Philippe Blanchet, professeur de sociolinguistique à l’université de Rennes 2, spécialiste de la diversité linguistique et culturelle dans le monde francophone questionne dans ses travaux les discriminations linguistiques au moyen d’un concept la « glottophobie ». C’est-à-dire le mépris la haine, l’agression, le rejet de personnes, au regard de leur utilisation de formes linguistiques jugées comme inférieures ou incorrectes. Non seulement ces discriminations fondées sur la langue existent bel et bien, mais elles sont fréquentes, peu décryptées et ont des conséquences lourdes. Les discriminations linguistiques sont des…discriminations, mais elles sont souvent ignorées, niées, passées sous silence. En France même, d’un point de vue légal, elles n’existent pas et sont donc de fait autorisées… Il ne faut pas oublier que l’unification linguistique est un pilier central de la construction stato-nationale française. Cette sacralisation du monolinguisme de la langue française, cette exclusion de toute autre langue et de toute pluralité linguistique est l’un de nos fondements idéologiques-clés. Les langues sont des moyens et des enjeux de domination et de pouvoir sacrément efficaces car elles passent inaperçues, intégrées à nos fonctionnements normaux. Nous postulons donc qu’il faut maîtriser une langue commune pour faire société et c’est un mythe, car aucune langue ne peut se domestiquer dans un usage standard en ce que la vie naît de la diversité… Le partage engendre la diversification des langues.
Dans ses travaux Philippe Blanchet ne se borne pas à analyser l’hégémonie du monolinguisme français, et de toutes les politiques monolingues et les standardisations normatives qui assoient le pouvoir de certains et engendrent des exclusions, des inégalités, et reproduit un certain ordre social. Mais il propose des pistes et des principes pour combattre la glottophobie qu’il nous faut ouvrir questionner. Car il n’y a pas de langue pure. Pour lui, un autre monde linguistique est possible, un monde où l’on adapterait les langues aux humains plutôt que les humains aux langues, un monde humaniste, plus juste, équitable et hospitalier…
Quel a été historiquement le rôle de l’école dans l’apprentissage de la langue française ?
À partir de la Révolution française, l’État se réoccupe de créer une nation unifiée qui lui servirait de soubassement et dont il serait l’expression. Il se préoccupe en même temps de répandre une instruction et des idées, pour l’époque, progressistes. La jonction des trois projets conduit aux lois de 1793, sous le régime dit « de la Terreur », qui imposent la création d’une école par commune, l’usage exclusif du français pour instruire et, parallèlement, pour tous les actes juridiques et administratifs. Le français, langue de Paris dans sa variété aristocratique, est érigé en pilier et en symbole quasi religieux de l’unité nationale. Les autres langues sont combattues selon la croyance (évidemment absurde et qu’aujourd’hui on qualifierait de xénophobe) qu’elles propageraient par nature la soumission et l’obscurantisme (célèbres interventions de Barrère et de l’Abbé Grégoire).
C’est un projet impossible à mettre en œuvre dans un pays récemment unifié (et pas encore totalement sous sa configuration d’aujourd’hui), dont la grande majorité de la population parle d’autres langues et dans un contexte révolutionnaire de désorganisation persistante. Les lois Guizot (1833) et Falloux (1850) organisent plus concrètement l’école primaire et réaffirment l’enseignement du français. Mais c’est surtout Ferry qui met en place entre 1882 et 1886 une école primaire dite « laïque, gratuite et obligatoire » qui sera la base de l’école primaire jusqu’à nos jours. Le règlement y impose l’usage exclusif du français pour l’enseignement, principe qui reste présent dans le Code de l’éducation actuel, avec de petits assouplissements marginaux (pour les enfants sourds ou les filières bilingues). L’idéologie nationaliste et colonialiste ambiante, bien attestée par exemple chez Ferry, donne la conviction que l’on va « civiliser les sauvages » des provinces françaises en les élevant vers une langue supérieure. Avec la formation quasi militaire reçue par les « hussards noirs » de la République, on aboutit à une mise en œuvre zélée de cette politique linguistique à l’école, avec la force, l’efficacité et les excès que l’on connait : entre 1890 et 1950, en 3 ou 4 générations, la quasi totalité des élèves apprend le français, apprend à mépriser puis rejeter sa langue familiale et locale, et finit par parler français à ses propres enfants. Ceci au prix d’une éducation foncièrement discriminatoire et de sévices corporels ou psychologiques allant de la petite punition banalisée à l’humiliation, parfois jusqu’à des traitements d’une grande violence.
Mais l’école n’a pas été le seul levier de l’État dans la diffusion du français, non pas en plus et à côté des autres langues des familles, mais à leur place. L’usage officiel exclusif du français dans toutes les administrations y compris locales (à l’écrit au début puis à l’oral), différentes interdictions d’usage public (circulaire Combes de 1905 en Bretagne et en Flandres, décret Guillain de 1865 en Nouvelle Calédonie), la large diffusion de la presse écrite, la guerre de 1914-18 qui rassemble dans les tranchées des bataillons venus de toute la France, la radio pendant l’entre-deux-guerres, les voies de chemin de fer toutes en étoile depuis Paris, l’utilisation du français comme instrument de sélection dans la promotion sociale et économique, les discours politiques et la progression (chaotique) de la démocratie uniquement en français dans un pays organisé selon un centralisme parisien rigide, tout cela a exercé un ensemble de fortes pressions sur la population. Une fois que le français a été généralisé et assuré, à près les années 1960, les différentes façons de parler français nées au contact des autres langues dites « régionales » ou « étrangères » dans les colonies et chez les migrants (pensez au français parlé en Algérie), ont fait l’objet, à leur tour, de stigmatisation et avec elles les enfants et les adultes qui les emploient.
Aujourd’hui, la question se pose beaucoup moins, et pour cause, en termes de langues familiales « régionales » des enfants en France européenne mais elle se pose : il y a des milliers d’enfants dont la ou une langue familiale est le basque, le corse, le breton, le chtimi, etc. Elle se pose en revanche massivement en termes de variétés du français : la grande majorité des enfants a comme langue première ou familiale une autre variété locale ou sociale du français que la norme scolaire. Elle se pose aussi pour les familles d’ « origine étrangère », nombreuses dans certaines zones de France (où plus de 400 langues sont utilisées). Et enfin pour l’ensemble des départements et territoires d’outre-mer, où les enfants ont massivement une ou plusieurs autres langues comme langue première(s) et familiale(s) : créoles, shimaoré et shibushi à Mayotte, tahitien, wallisien, une trentaine de langues en Guyane et autre trentaine en Nouvelle Calédonie / Kanaky, etc.
L’école n’a pas été le seul levier mais elle a été le levier transversal de cette politique de francisation exclusive des autres langues et des façons « hors norme des classes supérieures parisiennes » de le parler.
Vous parlez dans vos travaux de glottophobie ? A quoi faites vous allusion ? L’école en est-elle actrice , porteuse ?
J’ai nomme « glottophobie » un type de discrimination à prétexte linguistique, comme xénophobie au prétexte d’une origine étrangère supposée ou avérée, comme homophobie au prétexte d’une orientation sexuelle, par exemples. Une discrimination, c’est le fait de traiter une personne d’une façon différente des autres au motif d’une caractéristique réelle ou supposée qui est illégitime (inacceptable sur un plan éthique) et/ou illégale (interdit par la loi). Une discrimination prive de façon injuste et arbitraire une personne de l’accès à des droits, à des ressources, à des lieux, à des moyens, à des actions, etc. : emploi, logement, soin, éducation, justice, administrations…
Il existe des droits linguistiques qui font explicitement partie des droits et libertés fondamentales, garantis par tous les grands textes de protection de ces droits et libertés, d’interdiction des discriminations. Beaucoup de ces textes internationaux ou nationaux ont force de loi. La glottophobie consiste à ne pas respecter les droits linguistiques de certaines personnes et à les priver de certains leurs autres droits sauf à ce qu’elles se soumettent à l’usage de la langue d’autres personnes ou groupes pour y accéder. Elle s’accompagne du mépris de certaines langues (que l’on qualifie alors souvent de « semi-langues », de « dialectes » ou de « patois ») et, par conséquent, du mépris des gens dont ces langues sont un moyen d’expression, de pensée, de relation, d’existence humaine et d’être au monde. On établit des hiérarchies linguistiques, toujours arbitraires, qui sont autant de préjugés qui hiérarchisent les humains. Comme les discriminations sont corrélées et souvent cumulées, il s’agit en même temps de discrimination à l’origine, au milieu social, à la pauvreté, à une « race » supposée, à une religion, etc. La glottophobie est une sorte de xénophobie linguistique.
L’école à la française, dont j’ai grossièrement retracé l’histoire en réponse à la question précédente, a été construite sur un projet fondamentalement glottophobe qu’elle a massivement inculqué dans la population qu’elle a éduquée. Au point que la prise de conscience de ce qu’est la glottophobie et du caractère profondément injuste, arbitraire, inacceptable et condamnable des discriminations à prétexte linguistique est difficile en France aujourd’hui. Il y a bien sûr toujours eu des acteurs et actrices de l’instruction publique devenue éducation nationale qui ont assoupli, amendé, humanisé voire contrecarré ce projet coercitif. Mais l’institution globale en tant que telle, je suis désolé de devoir le dire, a pleinement participé à ce processus de mise en place et d’acceptation d’une domination de certains (qui ont érigé leur langue en référence normative) sur la masse des autres (dont les langues et même les façons différentes de prononcer le français ont été marginalisées et stigmatisées). Et pour cela, elle a contribué à répandre des croyances et des dogmes ascientifiques sur les langues. Comme je le dis souvent, en matière de langue, la révolution copernicienne n’a pas eu lieu. Tout cela peut changer et a déjà été un peu assoupli au cours des dernières décennies.
En quoi le respect des droits linguistiques des enfants et de leur familles serait-il facteur de bien-être ou d’émancipation ? Y a t-il des exemples positifs (français ou étrangers) à votre avis ?
Je suppose que vous serez d’accord avec moi pour considérer que la Convention relative aux droits de l’enfant adoptée par l’ONU a été élaborée dans l’intérêt supérieur des enfants. Le préambule déclare viser la dignité, l’égalité, la tolérance, la solidarité, la justice, la paix, le bien-être, l’épanouissement harmonieux pour les enfants. La France l’a ratifiée en 1990 (en excluant un article de sa signature comme elle le fait souvent en pareilles circonstances : l’article 30 relatif aux enfants relevant de minorités diverses dont linguistiques). Or cette convention prescrit ces deux choses, qui, théoriquement, s’appliquent donc en France :
Article 2. 1. Les États parties s’engagent à respecter les droits qui sont énoncés dans la présente Convention et à les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction, sans distinction aucune, indépendamment de toute considération de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre de l’enfant ou de ses parents ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance ou de toute autre situation.
Cela signifie qu’aucune condition linguistique ne peut être opposée aux droits des enfants, entre autres : à l’éducation, aux soins, à la protection…
Article 29. 1. c. (sur le droit de l’enfant à l’éducation) Inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne.
Cela signifie que le bien-être, l’épanouissement, la dignité, le traitement juste et égal de l’enfant nécessitent l’exercice de ses droits linguistiques, le respect de sa ou de ses langue(s) première(s) et familiale(s), le respect de ses parents quelle(s) que soi(en)t leur(s) langue(s), leur(s) culture(s)… Et que l’inverse produit du mal-être, du repli, des sentiments d’injustice et de révolte justifiés, de la perte d’estime de soi et des siens, perte de repères, etc. Les traumatismes psychologiques subis aujourd’hui par les enfants migrants à l’école française, les attitudes mutiques ou agressives que cela suscite chez eux, ont été bien étudiés (je pense aux travaux de Marie-Rose Moro). Dans les nombreux témoignages que nous avons recueillis au cours de nos recherches sur la glottophobie (notamment rassemblés dans « Je n’ai plus osé ouvrir la bouche… » ), les souffrances scolaires reviennent très souvent. Elles sont fortes, émouvantes, révoltantes.
Ces idées ne sortent bien sûr pas de nulle part. De très nombreux travaux ont montré que la réussite scolaire est largement améliorée si l’enfant est scolarisé (au moins pour partie, surtout au début) dans sa ou une de ses langue(s), notamment l’alphabétisation et la lecture : c’est d’ailleurs un programme prioritaire de l’UNESCO. On est aujourd’hui tout à fait sûr que l’éducation plurilingue est beaucoup plus efficace, et bien sûr plus juste, qu’une éducation monolingue, à tous égards, y compris sur le plan des compétences de chacune des langues concernées. Comment pourrait-on éduquer un enfant à des valeurs de solidarité, d’égalité, de fraternité, de respect, de liberté, s’il est lui-même l’objet de discrimination, et d’une discrimination fondamentale, c’est-à-dire du contraire ?
Je voudrais terminer par deux exemples de discriminations glottophobes à l’école. Une enseignante me rapporte fin décembre 2018 que quand un élève de famille anglophone parle anglais dans la cour de l’école, les enseignantes lui demandent de les aider à bien prononcer. Quand un élève de famille arabophone parle arabe, on lui dit que c’est interdit (ce qui est faux), qu’on est en France ici. Une orthophoniste a rapporté à mon collègue, M. Marchadour, avoir découvert en Institut Médico-Éducatif un petit… Portugais, qui avait échoué à un test en français (le « WISC verbal ») et qu’on avait placé là, le jugeant en grande difficulté cognitive, ce qui n’était pas du tout le cas.
Mais ceci est vrai aussi pour les personnels. Une auxiliaire de vie contractuelle n’a pas vu son contrat renouvelé parce qu’elle parlait kabyle à un collégien handicapé, totalement mutique jusqu’à ce que… il l’entende parler kabyle au téléphone et se mette à parler. Un professeur d’école de classes bilingues basque-français (38% des élèves au pays basque français) a subi les remontrances d’un inspecteur d’académie parce qu’il parlait… basque à la pause avec une collègue.
La glottophobie au quotidien à l’école, c’est ça. Et, comme on le voit, c’est tout le contraire du bien-être.
Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise
Compléments bibliographiques :
BLANCHET, Ph., 2004, « Enseigner les langues de France ? Ouvrir de nouvelles perspectives », dans M. Rispail (éd.), 75 langues de France, et à l’École? = Cahiers Pédagogiques n° 423, avril 2004, p. 13-15 [version en ligne ]
BLANCHET, Ph., 2019, Discriminations : combattre la glottophobie. 2e édition revue et augmentée, Limoges, Lambert-Lucas [1ère éd. 2016].
BLANCHET, Ph. et CLERC CONAN, S., 2018, Je n’ai plus osé ouvrir la bouche… Témoignages de glottophobie vécue et moyens de se défendre, Limoges, Lambert-Lucas.
ESCUDE, P. (Dir.), Langue et discriminations, Les cahiers de la LCD 2018/2 (n° 7).
MORO M.-R., 2012, Enfants de l’immigration, une chance pour l’école. Entretiens avec Joanna et Denis Peiron, Paris , Bayard.