Les États Généraux du Numérique se croisent avec un Grenelle dont on ne sait si c’est celui de l’éducation ou des enseignants. Ils croisent aussi avec le deuxième confinement et ses conséquences. Ils sont effectivement décalés et noyés dans les problématiques qui finalement auraient dû le rebaptiser autrement et surtout ne pas se limiter aux seules questions du numérique. Toutefois cela n’empêche pas les passionnés, les lobbys, les opposants de s’écharper sur le site du ministère (et ailleurs) à propos du numérique. Cela part dans tous les sens, chacun voulant proposer qui sa solution technique, qui sa start’up, qui sa vision pédagogique, qui ses choix idéologiques. Mais trop peu de propositions en phase avec les réalités du quotidien comme nous l’avons dit récemment.
On ne s’y trompe pas, l’écoute des Etats généraux du numérique (EGN) met en évidence l’écart entre des décideurs et technocrates et les réalités des acteurs de terrain (cf. l’intervention de M Nembrini) et leurs problématiques. L’approche descendante est encore trop présente dans les formes d’expression de ces personnes qui finalement jouent davantage pour elles-mêmes que pour le système éducatif… malgré leurs dénégations. Toutefois, on peut saluer, avec surprise et intérêt, les propos d’Amélie de Montchalin, ministre de la transformation de la Fonction publique. En effet dans une approche systémique et globale, elle a su resituer plusieurs des questions centrales du numérique dans la société dans un « écosystème territorialisé » et inviter à des actions concrètes. On remarque en particulier ce lien avec les collectivités territoriales et les problématiques associées. On remarque aussi la critique forte de la complexité des démarches administratives mises en place par l’État au-delà des seules questions d’illectronisme. On retrouve là une distinction entre le fond (la démarche) et la forme (l’outil numérique mis en place) qui mérite d’être questionnée, car il y a aussi nécessité de penser l’un et l’autre en système.
En cette période troublée on peut être tenté de faire un parallèle, inspiré par l’ethnologue du bureau Pascal Dibie, entre le lieu de travail et le lieu de l’apprendre, l’École. Ce parallèle va se compléter par le rapprochement que l’on peut faire entre télétravail et enseignement/apprentissage à distance. La construction de l’espace de travail s’inscrit, selon l’ethnologue d’une volonté de contrôle et d’encadrement. On va au travail comme on va à l’école. À l’école on donne du « travail à faire » et au bureau « on fait son travail ». Et bien sûr il y a le résultat : le salaire et l’emploi d’une part, le bulletin de notes et le passage dans la classe supérieure d’autre part. Si l’on poursuit la comparaison, on peut envisager l’enseignant comme le chef de bureau et le principal comme le directeur de l’unité ou de l’entreprise. En poursuivant on peut observer l’informatisation de ces deux lieux en parallèle. Si le lieu de travail a été envahi par le numérique, dans l’école il s’impose d’abord dans l’organisation générale (gestion administrative, vie scolaire…). C’est dans l’activité en classe que la place du numérique est sensiblement différente, surtout si les élèves ne disposent pas d’équipement individuel. L’enseignant (le chef de bureau) dispose d’un matériel (ordinateur plus vidéoprojecteur, interactif ou non) qui renforce sa position dominante. En allant plus loin dans la comparaison, le monde du bureau a accepté l’informatique, le numérique tandis que la salle de classe, mais pas l’établissement, ne l’a pas vraiment « intégré ». Ce rapprochement qui peut sembler hasardeux à certains n’a d’autre but que d’inviter à réfléchir sur le sens et la forme des activités qui permettent d’apprendre. Si l’école tue l’envie d’apprendre, comme le bureau tue l’envie de l’activité professionnelle, alors on peut comprendre pourquoi le numérique est si souvent rejeté, car il renforce cette pente glissante vers laquelle s’engage le monde académique soutenu par un conseil scientifique qui a une vision très « machinique » de l’humain.
Entre des propos convenus et des pistes d’actions, que va-t-il rester de ces États Généraux confinés ? Y a-t-il des marges de manoeuvre ? La collision entre des évènements aussi importants que ceux qui sont vécus cette année 2020 va probablement remettre le numérique à une place non pas d’auxiliaire, mais plutôt d’annexe, de recours, de substitution éventuel. De la mécanisation logicielle de l’apprentissage du lire et du compter à l’utilisation des visioconférences et autres ENT en cas de carence de l’école, on peut voir se poursuivre la déshérence éducative sur le numérique. Les débats à propos de la formation des enseignants le confirment : l’institution fait toujours la même chose (PNF, PAF…), mais les acteurs du quotidien eux attendent de la proximité et de l’accompagnement. Attendons donc l’année scolaire prochaine pour voir si cette première semaine de reprise d’une école dans un monde confiné amène les politiques à repenser le système. A priori, rien ne le laisse penser, surtout si on analyse les propos des politiques lors du premier déconfinement : revenir à ce qui était avant…. et dont on se satisfaisait, malheureusement.
Bruno Devauchelle