Pourquoi alors le numérique ne parvient-il pas à trouver une place stabilisée dans tous les enseignements ? Tenter de savoir ce qui se passe au quotidien est l’angoisse de tous les dirigeants ? C’est au coeur de la salle de classe, de la relation quotidienne dans la communauté éducative que se construisent les ajustements, les adaptations, les évolutions réelles de l’école et aussi de la société. L’écart entre ce qui se passe et les quelques annonces faites à la suite des Etats généraux du numérique (EGN) ne fait que confirmer cela : on ajuste en haut alors que les problèmes sont au ras du terrain. Certes, on propose des miettes (de l’argent pour acheter des ressources) pour calmer les esprits, certes, on comprend enfin que le dialogue état/territoire (le maillon intermédiaire) est déjà difficile, voire impossible dans certains cas, certes, on se rend compte que l’on a vendu son âme aux commerçants et que les plus forts (GAFAM…) ne sont pas sous notre contrôle, reste que le problème est d’abord dans les têtes des gouvernants. À ne pas écouter au plus près les autres réalités non filtrées du quotidien, ils n’analysent les choses qu’en mode « meta » et pour le dire autrement de loin, certains diront « de haut ». Il faut aussi dire que ceux qui les entourent contribuent à cette cécité, un peu comme la cour du roi lui cache la misère du peuple !
Pourquoi les discours incantatoires sur la transformation pédagogique et l’innovation dans l’enseignement ne trouvent pas avec les moyens numériques le levier dont certains rêvent ? Cet écart, renforcé par des travaux comme ceux récemment publiés par le CNESCO ou encore par les constats du confinement si peu pris en compte dans les états généraux du numérique, montre bien qu’il y a question. À moins qu’il ne faille être beaucoup plus modeste et considérer les pratiques ordinaires actuelles comme, finalement, suffisante. Cela se trouve renforcé par la montée en puissance des questions d’information communication ou encore de médias ou même de citoyenneté. Dans sa tribune au Monde de l’éducation, Jean François Cerisier, et avec plus de prudence, met en évidence cette place presque impossible du numérique dans une école présentielle au regard de ce qu’il est devenu en quelques mois, mais aussi oublié aussitôt. C’est donc bien qu’il y a un invisible en éducation et que le développement d’une société numérisée n’est pas vraiment pris « au sérieux » alors qu’il est si quotidien.
La littérature scientifique semble confirmer les carences de maîtrise du numérique par les jeunes. Toutefois, ces analyses doivent être nuancées au regard du quotidien. Car à exprimer des tendances quantitatives, on en oublie les réalités qualitatives et certains chercheurs, parfois trop éloignés des pratiques quotidiennes et ordinaires, ne le prennent pas suffisamment en compte. Ayant eu l’occasion à de nombreuses reprises d’échanger sur ce sujet, il me semble qu’on oublie trop souvent que ce que les élèves construisent comme compétences dans le domaine du numérique est lié à leur contexte de vie en général. Au sein de ce contexte, la scolarité est, pour nombre d’entre eux, un monde à part. En renversant le regard qui part habituellement de l’école pour évaluer les jeunes, on peut imaginer d’évaluer l’école en partant du regard des jeunes, des élèves. Si, bien sûr, dans ce genre d’analyse, il faut relativiser les retours du fait des contextes éducatifs familiaux, on ne peut que constater que l’école pourrait bien devenir « exotique » en regard de ce que le monde donne à voir chaque jour. Dans les analyses comparatives, en particulier à propos des utilisations des moyens numériques, entre les propos des adultes, des enseignants et des élèves, on perçoit parfois ces écarts. Ils montrent ainsi qu’entre leurs habiletés et les pratiques scolaires, il peut y avoir une sorte d’incompréhension. Ayant observé dès le début des années 2000 cette distorsion des perceptions, on peut s’interroger sur son effet sur les pratiques quotidiennes dans la classe. Finalement, les enseignants peuvent aussi redouter cette hétérogénéité des approches du numérique par les élèves et ainsi limiter leurs usages en classe, d’autant plus que le contexte (hiérarchie, moyens matériels, programmes, etc…) n’incite pas vraiment à le faire. On observe ainsi un phénomène similaire à la télévision dans les années 1980 qui était considérée comme un objet extérieur à l’école. Mais la différence est que le degré de familiarité s’est largement amplifié du fait de la mise à disposition d’appareils individuels mobiles dès le collège, voir avant. Amplifié aussi par la transversalité des usages du numérique dans l’ensemble de la société.
Comment l’école peut donc s’emparer du numérique au service du quotidien ? Certes il y a tout cet environnement informatique qui structure l’organisation scolaire. On a, d’ailleurs pu comprendre, autour du cas du logiciel Pronote et de la société Index (plus de 80% des établissements scolaires du second degré en sont équipés) , que cette informatique est extrêmement structurante du fonctionnement quotidien : appel des élèves en classe, suivi des notes, cahier de texte numérique et bien sûr suivi administratif global. Il est un lieu qui dans son rapport à l’informatique et au numérique devrait être particulièrement interrogé : le CDI. À la croisée des chemins entre le livre et le numérique, le CDI et ses personnels, professeurs documentaliste et autres, sont au coeur d’une problématique centrale de l’école : le rapport au savoir, à l’information et à sa circulation. Et pourtant, même dans ce lieu, les pratiques sont très hétérogènes et aussi parfois en marge du reste de l’établissement et surtout de nombreux enseignants.
S’emparer du numérique au service du quotidien, si l’on pense que cela doit dépasser un enseignement formalisé de celui-ci (cf. codage, SNT, etc.), semble encore très difficile, dès que l’on tente d’aller au-delà des supports augmentés (TBI et autres visualiseurs). Cela suppose aussi d’avoir en classe des moyens à portée de la main des élèves. On peut même évoquer ici l’appel à leurs propres moyens (smartphone, tablette, ordinateur portable) comme répondant à cette question du quotidien. Si l’on reprend les trois critères que sont l’utilité, l’utilisabilité, l’accessiblité (Jacob Nielsen) on s’aperçoit que, très rarement, ils sont positivement présents dans le contexte de la classe. Cependant, certains enseignants, certaines équipes, ont pu dépasser ces difficultés, justement parce qu’ils ont fait bouger le contexte. Comment ? En organisant un enseignement exigeant des élèves des activités suffisamment complexes pour que, avec, entre autres, des moyens numériques, ils puissent développer leurs connaissances. Ce processus « connaître » est au coeur de l’ingénierie pédagogique en cela que l’on doit prendre en compte les différents éléments de ce processus pour que l’élève progresse. Ces différents éléments vont de la perception, la compréhension, à la réutilisation et au transfert jusqu’au-delà des limites de la salle de classe. Ce travail du quotidien est d’autant plus difficile qu’il n’est pas uniforme pour chaque élève. Permettre à l’élève de faire son cheminement vers la connaissance en s’appuyant sur des ressources variées et prenant en compte son propre environnement personnel cognitif est nécessaire.
Pour aller encore plus finement dans l’action pédagogique, il s’agit de penser le quotidien de la classe comme un milieu en mouvement au sein duquel les apports pluriels de l’environnement matériel et cognitif sont sollicités. Dans un monde largement numérisé, le recours à ces moyens devient d’autant plus évident et nécessaire, qu’ils contribuent largement à la construction des connaissances des jeunes indépendamment de leur parcours scolaire. Certes, les plus performants savent séparer et comprennent bien le sens de la soumission à la forme scolaire. Mais un grand nombre des jeunes n’ont pas suffisamment perçu cela et dans certains cas ne l’acceptent pas. Un quotidien d’adaptation, nécessaire, mais qui pour l’instant n’est pas encore suffisamment présent d’une part, et pas encore suffisamment conscientisé par le monde de l’enseignement, d’autre part, pour donner lieu à des évolutions significatives de l’organisation de l’enseignement. On le constate en ce moment : le souhait de retour au « monde d’avant » montre qu’un choc aussi important qu’un confinement général n’est pas suffisant pour, à court terme, amener à réfléchir l’école autrement avec le numérique.
Bruno Devauchelle