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En première lecture, on est rassuré par le contenu de la note de service intitulée « Un apprentissage fondamental à l’école maternelle : découvrir les nombres et leurs utilisations ». Les préconisations qu’elle contient semblent en effet cohérentes avec le programme 2015. Nous allons voir que c’est effectivement le cas sur de nombreux points. Cependant, une lecture plus approfondie met en évidence des recommandations contradictoires concernant la façon dont il convient de s’exprimer et d’enseigner le comptage. Ce sont des questions importantes, voire cruciales, et l’on comprend mal les raisons de telles incohérences.

Des acquis des programmes 2015 pérennisés

Les enseignants de maternelle conservent la liberté de n’enseigner que les 10 premiers nombres à l’école maternelle. Ce choix pédagogique du programme 2015, en rupture avec les recommandations des programmes 2002 et 2008 notamment, se retrouve dans cette circulaire. Et, comme dans le programmes 2015, cette étude est décrite ainsi : « Les activités ayant pour but la construction de l’aspect cardinal des nombres visent la construction progressive des quantités jusqu’à cinq puis jusqu’à dix, en s’attachant à travailler la composition, la décomposition et la recomposition de ces petites quantités (trois, c’est deux et encore un ; un et encore deux ; quatre, c’est deux et encore deux ; trois et encore un ; un et encore trois). »

On retrouve donc l’idée que comprendre ce qu’est un nombre donné d’unités (8 images, par exemple), c’est avoir accès aux principales décompositions/recompositions de cette quantité : 8 images, c’est 7 images et encore une image, 5 images et encore 3, 2 paquets de 4 images, etc. On retrouve également l’idée que cette construction ne peut être que progressive : en psychologie cognitive, l’une des connaissances les mieux établies concernant les nombres 2, 3, 4 et 5 est que les enfants les comprennent dans l’ordre : il est impossible qu’un enfant sache que « 4, c’est 3 et encore 1 » sans savoir que « 3, c’est 2 et encore 1 ». En revanche, pour les nombres de 6 à 10, les aborder dans l’ordre n’est pas une obligation parce que le pédagogue peut s’appuyer sur leurs décompositions à l’aide du repère 5, ramenant ainsi leur étude à celle de nombres inférieurs à 5 et, donc, connus.

Autre acquis préservé : une critique sévère du travail sur des fiches qui ne renverraient pas de manière transparente à des situations vécues.

L’importance de l’itération de l’unité sous-estimée

Lors d’une lecture superficielle de la note de service, un autre acquis des programmes 2015 semble préservé : la mise en avant d’une propriété fondamentale du nombre, l’itération de l’unité. Mais ce n’est qu’une apparence.

En effet, la note de service préconise « des activités mettant en œuvre le processus d’itération de l’unité (7 c’est 6+1), qui donnent sens à la relation d’ordre entre les nombres (7 c’est plus petit que 8, ou 7 c’est moins que 8)… » En fait, cette phrase est inquiétante parce que l’importance de l’itération de l’unité y est grandement sous-estimée : cette propriété est décrite comme donnant seulement du sens à la relation d’ordre alors qu’il s’agit d’une propriété « conceptuelle » sans laquelle il n’y a pas de nombre et, donc, pas d’usage cardinal ou ordinal du nombre.

Rappelons que les propriétés dites « conceptuelles », telles l’itération de l’unité, sont celles qui relient les connaissances élémentaires entre elles, permettant la construction d’un réseau de connaissances. Pour le dire simplement, ce sont celles qui permettent la compréhension.

Ainsi, face à un stock d’unités, un enfant qui ne maitrise pas l’itération de l’unité est susceptible de savoir construire une quantité de 6 de ces unités en comptant-numérotant : 123456, 6 (le premier « 6 » est le numéro de la dernière unité prélevée alors que le second désigne la quantité totale prélevée). Mais, alors qu’il a déjà 6 unités devant lui et qu’on lui demande ce qu’il suffit de faire pour disposer d’une collection de 7, le même enfant est incapable d’ajouter une nouvelle unité. Pour former une collection de 7, il est obligé de recompter-numéroter depuis le début : 1234567, 7.

Certes, un tel enfant sait construire des quantités de respectivement 6 et 7 unités, mais ces deux savoir-faire sont déconnectés et, dans ce cas, il faut considérer qu’il ne maitrise pas les nombres correspondants. Le nombre n’est pas seulement un moyen de garder la mémoire des quantités, il est un moyen de les mettre en relation parce qu’il donne accès à leurs différences.

Une naturalisation étonnante de l’enseignement du comptage-numérotage

Lorsqu’on poursuit la lecture de la note de service, la crainte que suscitait la sous-estimation de l’importance de l’itération de l’unité, se trouve confirmée. Ainsi, concernant le comptage, on lit : « Au-delà (…/…)de la connaissance du principe du cardinal (le dernier mot-nombre énoncé fait référence au nombre total d’objets comptés et pas à un objet particulier), l’enfant doit maitriser la synchronisation du pointage des éléments de la collection avec la récitation des noms des nombres et apprendre à énumérer tous les éléments de la collection (pointer une et une seule fois, sans en oublier). »

Ainsi, les rédacteurs de la note parlent-ils de « la récitation des noms de nombres » sans souligner que, en l’absence d’une pédagogie volontaire de la part du professeur, les mots prononcés lors d’un comptage sont des numéros. Pour l’enfant, ils ne sont pas des « noms de nombres ». Pour que les mots prononcés deviennent effectivement des noms de nombres, il faut enseigner le comptage différemment, à la manière d’un célèbre pédagogue des années 50-60, René Brandicourt, en théâtralisant l’itération de l’unité : « un ; et encore 1, deux ; et encore 1, trois ; et encore 1, quatre ; et encore 1, cinq… ».

Alors que dans un comptage-numérotage chacun des mots prononcés a le statut de numéro (excepté celui qui est répété à la fin), dans cette autre forme de comptage chaque mot prononcé désigne une quantité, celle résultant de l’ajout d’une nouvelle unité. Et comme cette quantité est explicitement comparée à la précédente (elle diffère de 1), ce mot a véritablement le statut de « nom de nombre ». On peut parler, dans ce cas, d’un « comptage-dénombrement », très différent d’un comptage-numérotage.

Remarquons enfin que les rédacteurs de la note considèrent la connaissance de ce qu’ils appellent le « principe du cardinal » comme indispensable : « le dernier mot-nombre énoncé fait référence au nombre total d’objets comptés et pas à un objet particulier ». Cela confirme le fait qu’ils conçoivent l’enseignement du comptage sous la forme d’un comptage-numérotage. En effet, dans un comptage-dénombrement, le dernier mot prononcé a le même statut que tous les autres : il est d’emblée un nom de nombre, comme tous ceux qui le précèdent. Le dernier mot d’un comptage-dénombrement n’est pas prononcé deux fois de suite, la première en tant que numéro référant à une unité particulière et la seconde alors qu’il réfère à une pluralité. Tout enseignant de maternelle sait combien ce phénomène de polysémie est troublant pour l’ensemble des élèves et est source d’échec pour les plus fragiles.

L’apprentissage des nombres s’appuie sur le langage oral et écrit

La dernière partie de la note souligne avec raison que l’apprentissage des nombres s’appuie sur le langage oral et écrit. Cependant, on est surpris que certains conseils de bon sens ne soient pas avancés. En effet, dans notre langue, les numéraux sont de deux sortes : les mots cardinaux (les deux images, les trois images) et les mots ordinaux (le deuxième enfant d’un rang, le troisième) Il convient évidemment de recommander aux enseignants d’utiliser les mots cardinaux pour désigner les quantités et d’utiliser les mots ordinaux pour désigner les rangs ; mais il convient également de leur recommander de s’abstenir d’utiliser les mots cardinaux en tant que numéros (le un, le deux, le trois).

Il est simple de comprendre que ce dernier emploi, où des mots faisant partie du vocabulaire des quantités sont utilisés pour désigner des rangs, fait obstacle à l’appropriation du concept de nombre et de ses usages.

C’est d’autant plus facile de se passer de l’usage de numéros que l’on n’en a pas besoin à l’école maternelle. En effet, soit il s’agit d’étiquettes verbales (Chanel n°5, par exemple) et l’emploi d’autres étiquettes convient parfaitement (l’équipe des papillons, celle des libellules, celle des hannetons, plutôt que l’équipe n°1, n°2, n°3, par exemple), soit il s’agit de désigner des rangs et c’est l’usage des mots ordinaux qui convient. On peut même recommander aux professeurs de dire la date « à l’anglaise » parce qu’il s’agit d’un contexte ordinal : on est le huitième jour de novembre plutôt que le 8 novembre, par exemple (toujours s’exprimer en cohérence avec le sens de la situation !).

Et que dire du comptage-numérotage 123456, 6 où des mots cardinaux sont d’abord utilisés comme étiquettes verbales ordonnées (s’agit-il de rangs ?), puis, alors que cette signification est installée, où l’on assiste à une nouvelle utilisation du dernier mot prononcé, cette fois pour désigner une quantité ? Comment comprendre que la note de service insiste sur le rôle du langage dans le progrès et que, dans le même temps, elle recommande l’enseignement du comptage-numérotage qui correspond à un usage des mots incompréhensible pour les élèves les plus fragiles ?

Notons enfin que la note de service recommande avec raison de définir deux comme un et encore un, trois comme deux et encore un, quatre comme trois et encore un. Pourquoi ne continuerait-on pas en définissant cinq comme quatre et encore un, six comme cinq et encore un… Quel est alors l’intérêt d’un enseignement du comptage-numérotage jusqu’à 10, alors que les élèves disposent de toutes les connaissances nécessaires à la compréhension du comptage-dénombrement ? De ce point de vue également, la note de service apparait comme parfaitement incohérente.

Dernière incohérence : au tout début du texte, on lit que les recommandations avancées le seront « en cohérence avec le programme d’enseignement de l’école maternelle ». Un lien informatique vers son contenu est d’ailleurs fourni. Or, on lit dans ce programme que « les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage et faire apparaitre, lors de l’énumération de la collection, que chacun des noms de nombres désigne la quantité qui vient d’être formée ».

Rémi Brissiaud

Maitre de Conférences honoraire de psychologie cognitive

Bureau scientifique de l’AGEEM

Bibliographie

Brandicourt R (1962). Des principes à la pratique pédagogique. In J. Bandet (Ed) : Les débuts du calcul, 87-108. Paris : Éditions Bourrelier

Brissiaud, R. (octobre 2014) Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? Une ressource à restaurer: un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Texte mis en ligne