» Distorsion, paradoxe, dissonance, cognitive ou non, en tout cas étonnement face à ce revirement… Après avoir interdit, on est passé brusquement à l’injonction. Alors que le premier temps avait mis le pied sur le frein, d’un seul coup c’est l’accélérateur, avec les véhicules mais sans carburant.. » Bruno Devauchelle analyse la position du smartphone à l’éducation nationale. Y compris sous l’angle des nouvelles inégalités.
De l’interdit à l’injonction
On peut s’interroger en cette période d’incertitude sur la place à donner aux équipements personnels des élèves. Un rappel : en 2018 le ministère publie un texte de loi (LOI no 2018-698 du 3 août 2018) qui dit que : « L’utilisation d’un téléphone mobile ou de tout autre équipement terminal de communications électroniques par un élève est interdite dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges et pendant toute activité liée à l’enseignement qui se déroule à l’extérieur de leur enceinte, à l’exception des circonstances, notamment les usages pédagogiques, et des lieux dans lesquels le règlement intérieur l’autorise expressément. » Sur cette page, outre l’indication générale d’interdiction posée par la loi, on trouve un argumentaire qui doit faire réfléchir alors que depuis le mois de mars, les « terminaux de communications électroniques », autrement dit les tablettes, les ordinateurs portables, les smartphones sont très utilisés et qu’ils sont pourtant encore interdits hormis « dans certaines circonstances ». On avait déjà noté que l’emploi du terme « téléphone portable » relevait davantage du symbole alors que la réalité d’usage montre que les terminaux personnels mobiles (smartphones) ouvrent des utilisations bien plus larges que la seule téléphonie. On a pu aussi observer, suite à plusieurs enquêtes que dans plusieurs foyers, le smartphone avait supplanté, remplacé l’ordinateur, portable ou non. On peut aussi noter que les fameuses circonstances, dont les usages pédagogiques, relèvent d’abord du règlement intérieur, mais quid de ce règlement dès lors que l’établissement n’est plus accessible.
Avec le confinement et le retour en classe aléatoire du fait de la pandémie et des restrictions associées, il est indispensable d’interroger cette loi et surtout sa mise en application. Ainsi dans l’école ou le collège, ce serait interdit, mais ailleurs, en particulier à domicile, on fait ce qu’on veut (liberté individuelle). En fermant l’Ecole et en préconisant la mise en place d’un enseignement à distance fondé sur l’utilisation massive des moyens numériques, l’Etat a donc ouvert une brèche dans un principe dont l’argumentaire public était basé sur l’interdiction à cause de considérations sanitaires. Ainsi la première phrase du site du ministère consacrée à cette interdiction est la suivante : « L’utilisation du téléphone portable peut nuire gravement à la qualité d’écoute et de concentration nécessaire aux activités d’enseignement ». On peut déjà noter que l’on ne parle pas d’apprentissage mais d’enseignement ce qui pose question sur le fond, en effet le propos suppose qu’enseignement induit apprentissage, alors que justement c’est là qu’est le problème. De plus on parle d’écoute et de concentration qui seraient diminuées par ces moyens numériques : qu’en est-il si l’on promeut l’usage en cas d’enseignement à distance ? Distorsion, paradoxe, dissonance, cognitive ou non, en tout cas étonnement face à ce revirement.
Au cours de cette période de confinement on a vu fleurir nombre de tentatives de remédiations à la fracture numérique basées sur la distribution de matériels pouvant être emportés à domicile. Le ministère, à la suite de nombreuses collectivités territoriales y va de son initiative autour du projet « Territoires Numériques Educatifs ». Alors que le plan Hollande de 2015 de distribution d’Equipements Individuels Mobiles a été stoppé en 2018, on a l’impression que tout le monde s’y met désormais (après les quelques collectivités qui depuis le début des années 2000 l’avaient engagé – Landes, Bouches du Rhône…). Mais distribuer un matériel n’a pas de sens si cela ne s’insère dans un projet plus global qui porte le sens et la formation et surtout l’intégration dans l’existant (les fameux écosystèmes numériques, mais aussi pédagogiques). Après avoir interdit, on est passé brusquement à l’injonction. Alors que le premier temps avait mis le pied sur le frein, d’un seul coup c’est l’accélérateur, avec les véhicules mais sans carburant….
Matériel personnel ou acquis personnellement ?
La signification de BYOD/AVAN est que les élèves apportent dans la classe, dans l’établissement, leur matériel personnel. L’acronyme BYOD s’est semble-t-il étendu à l’idée d’un matériel personnel fourni par la collectivité ou l’Etat et non plus celui des élèves, mais qui cette fois-ci irait à la maison. Cette confusion pose problème à plusieurs niveaux : financiers, techniques, capacités, utilisations… L’idée initiale du BYOD, c’est bien de s’appuyer sur une pratique de proximité ou personnelle que l’on étend à un milieu dans lequel il n’a pas droit de cité : l’établissement scolaire. Nombre d’enseignants y ont recours depuis plusieurs années. Ainsi ils pallient au manque d’équipements directement accessibles en classe, aux matériels qui fonctionnent mal. De plus ils s’appuient sur le fait que ces matériels personnels étant utilisés régulièrement posent moins de problèmes de mise en œuvre qu’un matériel occasionnel ou prêté par l’école. Ajoutons à cela que la couverture wifi des établissements peut aussi être insuffisante et que l’abonnement du smartphone est souvent le moyen pour les élèves de continuer à être connectés via leur abonnement personnel, bien sûr pour ceux qui en ont.
L’intérêt du BYOD/AVAN, quelle qu’en soit la forme, est évident du fait de sa souplesse d’emploi. Mais la limite est celle des inégalités. Pour l’enseignant dans sa classe, il est aisé de solliciter les élèves et leur équipement alors qu’autrement il faudrait réserver une salle ou une valise mobile. C’est là que se pose la question de cette évolution vers un matériel personnel, à portée de la main, disponible quand on en a besoin. La réponse qui consiste à équiper tous les élèves de matériel personnel mobile connecté est intéressante si l’on veut véritablement développer une « acculturation » au numérique qui parte de l’école et qui s’étende à la maison, aux familles. Le revers de la médaille est lié à l’obsolescence programmée, au coût financier, au coût écologique et aux éventuelles conséquences sanitaires en cas de « surconsommation ». Sur le plan pédagogique et didactique, mais aussi sur un plan technique, le piège c’est la diversité des équipements et donc la nécessité d’utiliser des logiciels multiplateformes et aussi d’intégrer tous ces matériels dans une infrastructure commune. Entre le matériel acquis personnellement et l’usage personnel d’un matériel fourni par la collectivité, il y a un débat, mais qui ne peut s’envisager qu’en y associant le questionnement plus large sur les différents registres que nous venons d’évoquer. Il y a probablement un équilibre à trouver entre ces deux approches, une complémentarité et un niveau de responsabilité collective qui soit partagé aussi bien pour le matériel personnel que pour celui qui est confié par la collectivité. A la lecture du rapport du CNESCO publié hier, on pourrait revenir sur cette question du BYOD/AVAN….
Bruno Devauchelle