On ne parle pas de la fracture numérique, mais des fractures numériques car derrière cette expression se cachent plusieurs manières d’aborder le problème. Faut-il parler de fracture ou d’inégalité, de différence, d’exclusion, d’inclusion ? Là encore les termes choisis peuvent recouvrir non seulement des réalités, des approches idéologiques, mais aussi des manières d’agir. Au sein des établissements scolaires, il est nécessaire que ces questionnements soient travaillés et de manière suffisamment distancée pour déboucher sur de véritables projets pédagogiques collectifs autour de l’éducation au numérique et avec le numérique. Trop souvent on s’exprime à partir d’impressions, de ressentis, d’exemples de proximité, mais rarement on analyse le problème plus avant. Or l’action du monde éducatif avec le numérique est en lien avec toutes ces fractures qu’il peut nier, amplifier ou diminuer, encore faut-il savoir lesquelles. Demander à des élèves de faire un travail en dehors du temps de classe en accédant à des moyens numériques connectés suppose de prendre en compte ce questionnement et d’en explorer les véritables contours.
La première fracture entre l’école et la maison
S’il est admis que parmi les fractures numériques on est passé de l’équipement à l’utilisation, il est nécessaire de s’interroger en ce moment sur ce que peut l’école face à cette évolution. Ce que peut l’école aujourd’hui mais aussi demain. Si tant est que l’école soit un espace qui le permette, tant les récentes évolutions posent une première question qui renvoie à une des formes de fracture : l’équipement numérique des écoles n’est-il pas largement en deçà de l’équipement des personnes, des foyers, des familles ? Pour le dire autrement la première des fractures n’est-elle pas celle qui est entre le monde scolaire et la société. Ce constat va surement ravir les tenants de la régulation par le marché libéral : au moins grâce aux offres commerciales tout le monde accède au numérique et à ses utilisations alors que l’institution scolaire est de manière quasi générale incapable d’offrir le même niveau de confort dans l’utilisation quotidienne. Pour le dire autrement, le marché serait plus générateur d’égalités que l’institution scolaire !
Citons ici quelques récriminations entendues dans les établissements : matériel en quantité insuffisante, difficulté d’accéder de manière régulière à des équipements, réseaux défaillants, absence de contenus explicites de formation, dilution des obligations dans des objets à partager entre et dans toutes les disciplines. A ces récriminations de confort, pour ceux qui veulent utiliser le numérique, ajoutons aussi les réticences de nombreux enseignants en regard des exigences scolaires en matière de contenus disciplinaires et d’évaluation/contrôle des apprentissages. Pourquoi développer le numérique dans nos classes alors que ce n’est pas ce qui est réellement demandé dans les programmes et les examens ?
Inégalités et soumission
Et pourtant on agite régulièrement dans les discours de l’éducation la question de l’égalité, de l’équité, de l’inclusion. Aucune circulaire de rentrée d’un ministre de l’éducation n’échappe à ce thème général de la lutte contre l’inégalité, pour l’égalité, pour tous…. Car on le rappelle de manière récurrente (en particulier depuis les écrits de Bourdieu et plus récemment les rapports PISA de l’OCDE) le système scolaire français est un des plus en incapacité de réduire les inégalités parmi les états européens. On peut s’interroger ici sur les origines des inégalités face au système scolaire dont la traduction concrète est le « presque » déterminisme social que l’on peut imaginer. Presque parce que l’on sera prompt à nous citer des exemples qui montrent qu’ils ont pu s’en sortir malgré leurs « origines ». La réalité sociologique n’est pas forcément la réalité que je perçois de là où je suis assis. L’inclusion ou l’e-inclusion sont-ils de réelles politiques qui transforment le système ou simplement une manière de se donner bonne conscience.
Il faut entrer dans la problématique d’une évolution technologique qui agit sur les usagers. Les interfaces tactiles graphiques ne sont-elles pas sources de nouvelles soumissions ? Si vous comparez l’utilisation d’un smartphone ou d’une tablette avec celle d’un ordinateur, vous percevez tout de suite une différence : les premiers sont plus faciles à utiliser. La rapidité de mise en œuvre, les applications (anciennement nommés logiciels) qui ne demandent pas d’apprentissage a priori pour être fonctionnelles, le stockage automatique des documents devenu automatique et transparent etc. On pourrait citer nombre de ces particularités qui font de ces appareils de formidables instruments qui rendent l’utilisateur « dépendant » au sens où il est dépossédé d’une partie de son pouvoir de personnalisation réelle (et non pas de surface). Désormais, avec les smartphones et les tablettes, on peut réaliser sans apprendre un nombre de tâche ne manière bien plus aisée qu’avec un ordinateur, au prix d’un assujettissement organisé par les concepteurs. L’ordinateur du début des années 1980 supposait d’entrer dans le fonctionnement de celui-ci pour l’amener à réaliser les tâches voulues. Petit à petit tout est devenu de plus en plus facile, rapide, efficace, bref le progrès ! A cette évolution s’ajoute le fait que le marché a su organiser la massification de ces équipements en les rendant de plus en plus commodes, accessibles. D’ailleurs que l’on soit riche ou pauvre, il y a une formule qui correspond à mes moyens et éventuellement à mes besoins.
Passer des objets aux personnes
En ouvrant un cours d’informatique (Sciences numériques et technologies) en classe de seconde à tous les élèves, l’Education Nationale entend proposer aux jeunes utilisateurs d’aller voir les machines de plus près et d’entrer dans leur fonctionnement (le fameux code). Ce cours devra donc apporter, ce qui n’a jamais été réussi jusqu’à présent, et surtout pas pour tous, un premier levier pour lutter contre la fracture numérique : je comprends ce qui se passe. Mais en même temps les élèves arrivent en classe avec une pratique quotidienne et sociale qui dépasse bien sûr celles de l’école et du collège (dans lesquels l’article L511.5 rappelle qu’ils sont interdits, sauf pour usage pédagogique défini dans le règlement intérieur). La confrontation sera intéressante mais sera-t-elle suffisante ? Les différences dans l’utilisation de ces technologies sont aussi d’une autre nature. La construction du consommateur (et non pas du citoyen comme on le croit trop rapidement) est organisée au travers de ces technologies. Il faut assurer le lien entre l’émotion, la communication et la consommation. Consommation de biens, consommation d’informations, consommation d’interactions à distance etc. En créant une sorte d’environnement sécurisant à l’aide des moyens technologiques, chacun baisse la garde et se laisse facilement séduire. Comment dès lors prendre de la distance ? L’école n’agit pas sur le même registre. Pour elle c’est la raison qui prime, pour le marché c’est l’émotion, il suffit de regarder nos comportements compulsifs de consommation pour le comprendre.
Il faut donc sortir des polémiques sur les objets et passer au questionnement sur les personnes. Mais il ne faut pas ignorer pour autant les objets. Chacun d’eux emporte de « l’intention humaine » plus ou moins avancée. La différence entre le marteau et le smartphone c’est d’abord la « quantité d’intention humaine embarquée ». Or cette intention est aussi une vision du monde, elle s’insère dans un système social qu’elle transforme peu à peu. On nous parle d’EMC, EMI, fameuses « éducations à », il faut probablement aller au-delà et réinterroger les logiques fondamentales de l’institution scolaire dans un contexte socio-idéologique qui a largement changé : libéralisation, individualisation principalement. Si l’on compare les contextes à quarante années d’écart, on s’aperçoit que la prise de conscience existait, mais que sa traduction concrète a encore du mal à se réaliser comme on peut le lire ici : discours de François Mitterand qui posait le cadre dès 1983 à l’issu du colloque « informatique et enseignement ».
Bruno Devauchelle
Références pour aller plus loin sur cette question :
La fracture numérique Réseaux 2004/5-6 (n° 127-128)
La fracture numérique : une faille sans fondement ? Alain Rallet et Fabrice Rochelandet, dans Réseaux 2004/5-6 (n° 127-128), pages 19 à 54
Les quatre dimensions de la fracture numérique, Adel Ben Youssef, Dans Réseaux 2004/5-6 (n° 127-128), pages 181 à 209
Pour en finir avec la fracture numérique, Pascal Plantard, Fyp, 2011
La fracture numérique, Gabriel Dupuy, ellipses, 2007