Le ministre de l’Éducation nationale souhaite rénover la formation initiale des enseignants en augmentant le temps passé par les stagiaires sur le terrain et en renforçant l’ancrage universitaire des IUFM. Si les conditions de cette intégration à l’Université sont négociées sans tenir compte des exigences d’une formation professionnelle, le risque est grand d’aboutir à une simple juxtaposition de savoirs universitaires déconnectés des réalités scolaires et de transmission, par compagnonnage, des ficelles du métier.
Les conditions requises pour réussir une formation professionnelle de qualité, respectueuse des spécificités des différents degrés d’enseignement (primaire et secondaire, général et professionnel), commencent pourtant à être connues grâce aux recherches engagées dans le champ de l’éducation et de la formation, tant en France qu’à l’étranger. Les évaluations du travail des IUFM réalisées par le comité national d’évaluation (CNE) devraient aussi être prises en compte pour tirer profit de leurs réussites (elles furent bien plus nombreuses qu’on feint de le croire aujourd’hui) et de leurs insuffisances, bien réelles. Selon nous, ces conditions peuvent être résumées, en six points.
Organiser l’alternance
La formation des enseignants doit être conçue comme une formation en alternance entre le terrain professionnel et l’institut universitaire. Cette conception s’oppose à deux autres que nous rejetons : l’applicationnisme, véhiculant l’illusion d’une simple mise en oeuvre sur le terrain scolaire de savoirs fondamentaux élaborés dans les laboratoires universitaires, et la transmission mimétique, reposant sur le seul compagnonnage professionnel dans le cadre d’une vision étroitement artisanale du métier d’enseignant.
La pertinence d’une formation en alternance réside dans l’association progressive de trois composantes : l’action professionnelle (c’est pourquoi les stages sont indispensables très tôt dans le parcours de formation), la réussite de l’action (c’est pourquoi ces stages doivent être fortement encadrés par différents tuteurs), la compréhension de l’action et des conditions de sa réussite (c’est pourquoi l’institut de formation doit donner aux stagiaires les moyens de redécrire leurs expériences sans que pèse l’urgence de l’action quotidienne).
On ne peut faire l’économie d’aucune de ces trois composantes : un débutant, par exemple, ne peut vraiment comprendre que ce qu’il a préalablement réussi, au moins partiellement. Les dispositifs de formation qui consacrent trop de temps, trop tôt et trop vite, à l’analyse de pratiques insuffisamment maîtrisées sont inefficaces comme ceux qui placent prématurément les jeunes lauréats aux concours de recrutement en pleine responsabilité d’une classe en primaire ou de plusieurs classes dans le second degré. D’une part, parce qu’on ne les protège pas assez des échecs qui sont lourds de conséquences pour leur devenir professionnel. D’autre part, parce que les débutants engagent toutes leurs ressources physiques, intellectuelles et émotionnelles dans la gestion de la classe. Pris par l’urgence de la situation et absorbés par les exigences des préparations et des réalisations quotidiennes, ils ne peuvent pas trouver le temps de suspension qui permet le recul nécessaire. Ils ne parviennent pas à « penser la classe », justement parce qu’ils la font trop ! Dans ce cas, ils n’attendent plus de la formation que des conseils immédiatement utilisables, délaissant les nécessaires détours requis par des apprentissages professionnels plus complexes, plus structurés et plus fondamentaux.
La satisfaction de besoins immédiats peut asphyxier la réflexion et priver le débutant des ressources qui lui permettraient d’évoluer favorablement et durablement. Les bénéfices à court terme s’opposent alors aux progrès à moyen terme. Par démagogie, on peut ainsi combler des débutants et sacrifier un système éducatif. La tentation de concevoir une formation essentiellement basée sur le compagnonnage relève de ce calcul à court terme.
Assumer la fonction de transmission et disposer d’une description, même partielle, du développement des compétences professionnelles
Une des premières fonctions d’une formation professionnelle est de transmettre aux jeunes enseignants les fondements des pratiques ordinaires de leurs aînés expérimentés. On ne doit pas avoir peur de présenter aux débutants des pratiques de référence et de mettre à leur portée des savoir-faire efficients et rôdés, ni de valoriser les outils professionnels existants : manuels, logiciels, guides didactiques, etc. Rejeter tout cela sous prétexte de complexité et de diversité des situations d’enseignement, railler les demandes de « recettes » conduit invariablement à l’effet inverse de celui recherché : les novices imitent leurs aînés sans aucune distance critique. Il faut donc reconnaître les limites de certaines formations qui, surtout dans le premier degré, ont survalorisé l’innovation et l’invention. Avant de concevoir lui-même ses propres outils, le jeune professeur doit s’approprier ceux qui sont réellement utilisés dans son milieu de travail. Pour pouvoir contribuer à l’innovation collective, il doit maîtriser les gestes de base constitutifs de son métier. Ces gestes sont utilisés par les professeurs chevronnés dont la tutelle est précieuse pour les débutants. C’est pourquoi la fréquentation du terrain est indispensable. Elle reste cependant insuffisante car l’activité d’un professeur expérimenté repose sur une multitude d’habiletés sédimentées, automatisées et peu conscientes : difficilement énonçables par le professeur lui-même, elles sont inaccessibles par simple observation.
Ces habiletés supposent des connaissances professionnelles nombreuses et hétérogènes, relatives aux savoirs disciplinaires enseignés, aux scénarios didactiques, aux processus d’apprentissage des élèves, à la conduite d’un groupe d’enfants ou d’adolescents, etc. Les formateurs doivent donc prendre le risque de définir le contour des connaissances professionnelles indispensables aux débuts dans le métier. Pour cela ils ont besoin de mieux connaître les modalités et les conditions du développement professionnel, ce qui implique d’ambitieux programmes de recherche que les pouvoirs publics hésitent encore à solliciter et financer.
Accroître les connaissances portant sur les apprentissages disciplinaires
La formation est le moment où les apprentis enseignants doivent opérer un double déplacement depuis les savoirs disciplinaires, validés par des Licences universitaires très diverses, vers les savoirs enseignés à l’école d’une part, et vers les processus d’appropriation ou de construction de ces savoirs d’autre part. Bien connaître une discipline ne suffit pas au professeur pour que tous ses élèves acquièrent les compétences attendues. Ne disposer que de ses propres souvenirs scolaires dans certains domaines le place dans une situation d’insécurité plus préjudiciable encore aux apprentissages. C’est pourquoi les contenus même des Licences (et, conjointement, des concours de recrutement) doivent être revus : leur caractère pluridisciplinaire doit être étendu et leur adéquation aux contenus enseignés à l’école, au collège et au lycée réexaminée, par exemple dans le domaine de la maîtrise de la langue jugé prioritaire.
On oublie parfois qu’une part de la violence scolaire provient de la situation insupportable faite aux élèves lorsqu’ils sont trop souvent placés face à des activités intellectuelles hors de leur portée. Confrontés à cette violence, les professeurs débutants n’ont pas aujourd’hui les moyens de la comprendre sans un long détour par les processus d’apprentissage propres aux différentes disciplines scolaires. Ce détour est difficile et coûteux. Celui qui croyait savoir parce qu’il maîtrisait une discipline universitaire se retrouve dans la position de l’ignorant, parfois difficile à assumer après 4 ou 5 années d’études supérieures. Formé à la littérature, le jeune professeur de Lettres découvre par exemple qu’il sait fort peu de choses de l’apprentissage de la lecture et de ses obstacles. Impuissant face aux mauvais lecteurs, il retourne son incompétence et son courroux contre l’IUFM, sans remettre en cause son cursus universitaire initial.
La formation professionnelle doit donc également porter sur les conditions didactiques de construction des connaissances scolaires. La simple accumulation des savoirs académiques est inopérante, de même qu’est illusoire la stricte application des savoirs issus de la recherche dans le domaine de l’enseignement. Les formateurs d’enseignants doivent réaliser un travail de transposition et de recomposition de ces savoirs qui exige d’eux une double compétence académique et professionnelle. Sur ce point aussi, les projets ministériels qui nient le professionnalisme des formateurs sont dangereux.
Appréhender le métier dans sa globalité et valoriser les diversités
L’activité professionnelle d’un enseignant est orientée simultanément vers plusieurs directions. Elle est d’abord orientée vers les élèves et leurs apprentissages, individuels et collectifs, dans différents registres cognitifs et sociaux (instruire et éduquer). Mais elle est aussi orientée vers les autres acteurs de la scène scolaire : les parents des élèves, la hiérarchie, les collègues, les co-éducateurs. Elle est enfin orientée vers lui-même : le professeur débutant doit apprendre à gérer sa fatigue et son stress, savoir trouver un bien-être suffisant en classe pour tenir chaque jour et « durer » toute une année, pouvoir être fier de son travail et ne pas perdre la face devant les élèves, prendre plaisir à stimuler leur intelligence, s’intégrer dans son milieu de travail, etc. Bref, l’enseignement n’est pas exclusivement orienté par la visée d’un savoir à faire acquérir, ce qui engendre nécessairement des conflits de critères lorsque le professeur doit prendre des décisions sollicitant ces dimensions parfois antagonistes.
Former les enseignants débutants c’est donc approcher leur métier dans sa globalité : ses tensions, ses contradictions, ses dilemmes. C’est aussi montrer que la résolution de ces dilemmes laisse place à de multiples alternatives selon le style de chacun. Nous y voyons la principale raison de l’engouement pour une formation survalorisant le terrain. Celui-ci en effet procure l’illusion d’appréhender simultanément toutes les composantes du métier puisque, par définition, la pratique effective du métier les convoque toutes. Mais nous savons par expérience que cette modalité de formation sur le tas, trop globale, ne permet pas le regard analytique qu’implique tout apprentissage professionnel et que seul un institut de formation, préservé momentanément des urgences de l’action, peut fournir.
À condition que les formateurs aient une bonne connaissance de l’exercice du métier réel et qu’ils puissent encore l’affiner grâce à leur propre activité de recherche sur les problèmes professionnels. À condition aussi que les plans d’étude prévoient des temps de formation suffisamment longs, ce qui ne semble pas être le cas dans les projets ministériels. Comment avoir l’ambition d’une formation professionnelle de haut niveau si on la réduit à un volume horaire dérisoire ?
Former à la relation éducative
L’enseignement est un métier de relation humaine qui exige une formation spécifique reposant sur des connaissances issues des sciences humaines et sociales (sauf à considérer que ladite relation est une affaire de « don »). Trouver la meilleure posture professionnelle face à un enfant incapable de maintenir son attention sur une tâche scolaire, un adolescent en souffrance ou un parent confronté à l’échec de son enfant, cela s’apprend.
Les modules de formation visant à mieux connaître les élèves sur les versants de la cognition, de l’émotion, de la socialisation, du développement (affectif, social, langagier et intellectuel) et du fonctionnement des groupes sociaux sont très appréciés des enseignants débutants quand ils leur permettent de mieux comprendre un certain nombre de phénomènes et/ou de comportements auxquels ils sont confrontés. On évite ainsi qu’ils ne baissent les bras ou n’attribuent systématiquement, de façon défensive, leurs propres échecs aux difficultés ou aux carences supposées de l’élève, aux pratiques éducatives familiales ou aux problèmes de la société.
Disposer d’un noyau permanent et stable de formateurs compétents
L’inventaire que nous venons de dresser esquisse le contour des compétences professionnelles dont doivent disposer les formateurs d’enseignants. Ces compétences relèvent de toutes les dimensions du métier d’enseignant : disciplinaire, didactique, pédagogique, relationnelle, sociale, éthique. Elles ne peuvent être réunies que par une équipe pluridisciplinaire et pluricatégorielle de formateurs qui, collectivement, conçoit, organise et supervise tout l’itinéraire de formation.
Seul un noyau permanent et stable de formateurs ayant une vision d’ensemble du parcours de formation peut aider les enseignants débutants à faire le lien entre des apports a priori indépendants et à éviter la parcellarisation des contenus, à articuler les connaissances issues des sciences humaines aux disciplines et à leurs didactiques. Or les projets ministériels sont aussi très inquiétants sur ce point : ils laisseraient à la charge exclusive des stagiaires le soin de recoller les morceaux d’un parcours atomisé.
Des équipes existent dans les IUFM qu’il faut absolument préserver et renforcer ; d’autres sont à constituer en recrutant des formateurs disposant de connaissances sur la pratique effective du métier d’enseignant dans ses diversités, soit qu’ils l’aient exercé, soit que leurs recherches portent sur cette pratique et/ou sur les apprentissages scolaires.
Une amélioration de la formation des enseignants ne peut être sérieusement envisagée sans un effort considérable en direction de la formation des formateurs. La création de nouveaux masters professionnels, financés par l’employeur, pourrait permettre à un nombre croissant d’enseignants de terrain d’être associés dignement à la formation et d’éviter la multiplication prévisible d’intermittents de la formation ou de personnels au statut précaire.
Le renforcement de la dimension universitaire de la formation des enseignants doit donc aller de pair avec un accroissement des programmes de recherche consacrés à l’enseignement. Il est de surcroît la meilleure garantie contre les tentations politiques d’un accroissement de la tutelle hiérarchique sur la formation initiale des maîtres.
Roland Goigoux, Sylvie Cèbe, Aline Robert et Marie laure Elalouf,
Universitaires en Sciences de l’éducation, Mathématiques et Sciences du langage IUFM d’Auvergne, de Lyon et de Versailles
La contribution ci-dessous a été présentée oralement par Roland Goigoux lors des Assises de la formation des enseignants réunies le 13 janvier à Paris, co-organisées par les syndicats de la FSU : SNESup, SNES, SNUipp, SNUEP, SNETAP et par l’UNEF.