Sous forme de dessins ludiques et pleins d’humour, Phileas et Autobule met en scène des situations problématiques qui donnent à réfléchir. Destinée aux enfants de 6 à 12 ans, la revue s’accompagne de fiches pédagogiques destinées aux enseignants pour l’utilisation en classe. Nous avons rencontré Martine Nolis, conseillère pédagogique en philosophie avec les enfants, et Françoise Martin, co-rédactrice en chef.
Comment est née l’idée de Philéas et Autobule?
L’enseignement philosophique en Belgique connait une situation très particulière. Le pacte scolaire, conclu dans les années 60, donne aux élèves le choix entre 2h de religion ou 2h de morale non confessionnelle. Le débat est assez vif à l’heure actuelle sur la neutralité de ce cours : est-ce un cours de prosélytisme laïque ou de pensée pluraliste ? Un enseignement qui se définit comme ce qu’il n’est pas peut-il vraiment prendre un sens universel? Et que devient le cours de morale quand l’enseignant a lui -même des engagements religieux? Nous voulons une alternative authentiquement ouverte : un enseignement valable pour tous, qui mette fin aux clivages confessionnels. On ne forme pas des citoyens libres et ouverts aux autres si on les éduque dans des ghettos.
Notre revue propose un autre modèle, inspiré des ateliers de philosophie pour enfants, qui invite à une réflexion libre et plurielle à travers des jeux, des BD, des informations, de l’art, des expériences scientifiques – et une page en Néerlandais. Trois niveaux (petits, moyens, grands) sont prévus et distingués par des couleurs de pages différentes.
Vous inspirez-vous d’une méthode particulière ?
Nous essayons d’imaginer comment dégager les enjeux de pensée des différentes questions abordées dans chaque thème. Au départ, la démarche est inspirée de la méthode Lipman. (nous avons reçu le soutien Michel Sasville, de l’Université de Laval au Québec, qui est le principal référent actuel de cette méthode ). Mais nous travaillons aussi avec Oscar Brénifier. Nous voulons amener à penser des situations problématiques dans un esprit ludique. Notre revue est un magazine pour enfants, elle doit pouvoir se lire avec plaisir. Nous ne voulons pas conduire à une morale fermée, ou à un point de vue moralisateur, ni même à une absence de sens au seul profit du travail sur la construction des liens logiques. Nous évitons ce qui est trop systématique. Nous préférons que l’enfant soit conduit à réfléchir sans trop s’en rendre compte. Il y a une déstabilisation, qui donne l’occasion de s’interroger, de s’étonner ; tout est prétexte : BD, récits, etc. A partir de là, on peut l’utiliser comme un support à l’école, pour approfondir les questions et les arguments; mais l’enfant peut aussi l’utiliser par lui-même, ou en discuter dans le cadre familial.
La qualité de l’accompagnement n’est-elle pas un problème majeur de la philosophie pour enfants?
La grammaire élémentaire de la philosophie, c’est la logique. Sans formation logique, il est très difficile de démonter une argumentation, de travailler dessus, de l’analyser. Or les parents ne sont pas nécessairement formés dans ce domaine, pas plus que les enseignants, et ils ont forcément des attentes affectives ou éducatives qui ne leur permettent pas d’être neutres. La revue propose des exercices de logique qui peuvent s’utiliser comme guide d’accompagnement ou comme support pour le travail des enseignants auprès de leurs élèves.
En lisant la revue, même seul, l’enfant peut s’identifier aux personnages, entendre ce qu’ils disent, se positionner, avoir un avis, et découvrir le dialogue avec soi-même. Il n’a pas autour de lui la communauté de recherche constituée par le groupe, mais notre expérience de l’atelier (plus de 10 ans pour Martine Nolis) nous permet de nous adapter au type de questionnements des enfants. Nous l’aidons à aller à la rencontre d’autres manières de penser, nous lui faisons partager des interrogations qui le relient aux autres. Nous travaillons ainsi sur les mythes. Bien sûr, l’enfant ne reçoit pas de réponses ; mais ce manque est porteur d’une recherche et d’un intérêt, c’est un point de départ.
En quoi la démarche a-t-elle un sens proprement philosophique?
Il ne s’agit pas d’un enseignement de la philosophie, mais d’une pratique de la réflexion, d’une attitude de pensée. Le terme de respect, par exemple : en Belgique, une campagne d’affichage demande de respecter tout, tout le monde et en toute situation. Or on n’interroge jamais ce mot-là. Que signifie le respect? Respecter les consignes, les enseignants, est-ce de l’obéissance, de l’amour, de la considération? Est-ce toujours au même sens qu’il faut tout respecter? Nous avons consacré un dossier à cette question (revue n°16 : « Total respect ») accompagné d’un poster qui illustre ce que peut être aussi l’exigence de respect, comme intimidation ou comme menace (« Respectez-moi, sinon… ») En ce sens, la démarche est déstabilisante : elle propose d’interroger ce qu’on ne définit jamais, ce qui est censé aller de soi.
En cours de mathématique, on admet qu’il faut définir le triangle ; mais dans le langage courant, on ne fait pas attention aux mots. On croit savoir, on croit comprendre, mais on est incapable d’expliquer. Penser, c’est d’abord mettre de l’ordre dans le réel. Ce n’est pas un problème de vocabulaire. On s’en rend compte lorsqu’on intervient dans auprès des publics en difficulté. Dans ce travail, l’important est d’être attentif à la rigueur, pour échapper aux préjugés, à l’opinion. Or des enfants de 5 ans ont déjà des préjugés. En posant des questions simples, on peut leur faire voir la fragilité de leurs jugements sans leur en imposer d’autres. Et leur montrer qu’ils peuvent raisonner.
Quels sont vos rapports avec les institutions d’enseignement ?
Parfois difficiles. Dans les contacts avec les enseignants, la question se pose souvent de la légitimité, jusqu’à l’agressivité, parfois jusqu’au mépris. Pourtant, les approches que nous développons pourraient être utiles dans le secondaire, surtout devant l’évolution des publics. D’un autre côté, les contraintes de programme et d’examen ne facilitent pas l’ouverture aux méthodes alternatives. Il faudrait faire dialoguer les animateurs, les professeurs de philosophie et les enseignants du primaire, pour trouver le meilleur moyen de travailler ensemble.
Peut-être est-ce en partie à cause du mot : philosophie. Il faudrait peut-être parler de propédeutique, d’invitation, trouver des termes qui ne heurtent pas les prérogatives et qui soulignent notre absence de prétention à apporter des concepts nouveaux. D’un autre côté, les enfants sont ravis de dire qu’ils font de la philosophie, ils en sont fiers.
La définition de la philosophie est elle-même une question philosophique complexe ; mais à travers le nom de l’activité, se pose le problème de la visibilité institutionnelle. Parler de « DVP » n’est pas très évocateur. Parler de morale non confessionnelle suppose une forme de négativité, de repli contre ce que l’on n’est pas. Le mot de philosophie pour enfants est préférable, en ce sens, sans supposer aucune rivalité avec la philosophie académique.
Entretien : Jeanne-Claire Fumet
Revue Phileas et Autobule, 5 n° par an, 36 pages – Abonnement en France : 34,30€ par an.
http://www.phileasetautobule.be
A voir : « Le nom des Choses », un film de Boris van Avoort consacré au travail de Martine Nolis auprès de jeunes enfants : comment comprendre l’origine des noms, l’origine des choses, Dieu – créateur des noms et des choses, ou effet de langage?