Pour rendre hommage à Samuel Paty, ses proches et le président de la République ont invoqué Ferdinand Buisson et Jean Jaurès. Ces références ne doivent rien au hasard tant ces deux grandes figures républicaines et socialistes ont imprimé de leur pensée notre conception de la laïcité et de l’école. Très vite on a soutenu qu’à travers l’atroce assassinat de ce professeur, c’était la République, la liberté de pensée, la liberté d’expression qui étaient attaquées. Mais à s’en tenir à ces grands principes on risque de passer à côté d’un problème certes plus directement scolaire mais qui est pourtant de la plus haute importance.
A l’école, la laïcité ne peut en effet se réduire à une platitude juridique qui veut que chacun d’entre nous dispose d’un « droit de croire ou de ne pas croire ». Si la laïcité est à l’évidence et en première approche ce droit – de croire ou de ne pas croire – pour l’école la laïcité est l’obligation de soumettre au libre examen – c’est-à-dire à la raison – tout dogme, toute vérité révélée.
Autrement dit, l’école ne se contente pas de dire qu’il existe deux possibilités – croire ou ne pas croire – qui pourraient être conçues comme deux droits également opposables. Elle exige de tous d’accepter de concevoir une croyance pour ce qu’elle est. Elle exige de reconnaitre la distinction entre croyance et savoir, d’admettre l’autorité et la supériorité de la connaissance sur l’opinion, les vertus de l’enquête, et finalement d’admettre la « souveraineté de la Raison » selon l’expression de Buisson. Et chaque enseignant sait, comme Samuel Paty, que c’est là une des tâches les plus difficiles qui soit.
Est-ce à dire alors que la laïcité conduit à un plat et désespérant positivisme ? Ce fût-là, dès la création de l’école laïque la tentation des milieux conservateurs et/ou religieux : ils accusaient l’école d’être a-morale en cherchant à réduire la laïcité à la « neutralité » de l’école. Une « neutralité » qui ne serait pas seulement une simple « réserve » mais, plus clairement, une sorte d’ « état d’effacement, d’impuissance et d’insignifiance », selon les mots de Buisson, une « nullité » philosophique qui finalement condamnerait l’école au silence.
C’est bien contre cette conception, stratégiquement entretenue par les milieux les plus réactionnaires, contre ce danger, que Buisson comme Jaurès ont opposé une conception plus ample et mieux fondée de la morale laïque. « L’école n’est pas neutre tout court » affirme Buisson ; la laïcité, c’est aussi l’exercice de la raison dans le domaine de la morale. Qu’il s’agisse de la « foi laïque » pour Buisson, de la « religion de l’Humanité » pour Jaurès, ces deux expressions désignent le fait qu’il existe une morale, civique, qui est le résultat de l’observation et de la compréhension de la nature humaine et de son histoire.
Ainsi comprise, la laïcité n’est ni « irréligieuse », ni « iconoclaste ». Elle ne réclame pas l’ « invisibilisation » de la religion. Elle combat la « tyrannie cléricale » (Buisson) qui entend substituer à la raison les vérités révélées. Mieux. Jaurès comme Buisson défendaient une philosophie de l’histoire qui englobait, embarquait, toute l’histoire, toute et y compris l’histoire de toutes les religions.
Buisson affirme ainsi que la morale laïque loin d’offrir une « demi-éducation » aux enfants est au contraire la « fleur même et le fruit de la civilisation recueillie à travers les siècles, dans les religions et les législations de tous les âges et de toute l’humanité » ; une morale supérieure parce que plus large que « ces premières synthèses hâtives et provisoires que l’on appelle les religions ». De même, Jaurès se désolant du positivisme étriqué de Littré, savait l’importance des « aptitudes de l’âme humaine pour l’infini » et n’a cessé d’inviter chacun à reconnaitre et à comprendre « toute entière la grandeur religieuse de l’humanité » qu’il pensait pouvoir se réaliser dans le socialisme.
On aura compris que cette compréhension profonde de la morale laïque ne peut s’exercer qu’à la condition d’une confiance dans l’école. Une confiance envers les enseignants qui, à l’inverse d’un contrôle toujours plus serré et méfiant de leur capacité à appliquer des directives, relève d’une reconnaissance profonde de l’autonomie de l’école et de ses enseignants.
Dans son introduction à La foi laïque (1912) Buisson, volontiers millénariste et socialisant, formulait un espoir qui pourrait être le nôtre aujourd’hui : « Il est permis d’espérer que le jour n’est pas loin où la conscience publique parlant haut, mettra fin, d’autorité, à la guerre civile scolaire dont les enfants sont les premières victimes et enjoindra enfin aux hommes d’école de faire leur œuvre à l’école, aux hommes d’église de faire la leur à l’église et aux hommes de parti de renoncer à se servir ou de l’une ou de l’autre pour des fins politiques ».
Guy Dreux
Professeur de Sciences Economiques et Sociales
Co-éditeur avec Madeleine Rebérioux et Christian Laval
de l’anthologie de textes de Jaurès, De l’éducation, éditions Points Seuil
Co-directeur avec Gilles Candar et Christian Laval
de Socialisme(s) et éducation au XIXe siècle, Le Bord de l’Eau