La culture orale peut-elle revitaliser la culture écrite ? La culture « illégitime » peut-elle favoriser l’appropriation de la culture « légitime » ? Un projet de Jérémie Brenaud, mené au lycée Livet à Nantes, interroge en ce sens la culture scolaire, ses fondements et ses usages. Ses élèves de 2nde ont été amenés à adapter en rap la poésie d’Arthur Rimbaud, à mettre en voix leurs recréations, à les enregistrer pour diffusion partagée. Sacrilège rimbaldien ? Développement de compétences orales de l’intérieur même du champ littéraire ? Prise en compte pédagogique du célèbre « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » ? Selon l’enseignant, « redécouvrir une œuvre moderne en la reliant à notre contemporanéité est essentiel et permet à nos jeunes de porter un autre regard sur la littérature et la poésie »…
Adapter Rimbaud en rap, voilà une idée qui paraitra étonnante à certains : comment et pourquoi cette idée vous est-elle venue ?
C’est vrai qu’il y a un contraste entre le genre sacré de la poésie et le genre populaire du rap, entre une forme ancienne souvent très codifiée et une forme contemporaine sans doute plus libre, mais on peut trouver des dénominateurs communs : formels (le rythme, la versification) et thématiques (la rébellion et la quête identitaire). Ainsi les élèves pourraient peut-être percevoir la modernité de la poésie rimbaldienne.
Comment ce projet s’est-il mis en place ?
Ce projet est d’abord parti d’une rencontre, celle de Mélaine Heydon, AED dans le lycée. Je savais qu’il était intermittent du spectacle et qu’il faisait du rap. Je lui ai demandé si on pouvait organiser un atelier créatif autour de Rimbaud. Il a tout de suite été partant !
J’avais prévu d’aborder une séquence sur la poésie rimbaldienne en classe de seconde, inscrite dans l’objet d’étude : « la poésie du XIXème au XXème siècle : du romantisme au surréalisme ». Je me suis rapidement tourné vers Arthur Rimbaud et ses Cahiers de Douai ou du Recueil Demeny (1870), car ses œuvres de jeunesse ont été écrites approximativement au même âge que nos élèves et car le poète puise dans le romantisme et préfigure le surréalisme.
J’ai ensuite complété une « fiche-action » pour l’administration, afin qu’elle soit présentée au C.A, co-signée avec l’intervenant.
Les élèves ont été amenés à réécrire Rimbaud pour en faire une « partition musicale » : comment avez-vous orchestré ce travail de réécriture ?
J’aime bien la métaphore musicale ! On a procédé par touches successives, en utilisant d’abord la technique du « centon ». Les élèves devaient sélectionner 4 vers rimbaldiens (extraits des Cahiers de Douai ou du Recueil Demeny) qui serviraient en quelque sorte de « matrice » formelle et sémantique du poème à créer. Ils ont ensuite été invités à trouver une constellation de mots poétiques et triviaux, appartenant à différents niveaux de langage, en consultant notamment des dictionnaires de synonymes, en lien avec les thématiques précédemment émergées. La consigne était toujours d’oraliser les vers créés, pour en vérifier la rythmique.
Entre chaque séance, je corrigeais les travaux en surlignant les trouvailles et en donnant des conseils d’amélioration. Il y a ainsi eu trois phases successives avant la finalisation des textes.
Les élèves ont aussi été amenés à travailler la mise en voix : avec quelles consignes et selon quelles modalités ?
C’est là que la partition de musique revient ! Avec Mélaine, on a mis en place un « code » typographique, emprunté partiellement à la musique, pour marquer les pauses, les appuis, les accélérations et les ralentissements, les crescendos et decrescendos, etc.
Je m’occupais des conseils « littéraires », tandis que mon binôme travaillait plutôt sur les conseils « musicaux ». L’idée était aussi, très rapidement, de les mettre en petits groupes, pour produire des extraits de leurs poèmes, en reprenant un peu le principe des « battles », afin de les désinhiber et de les stimuler. Nous avons aussi cherché à favoriser des exercices en polyphonie pour mêler ou alterner les timbres.
Certains ont poursuivi les répétitions chez eux et ont inventé leur propre univers musical (ajout d’une instrumentation, tentative du chant), en sortant parfois légèrement du cadre défini, jusqu’au jour de l’enregistrement « studio » qui nous a réservé quelques surprises. Mais l’expression personnelle et la créativité me semblaient les maîtres-mots.
Comment avez-vous valorisé tout ce travail créatif ?
Nous organisons chaque année dans notre établissement un temps fort appelé « La Journée des Projets » pendant laquelle les élèves et étudiants présentent des activités créatives, artistiques, scientifiques ou techniques. J’ai proposé aux élèves de profiter de ce moment pour mettre en valeur leurs prestations. Ils étaient d’accord, à condition d’anonymer leurs travaux ; on a juste opté pour la mention de leurs initiales. Les écrits ont été compilés dans un recueil, mis en forme par les élèves. Ils ont également réfléchi à l’ordre des pièces, afin d’envisager un cheminement, une progression symbolique. Certains ont même pris en charge la réalisation d’une affiche pour annoncer l’événement.
Les élèves étaient d’accord pour qu’on écoute leurs productions, mais ils ne souhaitaient pas se produire directement devant les élèves d’autres classes, d’où l’idée de l’enregistrement. Nous avons décidé d’installer un îlot au CDI avec 4 postes équipés de casques, 4 livrets poétiques et une boîte pour voter pour la meilleure création écrite et la meilleure performance orale.
Quel regard portez-vous sur leurs créations ? Et sur le projet dans son ensemble ?
Comme je l’évoquais tout à l’heure, les créations ont parfois dépassé le cadre, mais c’est sans doute mieux ainsi. Nous avons choisi de faire des enregistrements a capella, sans instrumentation, pour faciliter l’aspect technique, mais aussi pour rester concentré sur la voix. Sur les 33 élèves, 3 n’ont pas réussi à faire aboutir leur projet pour la séance d’enregistrements, mais 3 autres ont fait plusieurs créations. Les trois premiers élèves ont quand-même pu éditer leur texte abouti dans le livret final exposé lors de la « Journée des Projets ».
Nous avons été agréablement surpris par la diversité des productions, tant dans l’univers sonore que dans l’esthétique d’écriture.
Comment les élèves eux-mêmes ont-ils vécu l’activité ?
Tous favorablement. Ils me demandaient à chaque séance si on travaillait sur le projet « Rimbaud-rap ». Le travail sous forme d’atelier, les prestations croisées, les exercices oraux prenaient une dimension ludique et créative inédites. Ce qui m’a marqué, c’est surtout la grande implication d’élèves très faibles dans les exercices normés et leur révélation dans cet atelier créatif. Certains ont même continué à produire des textes (poésie-rap) pendant le reste de l’année. Une seule élève est vraiment restée en retrait ; en phase de ré-orientation, elle s’était déjà un peu éloignée du lycée.
Adapter Rimbaud en rap, l’idée paraîtra peut-être aussi sacrilège à certains : à la lumière de cette expérience, en quoi vous semble-t-il intéressant de relier ainsi culture scolaire « légitime » et culture adolescente « illégitime » ?
Ce n’est pas un sacrilège. Rimbaud lui-même permet de relier ces contradictions. Il a repris les codes de la poésie classique pour les faire éclater ensuite, en adoptant par exemple la poésie en prose. Il a expérimenté d’autres formes et d’autres mondes. Mes élèves ont suivi, en quelque sorte, le même cheminement, en transposant la poésie en rap et en digérant les vers rimbaldiens. La poésie de Rimbaud chante la rébellion, comme le rap scande la révolte. Redécouvrir une œuvre moderne en la reliant à notre contemporanéité est essentiel et permet à nos jeunes de porter un autre regard sur la littérature et la poésie.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut