Chacun connait ce que Philippe Meirieu a apporté et continue d’apporter à la réflexion sur l’Ecole, sur l’éducation, sur les pédagogies, sur la relation. Il était temps que la rubrique Education et Bonheur du Café Pédagogique l’interroge sur les bonheurs d’apprendre et d’enseigner.
Comment penser le bonheur d’apprendre ?
Je ne sais pas vraiment parler du « bonheur » au singulier et, pour tout dire, je m’en méfie un peu. Je crains, en effet, que cela ne renvoie à une psychologie de bazar qui ferait du « bonheur » un « état » ou, pire, une « nature » : il y aurait les « gens heureux », capables d’accéder au bonheur, et les autres ! Je crains aussi beaucoup les dérives individualistes de l’idéologie du « développement personnel » : notre société, qui peine à créer des collectifs solidaires, condamne les personnes à la solitude, à la tristesse, à la dépression, quand ce n’est pas au malheur… et met « en même temps » (!) sur le marché les pansements nécessaires pour « soigner » individuellement ce qu’elle a créé. Elle fait du business avec les maux qu’elle produit au lieu de chercher à changer les choses pour reconstruire du lien social.
Aussi, je préfère parler des « bonheurs » au pluriel, plus proche en cela de ce que nous dit la littérature que de ce que nous prêchent les mystiques dogmatiques. Je veux donc bien parler « des » bonheurs d’apprendre, dès lors qu’il s’agit d’apprentissages déterminés investis par un sujet sur un ou des objets précis. Ces bonheurs-là sont les véritables réussites de l’enseignant car ils engagent chez l’élève une véritable dynamique, ils permettent de sortir des apprentissages-réflexes, des apprentissages sur commande ou des apprentissages utilitaristes qui s’effectuent toujours plus ou moins dans une logique de soumission… Pour moi, il y a du bonheur à apprendre quand un sujet s’empare d’un objet de savoir et construit avec lui une relation d’assimilation / accommodation, comme dit Piaget. On pourrait aussi parler, comme le faisait Albert Jacquard de « métabolisme » : le bonheur d’apprendre, c’est quand, avec des savoirs mathématiques, historiques littéraires ou techniques, le petit Kévin ou la petite Sarah, ne sont pas seulement capables de satisfaire aux exigences académiques de l’école en mathématiques, histoire, français ou technologie, mais qu’ils intègrent ces savoirs et que ces savoirs les transforment… c’est-à-dire les rendent capables de mieux se comprendre et de mieux comprendre le monde, contribuent au développement de leur autonomie réelle – en tant que citoyens et pas seulement en tant qu’élèves – bref, les rendent plus libres.
Par quoi se caractérisent ces « bonheurs d’apprendre » ?
Ces bonheurs d’apprendre se caractérisent, pour moi, de deux manières : ce sont des rencontres et des rencontres qui ouvrent au désir d’apprendre plus encore.
Des rencontres, d’abord, entre une histoire singulière et des connaissances « partageables à l’infini », comme disait Fichte. Rien de mécanique dans ces rencontres, mais un jeu de prolongements possibles et de correspondances entrevues, une dialectique entre des questions – existantes ou construites – et des propositions de réponses qui viennent, tout à coup, susciter « l’illuminatio » : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! »… « J’étais dans le brouillard et, tout à coup, le paysage s’éclaircit. »… « Je comprends enfin ce qui réunit des phénomènes et me permet de construire un modèle d’intelligibilité en lieu et place d’un ensemble de faits épars. »
Et puis, ce qui est central dans les bonheurs d’apprentissage et les constituent vraiment comme tels, c’est qu’ils ne tuent pas le désir de savoir et la volonté de chercher… Tout au contraire, ils renforcent ce désir et cette volonté. Rien n’est plus contraire au véritable bonheur d’apprendre que la satisfaction narcissique de « savoir » tout sur tout, la certitude d’avoir atteint « la » vérité et la prétention, non seulement de s’en arrêter là, mais aussi de l’imposer aux autres. La certitude, alors, bloque toute recherche future, enkyste l’individu, le referme sur lui-même… quand elle ne l’autorise pas à détruire – physiquement ou psychologiquement, par le passage à l’acte ou de manière symbolique – tous ceux qui ne la partagent pas. Il n’y a de vrai bonheur d’apprendre que dans l’inachèvement. Parce que c’est ainsi que l’on s’inscrit dans un collectif solidaire au lieu de s’imposer comme un tyran ou de s’isoler dans la suffisance.
Aujourd’hui, peut-on encore vivre le bonheur d’enseigner ?
L’affaire est difficile : il y a une dimension sociale – le manque de reconnaissance symbolique et matérielle des enseignants –, une dimension sociologique – voilà qu’arrivent à l’école des enfants qui n’ont guère découvert dans leur environnement qu’il pouvait y avoir du bonheur à apprendre – et une dimension institutionnelle : peut-on éprouver du bonheur à enseigner sur des programmes imposés, à des horaires fixes, avec des groupes composés d’individus qui aimeraient mieux être ailleurs et en n’ayant guère les moyens de concurrencer les médias audiovisuels et numériques en matière d’attractivité ?
Et, pourtant, je crois que, non seulement on peut éprouver du bonheur à enseigner, mais, surtout, qu’on le doit. Au risque, sinon, de ne pas être en mesure de faire découvrir aux élèves le bonheur d’apprendre.
Comment est-ce possible ? En entretenant avec les savoirs que l’on enseigne un rapport d’apprentissage, précisément. En restant, tout au long de sa carrière et à tous les niveaux, un enseignant-chercheur, c’est-à-dire, un enseignant qui ne transmet pas des savoirs morts de manière automatique, mais un enseignant qui ré-explore ce qu’il doit enseigner en permanence, pour mieux en saisir les enjeux, mieux identifier les situations d’apprentissage propices, les questions fécondes, les formulations efficaces, les exemples pertinents… et cela avec des élèves toujours différents.
C’est là que se trouve la source du bonheur d’enseigner. Dans cette investigation jamais achevée que facilite le travail en équipe et la formation continue. Autant dire que, pour moi, il s’agit-là de deux leviers essentiels pour rendre plus attractif et dynamique le métier d’enseignant.
Pourquoi le bonheur n’a jamais été mis à l’ordre du jour des réformes pédagogiques ?
Je me réjouis que nul n’ait jamais envisagé de réformer l’école pour « produire » du bonheur ! Rien n’est pire que ces songeries de réformateurs qui croient pouvoir commander au bonheur ! Le bonheur, par définition, ne se commande pas. Nous savons, depuis Watzlawick le ridicule et le danger qu’il y a dans le « Je t’ordonne d’être heureux ! »… La fonction de l’École, c’est de transmettre des savoirs qui libèrent et unissent à la fois. La question à se poser, c’est donc : « À quelles conditions la transmission des savoirs peut-elle libérer et unir à la fois ? ». Il y a, bien sûr, des conditions dans le domaine du choix des savoirs à enseigner. Il y en a aussi dans celui des institutions qui les rendent enseignables : il n’est pas certain, par exemple, que la « forme scolaire » (24 à 30 élèves du même âge et du même niveau qui font séparément la même chose en même temps sous l’autorité du maître) soit aujourd’hui l’institution la plus adaptée ? Et puis, bien sûr, il y a des conditions dans le domaine pédagogique : un savoir n’est libérateur que s’il m’aide à me dégager des stéréotypes, des représentations et des pulsions qui m’enferment dans mes préjugés, pour me permettre d’accéder à une pensée toujours en réélaboration. Et un savoir ne m’unit aux autres si je peux le partager avec eux… et non pas si j’en fais un outil pour les dominer.
Voilà où précisément peuvent émerger des bonheurs d’apprendre : dans la conquête de sa liberté et le partage de ce que les humains peuvent « consommer » sans piller la planète : la culture. Ce sont ces perspectives qui doivent, à mes yeux, guider toute réforme. On en est loin.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise