Olivier Rey est responsable, à l’INRP, du service de la Veille Scientifique et Technologique. Son service passe au crible la production de recherche sur l’Ecole, et produit des synthèses désormais bien connues. Il a accepté de livrer au Café ses impressions de la dernière édition de l’AREF.
1. Vous avez assisté aux travaux des quelque huit cents participants à l’AREF 2010, qui est un lieu qui donne les tendances…. Quel sentiment personnel en retirez-vous, avec un peu de recul ?
J’en retire d’abord la confirmation de la diversité et d’une certaine hétérogénéité de la recherche en éducation. Même si c’est une communauté relativement réduite en nombre, où beaucoup se connaissent et se fréquentent régulièrement, il est toujours surprenant de constater le peu de références communes en dehors des sous-réseaux ou des courants thématiques. Cela a certes été déjà analysé et souvent théorisé comme une caractéristique des sciences de l’éducation, voire comme une richesse, mais cela constitue aussi un obstacle pour avoir un langage commun et une confrontation sur le fond, qui aille au delà du constat diplomatique des différences d’approche.
En second lieu, il m’a semblé que les questions de professionnalité enseignante et de pratiques professionnelles constituaient un thème assez important parmi les communications, même si je n’ai pas d’éléments statistiques de comparaison pour déterminer si c’est une constante ou une évolution récente. Il faudrait veiller à ne pas induire, involontairement, une sorte de division implicite entre des disciplines qui s’occuperaient de l’apprentissage (comme la psychologie) et celles qui s’occuperaient surtout de l’enseignement (comme les sciences de l’éducation), alors qu’évidemment ce sont deux faces d’un même processus !
Enfin, j’ai constaté que l’enseignement supérieur était devenu un objet ordinaire pour les recherches en éducation, qui étaient il y a encore une dizaine d’année concentrées sur l’enseignement scolaire.
2. David Bridges, lors de sa conférence de clôture, a mis l’accent sur la « fragmentation » et « l’hybridation » des différentes disciplines qui se préoccupent d’éducation et d’apprentissages. Partagez-vous ce point de vue, et pouvez-vous l’illustrer ?
Il est bien connu que les sciences de l’éducation sont un lieu carrefour, pluridisciplinaire ou multi-référentiel, selon le terme que l’on préfère. La recherche en éducation dépasse même le cadre de ces seules sciences de l’éducation. On y trouve de nombreuses disciplines contributives : sociologie, histoire, psychologie, philosophie, bien sûr, mais aussi économie, science politique et tant d’autres ! Il y a peu de disciplines qui, aujourd’hui, ne revendiquent quelque connaissance utile pour l’éducation ou ne comportent de courants de recherche tournés vers l’éducation. Il suffit de songer à la place importante des didactiques des mathématiques ou du sport, à l’implication d’informaticiens dans les recherches sur les TICE ou encore à l’intérêt des linguistes pour l’enseignement des langues. Et quand on aborde le continent des « éducation à… » (développement durable, citoyenneté…), je peux vous que mes collègues de la VST doivent aller parfois fouiller loin des sciences de l’éducation pour trouver les sources de leur dossier !
A l’intérieur même des disciplines instituées, la spécialisation continue mène effectivement à une fragmentation parfois étourdissante. Si, pour le profane, la psychologie représente une étiquette réconfortante et peut évoquer les héritiers de Piaget, il serait déçu de constater qu’il y a derrière sans doute bien des approches différentes et qu’il aurait du mal à saisir dans un seul mouvement ceux qui étudient les effets de contexte en psychologie sociale comme ceux qui explorent le cerveau dans les neurosciences ou ceux qui s’interrogent sur les modalités d’apprentissage de la langue, sans même parler des « psychopédagogues » belges ou de ceux qui se référent à la psychanalyse…
Il faut enfin rajouter que cette diversité disciplinaire ou sous-disciplinaire est également synonyme de diversité méthodologique. On l’a vu au congrès de l’AREF, il y a ceux qui alignent des tableaux de résultats issus de plusieurs centaines de questionnaires, ceux qui privilégient des entretiens non-directifs approfondis avec une vingtaine de personnes, ceux qui ceux qui utilisent les groupes de paroles ou les biographies individuelles, ceux qui passent des heures à observer des activités de classe, ceux qui fouillent dans les archives, ceux qui analysent des enregistrements, ceux qui expérimentent des outils avec des groupes de contrôle, ceux qui confrontent les concepts et les théories, ceux qui utilisent les données des enquêtes statistiques…
On est en présence d’une diversité d’outils et de méthode qui va bien au-delà de la simple division entre méthodes qualitatives ou méthodes quantitatives.
Finalement, quand il faut aborder une question éducative, le chercheur dispose d’une palette de disciplines, de démarches et d’outils qui doit combiner pour attaquer son objet d’investigation de la façon la plus adaptée. Pour ne prendre qu’un exemple qui me passe par la tête, des éléments de la sociologie du travail ont été mobilisés de façon très pertinente pour traiter de la question du travail enseignant. Et on pourrait multiplier les exemples.
Ceci dit, diversité n’est pas forcément synonyme de qualité. La pluralité des approches semble inévitable, de même qu’une forme d’artisanat pluridisciplinaire (voire post-disciplinaire comme disent certains), mais on se rend compte assez vite des écarts parfois énormes de qualité entre deux recherches, qui tiennent moins à la variété des approches qu’à des différences de rigueur et de pertinence.
J’ai vu des communications totalement creuses et improductives malgré un appareillage statistique impressionnant et, inversement, des analyses très fines d’une situation éducative problématique à partir d’une simple observation. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne doit pas se poser de questions sur la faiblesse relative des travaux empiriques dans le monde francophone. J’ai parfois l’impression que l’on se contente parfois de quelques entretiens non directifs aux alentours pour ne pas avoir à faire l’effort de la preuve en allant croiser les données dans un cadre plus large et systématique….
3. On entend beaucoup dire que les lieux de recherche en éducation ne sont pas assez en synergie, et pas toujours assez « scientifiques », au sens où ils apportent peu de preuves… Partagez-vous ces constats ? Ces critiques sont-elles inhérentes aux disciplines qui s’intéressent à l’éducation ?
Les prises de position en matière de méthodes d’éducation, y compris au plus haut niveau, me font parfois penser à la mode des régimes pour perdre du poids, tous justifiés par d’apparents arguments « scientifiques ». On sait que ça ne marche qu’un temps, sorti de tout contexte, mais on aime quand même croire qu’on va résoudre en deux mois ce qui nécessiterait des ajustements progressifs et incrémentaux sur la longue durée.
Pour avoir étudié d’assez près les débats internationaux, anglo-saxons pour l’essentiel en fait, je dois donc avouer que je suis très sceptique sur ce mythe de la « scientificité ». Quand on gratte derrière, on trouve beaucoup d’idéologie et bien peu de science !
Au mieux, il y a le fantasme de reconstituer dans les sciences humaines et sociales, et donc dans l’éducation, l’équivalent des expériences de laboratoire dans les sciences exactes. Sauf que ce n’est pas possible : qui acceptera que des milliers d’enfants servent de cobayes ? Et surtout, il est extrêmement difficile d’isoler des faits éducatifs pour les étudier : ce qui se passe en classe est fortement connecté à ce qui se passe dehors, dans sa famille, dans sa société, dans son pays…
Au pire, les tenants de l’approche « scientifique » ou des bonnes pratiques isolent artificiellement l’acte d’apprentissage pour vanter telle ou telle méthode pédagogique supposée marcher, indépendamment de ses conditions sociales de réalisation et même des contenus transmis.
En effet, l’éducation n’est pas une technique neutre : elle a à voir avec valeurs et des normes, qu’elles soient politiques, religieuses, sociales ou personnelles. On n’enseigne pas les mêmes choses partout et de la même façon et ce n’est pas qu’une question d’efficacité !
Or, si la recherche en éducation peut apporter beaucoup en termes de compréhension et d’éclairages des processus éducatifs, il ne faut pas lui demander de fixer les objectifs de l’éducation à la place de la société.
Contrairement à ce que l’on pense spontanément, il n’y a pas des savoirs ou des disciplines universels, déjà là, qu’il suffirait de transmettre avec les bonnes techniques. Il y a des enjeux autour de l’éducation qui ont peut à voir avec les contenus savants. Ou alors, il faut m’expliquer pourquoi les fils de bonne famille qui se passionnaient pour le latin il y a 60 ans se passionnent pour les mathématiques maintenant !
Comme en médecine, la recherche en éducation a une dimension « clinique » qui doit concilier la rigueur scientifique avec la prise en compte de l’humain. Même la recherche médicale a du prendre en compte l’effet placebo. ..
Ceci dit, s’inspirer des « conférences de consensus » pratiquées en médecine, comme l’avait fait le PIREF et maintenant l’IUFM de Créteil, fait partie des types d’effort intéressants pour améliorer la confrontation scientifique et construire ces fameuses « preuves » issues de la recherche. Sans illusions cependant : comme on l’a vu pour la lecture, quand un pouvoir politique ou tout simplement une « vox populi » a adopté, pour des motivations diverses, de défendre telle ou telle position de principe sur l’éducation, tous les résultats les plus solides de la recherche ne le feront pas changer d’avis.
Il suffit de regarder comment les résultats de PISA ont été utilisés, au-delà de la fascination habituelle pour les palmarès. Alors que la plupart des analyses de PISA montrent l’intérêt d’une scolarisation commune jusqu’à 15 ans, contre les processus de différenciation-sélection à l’entrée du secondaire, les gouvernements concernés se sont bien gardés d’utiliser ces résultats pour réduire les dispositifs de tri précoce, notamment dans les pays d’Europe centrale les plus concernés.
En revanche, on ne compte plus les réformes justifiées par les «mauvais chiffres » de PISA… réformes qui ne tiennent aucun compte des diagnostics mis en lumière par les recherches basée sur les analyses secondaires de PISA !
Pourtant, la comparaison internationale est souvent l’une des démarches les plus fécondes pour la recherche en éducation car elle permet de voir ce qui est de l’ordre du contingent, par exemple les sédimentations historiques et nationales, et ce qui est commun aux processus éducatifs au-delà de ces contingences.
4. Quels vous semblent être les lieux, nationaux et internationaux, où se définissent les normes et les priorités de la recherche en éducation ? Avec quelle efficience selon vous ?
Pour la France, je dois avouer que je suis bien incapable de savoir où se définissent les normes et les priorités de la recherche en éducation, si tant est qu’elles existent. Absente du CNRS, peu prisée par les décideurs, méprisée par une certaine tradition normalienne bien hexagonale, la recherche en éducation est généralement peu présente dans les dispositifs où se définissent les priorités de la recherche. D’ailleurs, l’éducation est bien peu présente dans les appels d’offre de l’Agence nationale de la recherche. Peut-être même moins que dans ceux des programmes de recherche de la commission européenne !
On aime bien, en France, adopter des postures critiques vis-à-vis d’organisation comme l’OCDE, l’Union européenne ou la Banque mondiale quand elles diffusent des éléments de doctrine éducative ou orientent des recherches sur l’éducation. Pourtant, il faut bien reconnaître que la recherche en éducation est parfois mieux traitée dans ces organisations que dans notre pays.
Alors, évidemment, les messages de l’OCDE ou de l’UE ne font parfois pas dans la finesse et ont tendance à chercher, de façon récurrente, la formule miracle pour faire de l’éducation l’essence du moteur économique. Une fois c’est les compétences qu’il faut promouvoir, une autre fois c’est l’évaluation formative, demain peut-être le travail en groupe…
Néanmoins, le vrai problème c’est que de l’autre côté, les chercheurs en éducation ne sont pas très organisés pour constituer un partenaire de poids.
Pour n’en rester qu’au niveau européen, les réseaux internationaux de recherche en éducation sont généralement dominés par une moitié plutôt nordique de l’Europe (Grande-Bretagne, Pays Bas et Flandres, pays scandinaves, Allemagne dans une moindre mesure…) pendant que les latins, et parmi eux les français, sont très peu impliqués.
On peut chercher des raisons épistémologiques ou éthiques très sophistiquées, mais il faut bien dire que la mauvaise pratique de l’anglais par les français reste quand même l’une des raisons principales de leur position « en retrait » ! Peut-on vraiment espérer une confrontation scientifique internationale sans publier en anglais ?
Quand on connait le tropisme traditionnellement peu européen des britanniques, on comprend que cette relative absence d’une partie de l’Europe dans le « mainstream » international ne favorise pas l’affirmation d’une recherche en éducation forte et autonome. Dès lors, les chercheurs qui veulent développer des recherches nécessitant certains moyens sont très dépendants des programmes de l’UE, de l’OCDE ou d’autres organisations internationales, et surtout relativement isolés face à leurs interlocuteurs.
5. Pouvez-vous imaginer une initiative qui permettrait de renforcer le poids et la pertinence de ces différents domaines de recherche ?
Je pense sincèrement que la recherche française en éducation, d’un point de vue scientifique, n’a pas à rougir de la comparaison avec ce qui se fait ailleurs, même en Grande-Bretagne, si ce n’est une vrai différence d’échelle (il y a sans doute au moins trois plus d’universitaires britanniques dans le domaine de l’éducation qu’en France).
En revanche, les chercheurs français sont éparpillés dans de multiples équipes aux quatre coins des universités françaises… quand ils ne travaillent pas de façon individuelle ! Ils privilégient souvent leurs micro-réseaux de spécialistes pointus de tel ou tel courant en ignorant superbement ce qui se fait à côté. La principale association d’enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation n’a quasiment pas de moyens et de nombreux chercheurs préfèrent animer « leur » association thématique dans telle ou telle sous-branche.
Les chercheurs ont peu l’habitude de travailler ensemble, que ce soit sur des projets de recherche ou même simplement pour formuler des réponses communes à des appels d’offre.
Ils ont par conséquent peu de ressources, peu de visibilité et peu de lieux de confrontation.
A la VST, nous sommes par exemple toujours un peu effarés devant le nombre de revues du champ de la recherche en éducation, alors même que la plupart d’entre elles vivotent dans un relatif anonymat.
Tout cela a été écrit dans le rapport Prost de 2001 mais les choses n’évoluent pas rapidement…
Il n’y a, à mes yeux, rien à attendre du pouvoir politique. L’enterrement des rapports successifs comme le sort réservé à la DEP ces dernières années montre bien que les ministères n’arrivent pas à articuler l’expertise scientifique avec le pilotage politique. Et ce n’est pas la façon dont le ministère de l’éducation nationale se débarrasse de l’INRP en cet automne qui va inverser la tendance !
Au niveau national, les prises de position en matière de méthodes d’éducation, y compris au plus haut niveau, me font d’ailleurs parfois penser à la mode des régimes pour perdre du poids. On sait que ça ne marche qu’un temps, sorti de tout contexte, mais on aime quand même croire qu’on va résoudre en deux mois ce qui nécessiterait des ajustements progressifs sur la longue durée.
C’est donc aux chercheurs en éducation se prendre en charge pour exister collectivement, renforcer leurs associations, se rassembler autour de quelques revues, monter des manifestations de qualité, sortir des chapelles microcosmiques…
Des initiatives comme l’AREF sont un moyen de mieux faire exister la recherche en éducation, en l’ouvrant vers la francophonie mais aussi au-delà.
Il me semble aussi qu’il manque, en France, non pas un colloque scientifique de plus, mais une sorte de rendez-vous annuel ou biannuel tourné vers les décideurs éducatifs et le grand public, dans lequel les chercheurs feraient le point de leurs travaux et les présenteraient vers « l’extérieur », pour en finir justement avec ces préjugés un peu grotesques sur la «pédagogie ».
Si la recherche en éducation veut préserver sa diversité, elle doit assumer jusqu’au bout d’être une recherche en lien étroit avec la pratique et donc d’avoir une « utilité ». et s’efforcer de le montrer. Si, en revanche, elle cherche un statut académique classique et se réfugie derrière le paravent de l’autonomie universitaire, elle devra toujours subir des procès en scientificité et faire pâle figure à côté des disciplines plus établies ou de la dernière trouvaille qui prétendra avoir identifié le gêne de la bosse des maths.