Comment éduquer les élèves à la question des traces numériques ? Au lycée de l’Iroise à Brest, les 1ères du projet i-voix ont créé des « i-tombeaux », des tombeaux numériques en hommage à des personnages de Racine et Mouawad : ils ont écrit et publié leurs oraisons funèbres, produit, éditorialisé, commenté leur présence post mortem sur internet. L’appropriation numérique de la littérature devient une approche littéraire du numérique pour réfléchir sur des questions essentielles : comment se transforme aujourd’hui notre relation à la mort ? peut-on considérer notre présence en ligne comme une écriture : celle de nos mémoires numériques d’outre-tombe ? A l’heure des Etats Généraux du Numérique pour l’Education, le projet invite à envisager à l’Ecole le numérique comme « un fait social total » (M. Mauss). En écho à toutes les commémorations actuelles, il interroge la façon dont au 21ème siècle nous construisons le souvenir des personnes disparues, donc aussi le nôtre…
A l’origine du projet
Au programme 2019-2020 du français en 1ère figure l’étude de Phèdre de Racine, associée à un parcours sur « Passion et tragédie ». La lecture cursive porte ici sur la pièce Incendies de Wajdi Mouawad. Dès le début de la séquence, une séance lance le travail d’appropriation créative. Il est rappelé ce qui caractérise le tragique (la présence de la fatalité), ce qui en constitue le ressort principal (comment un personnage se débat contre son destin), ce qui le rapproche de la condition humaine (comment vivre avec la mort comme issue inéluctable). Il est aussi souligné combien à l’âge d’internet la mort transforme sa présence : les élèves parcourent quelques pages web qui montrent combien nos traces en ligne nous survivent, combien aussi se développent avec le numérique de nouveaux « services » funéraires (pages hommages, sites mémoriaux, tombes connectées via QR Codes, clones …). Les questions alors fusent : somme-nous condamnés à hanter le web après notre mort ? quels usages mémoriaux d’internet pour s’approprier et réorganiser les traces d’une personne disparue ?
Comment ça marche ?
Pour éclairer ces transformations de notre relation à la mort, une mission collective se met en place : réaliser des tombeaux numériques, des « i-tombeaux » pour les personnages des pièces à lire. A leur mémoire, chaque élève va produire plusieurs articles sur le site de la classe i-voix. D’une part, une oraison funèbre sur un personnage de son choix : en guise d’inspiration, on parcourt en ligne des exemples d’oraisons célèbres de Boileau ou Malraux pour saisir ce qu’est le genre de l’oraison. D’autre part, deux articles à choisir parmi une liste de propositions que les élèves eux-mêmes enrichissent : traces numériques laissées par le personnage (publications Instagram, vidéos regardées sur YouTube, playlist de morceaux écoutés sur Spotify, achats sur un site de vente, historique de recherches sur Google, enregistrements audio sur smartphones …), affaires personnelles qu’on aurait choisi de conserver dans un site commémoratif (lettre, confession, image, testament, photo de la tombe et de l’épitaphe …), témoignages de proches portés lors des obsèques ou publiés en ligne (« Je me souviens » polyphonique, florilège de phrases gardées dans la mémoire, morceaux de musique choisis pour la cérémonie ou joués pour lui, poème écrit ou lu en hommage, cagnotte lancée en ligne pour récupérer des fonds afin de payer les obsèques, aider les descendants, financer un projet qui tenait à cœur au personnage ou soutenir matériellement ses victimes…). Deux ateliers d’écriture d’une heure, en salle multimédia, permettent de réaliser les productions, avec l’accompagnement en présentiel de l’enseignant et d’éventuelles finalisations à distance du travail.
Pourquoi ça marche ?
La dynamique et la qualité du travail interrogent. Le projet, on le comprend, favorise l’immersion et l’empathie fictionnelles, intensifiant la relation à l’œuvre. La diversité des propositions offre à l’élève une certaine liberté de choix dans un contexte de préparation au bac de français qui multiplie les contraintes. La participation à un projet collectif a la vertu de motiver et responsabiliser. La possibilité est offerte d’explorer de nouveaux espaces et de nouvelles formes d’écriture que les élèves pratiquent volontiers, que l’Ecole tend à considérer comme illégitimes, et qui acquièrent ici un enjeu littéraire : il s’agit par exemple de considérer un compte Instagram, une playlist Spotify ou une vidéo partagée sur Youtube comme de nouvelles possibilités d’écriture de soi, une carte GMap, un message sur répondeur ou une cagnotte Leetchi comme de nouvelles modalités de relation à l’autre. La publication à venir des productions s’avère une clef de la réussite : créer pour être publié, c’est donner à la lecture et à l’écriture un destinataire, un enjeu et un sens.
Le travail mené libère et construit du pouvoir d’agir : il affirme le droit de s’emparer de personnages, même ancestraux, pour les faire siens, d’écrire de l’intérieur ou en marge des œuvres pour continuer à les faire vivre, de participer au foisonnement créatif d’internet ; bref, il amène à considérer et la littérature et internet comme un « commun », comme une culture participative. La problématisation initiale de la démarche d’écriture d’appropriation apparait enfin fructueuse : il ne s’agit plus (tristement ?) de lire pour préparer le bac, il ne s’agit plus (simplement) de lire pour lire, il s’agit de lire pour écrire et même pour questionner son propre rapport à l’existence. Au final, ce qu’offre le numérique, c’est la possibilité de faire sortir l’œuvre du Livre et de l’Ecole, de ne pas enfermer la littérature dans ses supports habituels, d’envisager l’écriture comme une invitation à s’emparer des mots pour mieux habiter le monde, voire se confronter à la mort.
Approfondir par un atelier réflexif ?
Le travail jubilatoire de publication se prolonge par un atelier d’écriture réflexive. Les élèves répondent individuellement à un questionnaire en ligne sur l’ENT pour interroger le travail qu’ils ont collectivement mené. Un florilège de leurs réponses est ultérieurement publié sur le blog pour que chacun enrichisse ses réflexions par celles de ses camarades. Les questions posées sont diverses : quel article avez-vous préféré parmi tous ceux publiés sur chacune des pièces ? pourquoi avez-vous choisi précisément d’écrire sur ce personnage ? qu’avez-vous voulu transmettre comme sentiment ou idée ? de quel passage de votre oraison êtes-vous le plus satisfait ? pourquoi avez-vous choisi ces rubriques-là parmi toutes celles qui vous étaient proposées ? à la lumière du travail mené, en quoi internet transforme-t-il selon vous la façon dont nous laissons des traces de nous après notre mort et/ou la façon dont nous gardons la mémoire d’une personne disparue ? la réflexion menée peut-elle vous inciter à transformer vos pratiques sur internet ? …
Pour une approche numérique du littéraire ?
Les réponses s’avèrent éclairantes. L’écriture recréative engage un processus d’actualisation de l’œuvre pour que le passé se fasse présent, que la fiction se fasse réelle, que le personnage se fasse alter ego. Elle fait entrer en jeu, plus intensément, sentiments et valeurs pour que l’œuvre amplifie son pouvoir de vibration et de façonnement jusqu’à développer la sensibilité morale. « Pour mon oraison, écrit par exemple Yuna, j’’ai choisi Nawal car ce personnage est à mon sens le plus complet, le plus puissant et le plus vivant : elle a tout vécu, tout enduré, mais son silence est comme un déni de son histoire. Je trouvais particulièrement intéressant de retracer sa vie et son histoire, et de poser derrière les questions et les frayeurs qui surviennent à chaque décès : qu’adviendra-t-il de son souvenir, de sa vie ? Vais-je oublier sa voix, son port, son visage ? Si Nawal a vécu tout cela, fut-ce seulement pour que cela tombe dans l’oubli ? »
Le travail est source de plaisirs (de la créativité , de la désacralisation, du travail en réseau), mais aussi de vérité, ce que souligne Maëla qui a choisi d’animer un compte Instagram pour Phèdre : « Pouvoir incarner les personnages de Racine avec des posts Instagram en parlant comme une personne actuelle, tout en cassant le « sérieux » de la pièce avec des commentaires humoristiques : c’est ce qu’on a fait avec plusieurs personnes de la classe telles que Salomé qui incarnait le personnage d’Oenone, Pierre-Yves, celui de Thésée, ou encore Stérenn, celui d’Hippolyte. Revisiter Phèdre a été quelque chose de très amusant à faire. Ce que j’ai voulu faire partager a travers cette « Phèdre IRL », ce sont ses sentiments personnels, c’est faire percevoir comment elle a vécu sa tragédie. C’était un peu comme montrer une autre de ses facettes : comme si son vrai visage était sur Internet. »
Les articles ont enfin favorisé non seulement une meilleure connaissance des pièces, mais aussi un déplacement du regard, ce dont témoigne Yuna : « Créer un enregistrement de la voix d’Aricie m’a fait prendre le parti d’un Thésée coupable, ce qu’à la lecture je n’avais pas envisagé. »
Pour une approche littéraire du numérique ?
Le projet « i-tombeaux » avait aussi pour enjeu, dans la confrontation avec des tragédies, une réflexion sur la question de la mort à l’âge d’internet. Autrement dit, un mur Facebook doit-il être considéré comme une paroi virtuelle de sarcophage égyptien ?
Nourries de l’expérience menée, parfois enrichies par la lecture d’analyses de Fanny Georges ou Hélène Bourdeloie, les réponses témoignent toutes d’une prise de conscience renforcée de l’hypermnésie du web, d’un gain de lucidité : « Dès que nous envoyons un message, postons une photo ou une vidéo, faisons des recherches ou tout autre acte banal, nous laissons des traces sur Internet : l’internaute ne meurt-il donc jamais ? » Le stockage post mortem des traces génère chez certains des inquiétudes : « Internet apparaît comme un centre de stockage infini dans lequel chaque personne est « fichée », un véritable univers parallèle qui, sans éducation préalable à son usage, peut s’avérer très dangereux pour ses utilisateurs. Ainsi nos comptes sur les réseaux sociaux peuvent rester actifs indéfiniment, nos photographies et nos vidéos sont à jamais conservées, jusqu’à nos données les plus intimes que l’on a malencontreusement stockées sur un Cloud quelconque. » ; « Il est possible d’écrire de fausses informations sur ces disparus, et ils ne seront malheureusement pas là pour dénouer le vrai du faux ! » . Certains même se révoltent : « Les nouvelles tombes numériques sur lesquelles un QR code permet l’accès aux données du défunt ou les tentatives de remplacer les proches défunts par des clones robotiques m’apparaissent d’une morbidité effrayante. Les entreprises du monde actuel vont jusqu’à spéculer sur la mort… ». D’autres se réjouissent, d’un gain d’immortalité, d’une diversification des supports de mémoire ou d’une démocratisation du souvenir : « Internet permet de ne jamais oublier quelqu’un, quelque chose et de toujours la faire vivre, bien que celle-ci ne soit pas forcément montrée dans l’exacte vérité. »
Chez la plupart enfin, la prise de conscience responsabilise et parait susceptible de se transformer en actes : « Internet peut effectivement transformer la façon dont on laisse des traces de nous après notre mort mais ces traces peuvent être choisies, volontaires. » ; « Internet permet de laisser une trace de nous après notre mort qui peut être positive » ; « La réflexion que nous avons menée sur i-voix a permis de changer certaines habitudes que j’avais sur Internet. En effet, je laisse maintenant moins de traces, notamment sur les réseaux sociaux, car je n’ai pas forcement envie que mes enfants ou petits-enfants aient une mauvaise image de moi en allant sur Internet. ». Pour quelques-uns, le travail créatif mené dans le cadre scolaire a même engendré le projet de continuer à livrer les traces personnelles de leur créativité : « Le travail mené sur i-voix peut nous inciter à publier notre travail, notre passe-temps, nos créations. Par exemple, j’ai publié des peintures et dessins personnels sur un compte Instagram. »
En guise de bilan
Le projet i-tombeaux a permis de recueillir et fortifier les traces laissées par les œuvres dans la mémoire des élèves et les traces laissées par les élèves dans les œuvres elles-mêmes, de nourrir la « bibliothèque intérieure » du lecteur qu’évoque Pierre Bayard. Il montre aussi combien le travail numérique de la littérature peut conduire les élèves à une conscientisation et une réorientation de leurs propres pratiques numériques. Car le numérique cesse ici d’être seulement un outil : c’est une démarche individuelle d’apprentissage, un processus de construction collective des savoirs, une possibilité de publication ouverte des productions de l’intelligence, un objet d’étude à part entière.
Au bout du compte, le projet a permis de confronter sa propre finitude à l’infini du web, de comprendre combien le tragique réside moins désormais dans la fatalité de la disparition que dans la fatalité de la permanence, celle de nos traces numériques, amenées à nous survivre. Et ce « Livre des morts » de l’âge numérique, loin d’inviter au fatalisme et au désespoir, incite les élèves à retrouver un peu d’esprit de résistance, un peu d’emprise, un peu de combativité. « Redonner à l’écriture-lecture son pouvoir d’émancipation personnelle par la restauration des puissances d’agir » : et si, à la lumière de ce vœu de Luc Dall’Armellina, on développait à l’Ecole un authentique pouvoir d’agir, avec et sur la littérature, avec et sur le numérique : un pouvoir d’être ?
Jean-Michel Le Baut
Un autre exemple de pédagogie des traces dans le Café pédagogique
Article de Fanny Georges sur l’identité post mortem
Article d’Hélène Bourdeloie sur la reconfiguration des rites funéraires