Entretien avec Claire de Chessé, par Jeanne-Claire Fumet.
De nouvelles manières de pratiquer la philosophie (cafés philo, philosophie pour les enfants université populaire, etc.) fleurissent depuis plusieurs années en France. Si elles séduisent le public, elles suscitent aussi des craintes et des réticences chez les spécialistes. Peut-on vraiment parler de « philosophie » pour désigner ces pratiques foisonnantes, parfois téméraires, voire aventureuses?
Les tenants d’un enseignement classique de la philosophie s’inquiètent du développement de ces formes de réflexion qu’ils jugent moins rigoureuses et moins exigeantes, et peu armées contre les séductions de l’opinion ou du sophisme. Mais les partisans de l’innovation expérimentale se récrient contre le dogmatisme compassé de pratiques institutionnelles assoupies dans les règles de la tradition.
Pour tenter d’y voir plus clair dans ce débat, le Café a rencontré Claire de Chessé,31 ans, directrice de l’association Philolab, qui organise les 9èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, proposées les 18 et 19 novembre prochains dans le cadre de la Journée mondiale de la Philosophie de l’Unesco, en partenariat avec l’IUFM de Créteil et la revue Sciences humaines.
Pouvez-vous nous présenter l’Association Philolab?
Claire de Chessé : L’association est née en 2006, de ma rencontre avec Jean-Pierre Bianchi, qui collaborait à l’organisation du Colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques depuis 2003. L’Unesco venait d’adopetr sa stratégie intersectorielle pour la philosophie et il nous a semblé essentiel de fédérer les acteurs des NPP, dispersés dans des mouvements épars. Seule existait la structure informelle des colloques, où depuis 2001 les individus se réunissaient pour confronter leurs pratiques. Nous avons eu l’idée de créer une organisation qui soit un lieu d’expérimentation, un laboratoire de recherche, d’où le nom de « Philolab ». Notre idée était de faire dialoguer les initiateurs de ces projets les plus divers pour mettre en valeur le rôle de la philosophie dans la cité : nous voulions montrer que la philosophie a une réelle utilité, partout où se jouent des problèmes humains de relations ou d’organisation, aussi bien dans les entreprises qu’auprès des jeunes en difficulté ou à tous les niveaux de l’enseignement scolaire. Après tout, la vocation première de la philosophie est de chercher à éclairer et à comprendre, partout où il y a de la complexité – et tout est complexe là où là où il y a de l’humain.
Aviez-vous personnellement une expérience de l’enseignement de la philosophie?
Après un bac scientifique, j’ai suivi des études de Lettres classiques à Henry IV, avant de me consacrer à la philosophie à la Sorbonne et à la théologie à l’Institut Catholique de Paris. J’ai eu l’occasion d’enseigner la philosophie au lycée et cela m’a beaucoup intéressée. La découverte des NPP m’a ouvert des horizons qui correspondaient à mon besoin d’action; j’ai été attirée par la diversité des initiatives et la conception très large de la philosophie qu’elle supposait. Mais cette diversité engendrait des dissensions stériles : au terme du colloque de 2006, le comité d’organisation s’est délité devant les divergences inconciliables des positions. Il fallait vraiment inventer un support souple et accueillant, qui permette à chacun de trouver sa place, et ce rôle fédérateur m’a plu.
Que recouvre l’expression Nouvelles Pratiques Philosophiques?
C’est un domaine très large, qui inclut la philosophie avec les enfants, avec les jeunes en difficulté, dans les cafés-philo, au sein des entreprises, en milieu carcéral… Dans tous les lieux où la pensée et la réflexion peuvent aider à sortir des impasses. Dans les entreprises, par exemple, il y a souvent un parti-pris de pragmatisme qui n’est pas perçu comme ce qu’il est : une théorie parmi d’autres qu’il est nécessaire d’interroger. Il ne s’agit pas de vendre de l’éthique ou de nouvelles techniques de management, mais de favoriser une intelligence éclairée des enjeux sous-jacents aux rapports économiques au sens large. Ce qui suppose aussi de dépasser l’image parfois caricaturale que l’on a de l’entreprise dans le monde de la philosophie.
La philosophie avec les enfants n’est-elle pas un leurre? Peut-on vraiment les faire accéder aux concepts et aux problématiques que leurs aînés ont parfois bien de la peine à s’approprier en classe Terminale?
Claire de Chessé: Tout dépend de ce que l’on entend par le terme de philosophie. Si l’on n’est pas dans une conception exclusivement patrimoniale, mais que l’on admet une vision plus large, on peut travailler avec les enfants selon des méthodes qui fonctionnent bien, sans renoncer aux exigences de rigueur. On pourrait à l’inverse se demander si les difficultés des lycéens ne tiennent pas au caractère tardif de l’étude de la philosophie dans le cursus scolaire.
A Philolab, nous n’exerçons aucun contrôle, aucune normalisation ou régulation des pratiques : nous essayons de diffuser et de faire connaître les modèles qui s’élaborent, et de fournir des outils aux enseignants qui veulent se lancer dans l’expérience.
Nous travaillons à partir de quatre méthodes de référence qui ont fait l’objet d’un trravail de fondement théorique :
* la méthode Tozzi , « discussion à visée philosophique » (DVP), qui favorise le débat et l’écoute attentive de l’autre, et développe les capacités de problématisation, de conceptualisation, et d’argumentation.
* la méthode Lipman, qui part de romans spécialisés mettant en scène des questions existentielles ou sociales de la vie des enfants et vise à développer une pensée critique, créative et attentive
*la méthode Lévine qui favorise la libre expression de la pensée sans reprise corrective, utilisée en particulier pour des enfants en grande difficulté
* la méthode Brenifier, d’inspiration socratique, qui vise la cohérence et la précision du propos dans une expression concise et rigoureuse.
Toutes ces méthodes feront l’objet de démonstrations en atelier lors des Rencontres, le mercredi après-midi. Le mieux est de venir voir et de juger par soi-même ; il est évident qu’elles peuvent toutes faire l’objet de critiques, mais c’est aussi le but des Rencontres de favoriser un débat ouvert.
Quels sont vos autres chantiers?
Claire de Chessé: Principalement, l’élaboration d’un cursus complet de philosophie du primaire au secondaire. L’institutionnalisation de la pratique philosophique avec les enfants intéresse beaucoup l’Unesco ainsi que plusieurs pays à des titres divers, comme le Luxembourg, ou le Québec qui y voit un moyen de lutte contre la violence, ou encore la Tunisie, préoccupée par la montée des fondamentalismes.
Il y aussi un axe de recherche important sur les cafés philo et les universités populaires. Et puis nous cherchons à créer des cursus de formation destinés aux acteurs des NPP, pour les aider à structurer leurs pratiques et leur fournir les outils dont ils manquent.
Ne peut-on pas interpréter votre démarche comme une stratégie commerciale, destinée à concurrencer les pratiques institutionnelles?
Claire de Chessé: Absolument pas ! Une des principales inspirations de Philolab, c’est le souci de maintenir le lien entre les NPP et les pratiques plus traditionnelles de la philosophie. L’étude classique de la philosophie, la référence aux auteurs et à l’histoire de la discipline restent pour nous des éléments indispensables. Mais nous pensons que cette étude gagnerait à utiliser les outils pédagogiques développés par les NPPafin de mettre les élèves en situation de s’approprier les savoirs. Nous nous proposons de mettre en commun et de développer les outils que chacun peut forger dans sa pratique individuelle, en essayant de valoriser ceux qui nous semblent les « meilleurs ».
Il nous est malheureusement difficile d’engager un dialogue avec les enseignants de philosophie, par manque de canaux d’information et de contact, mais aussi parce que les NPP inspirent souvent aux associations professionnelles des réactions de méfiance, voire d’agressivité. Or nous n’avons aucun moyen de joindre les professeurs de philosophie dans leur ensemble et de les fédérer autour de projets qui pourraient pourtant leur apporter une aide appréciable. Nous aimerions qu’ils se joignent à nous plus nombreux pour participer aux recherches et aux débats sur les NPP.
Quelles sont vos attentes pour l’avenir?
Claire de Chessé: Nous avons beaucoup de chantiers ouverts, et nous avons le potentiel pour élargir notre activité. L’Unesco nous soutient, nous avons de nombreux contacts, mais nous sommes entravés par le manque de moyens matériels et humains. Nous sommes un groupe de bénévoles, nous avons donc besoin de gens disponibles pour participer à nos travaux. Il y a beaucoup de choses à faire.
Dans le domaine de l’enseignement primaire, nous aimerions que les professeurs qui pratiquent la philosophie en classe s’organisent au sein de Clubs Unesco pour faciliter les rencontres et les échanges dans un cadre très souple. Ils peuvent le faire avec notre aide et nous ferons un appel en ce sens lors des Rencontres.
Pour ce qui concerne le secondaire, nous aurions besoin de professeurs de philosophie ayant envie de faire bouger les choses et qui ne se laissent pas intimider par les difficultés.
Nous voudrions aussi développer le volet formation des NPP par l’intermédiaire de partenariats durables avec les IUFM.. Mais justement parce que la démarche de Philolab n’est pas commerciale, et que nous ne voulons pas « vendre » de la philosophie, nous nous heurtons au problème des ressources financières. Nous cherchons des solutions, peut-être à travers le mécénat, tout en conservant notre indépendance d’initiative et de jugement. Tout repose sur l’engagement et la bonne volonté des acteurs; nous espérons que les Rencontres seront l’occasion d’élargir notre audience et de trouver de nouveaux partenaires.
Informations pratiques :
Informations et inscriptions sur les Rencontres :
www.rencontrespratiquesphilo.org
Association Philolab :