique scolaire dans notre pays. D’ailleurs la manière de faire du ministre actuel renforce ce repli sur une organisation traditionnelle.
Révolution pédagogique, révolution sociale
Il est nécessaire de rappeler que les révolutions (pédagogiques entre autres) n’existent pas sans d’autres révolutions sociales (cf. les débats de 1791 à l’assemblée constituante, mais aussi ceux de 1882). L’actuel engouement pour l’écologie et le développement durable (pourtant pas nouveau, René Dumont ça date des années 1970), et sa reprise par le ministre pour les programmes du collège aurait pu être cette révolution. Or, là encore il n’en est rien, au moins pour l’instant. Mais pourquoi penser transformation des pratiques pédagogiques du fait du numérique ? Parce que certains voient dans le numérique une forme de révolution sans penser qu’elle doit être sociale avant d’être pédagogique. Or elle n’est sociale que progressivement et récemment (l’invention de l’imprimerie a mis du temps à transformer la société !) Françoise Cros rappelait qu’il n’y avait plus d’invention/innovation pédagogique majeure à faire, elles sont déjà écrites et testées, et que l’arrivée du numérique ne pourrait pas agir comme une baguette magique sur l’école !!!
Pour terminer, rappelons à tous les zélateurs et promoteurs de cette association entre transformation numérique et transformation pédagogique qu’il est temps d’abandonner ce discours. Nous comprenons bien ces textes qui invitent à calmer les esprits. Pour autant ils n’invitent pas à délaisser le champ de la recherche de nouvelles pistes, mais ils invitent à garder la tête froide. La question de la transformation pédagogique en lien avec le numérique se fera de manière homéostasique et dans la durée. Elle se fera dans la continuité d’une transformation sociale systémique qui adviendra de toutes manières car on observe déjà l’évolution de la société telle qu’elle est du fait, entre autres, des moyens numériques. Mais elle se fera uniquement lorsque la vision de la place de la scolarité dans l’avenir de la société sera repensée et qu’une nouvelle impulsion redonnera à la scolarité les finalités cohérentes avec la société en devenir. Et non pas avec celle que nous finissons de vivre, celle qui est issue de la domination exclusive du livre et de l’écrit comme discriminant social dans une société réservée à quelques-uns. Or cette domination a produit un système éducatif marqué par une forme scolaire très stable en lien avec une organisation sociale précise. Or c’est cette organisation qui est en train de se transformer. Ne mettons pas la charrue numérique avant les bœufs pédagogiques….
Bruno Devauchelle
Quelques liens pour continuer la réflexion :
Michel Serres sur Arte 18 mai 2019
Michel Serres sur France Inter 26 mai 2019
Rapport de la Cour des comptes