Comment l’EPS peut elle aider à la réussite de tous les élèves et particulièrement des élèves les plus en difficulté ? Après avoir été enseignant d’EPS de collège et de lycée professionnel en milieu difficile, puis formateur et enseignant-chercheur en IUFM, Jacques Méard est aujourd’hui professeur à la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne. Spécialiste de l’enseignement en milieu difficile, il nous présente ses travaux et sa vision des politiques scolaires actuelles. Ses propositions amènent à réfléchir de façon très concrète à la façon dont l’élève peut attribuer du « sens » à ses apprentissages : le rôle de l’enseignant est déterminant !
Vous avez publié un ouvrage et des articles de référence avec S. Bertone sur « l’élève qui ne veut pas apprendre en EPS ». Pourriez-vous nous les présenter en quelques lignes ?
La question centrale traitée dans ces travaux était celle du « sens » que les élèves donnent au travail scolaire, surtout chez ceux pour qui ce sens n’est pas d’emblée acquis. J’ai d’abord réalisé pendant plusieurs années un travail clinique de repérage d’actions et d’évolution d’actions d’élèves en classe d’EPS en collège et en lycée professionnel. Cinq types d’actions d’élèves ont été dégagés : les actions anomiques (le non suivi des règles du fait d’une méconnaissance), les actions d’opposition (les refus ostensibles de suivre des règles), les actions hétéronomes (les refus masqués qui se traduisent par de la passivité, des petites déviations), les actions autorégulées (le suivi des règles marqué par un engagement volontaire) et enfin les actions autonomes (les initiatives prises par l’élève et les négociations en collaboration avec l’enseignant en vue d’inventer d’autres règles). Ces diverses actions relèvent donc de mon point de vue du sens attribué aux règles du travail scolaire chez les élèves, depuis la méconnaissance jusqu’à la compréhension et l’adhésion à leurs motifs, en passant par une « connaissance sans compréhension » ou simplement un rejet de leurs motifs.
Le plus intéressant était de mettre en rapport ces types d’actions d’élèves avec les différentes façons de l’enseignant d’énoncer ces règles du travail scolaire en EPS (les consignes, leurs justifications, les formes de contrôle, la manière de les négocier explicitement ou implicitement avec les élèves, les modes de persuasion, les éventuelles menaces associées). De la sorte, en identifiant ce que dit et fait l’un et ce que disent et font les autres, j’ai essayé de comprendre leurs rapports éventuels, de repérer les configurations fréquentes, les dynamiques d’interactions en classe et, à terme, de pointer celles qui orientent la classe vers davantage d’engagement et d’autonomie ou à l’inverse vers des déviations, des transgressions ou des désengagements.
Avec Stefano Bertone, nous avons ensuite prolongé ces analyses en EPS en primaire, dans d’autres disciplines et nous nous sommes enfin penchés sur ces questions à propos d’enseignants qui entrent dans le métier.
Ce travail a-t-il reçu un accueil favorable et répondu à des attentes dans le milieu de l’EPS ?
Non, il a dans un premier temps suscité de fortes critiques et des résistances de la part des didacticiens, des associations de spécialistes et syndicats. Il était reproché de mettre de côté les apprentissages en EPS et de ne nous intéresser qu’aux aspects sociaux et méthodologiques en classe. Or, de mon point de vue, le résultat central de ces études montre exactement le contraire de ce qui était reproché : en effet, ces règles énoncées en classe (ou suggérées ou démontrées) sont en partie sociales (ne pas se battre, accepter de collaborer avec d’autres élèves ; préserver l’intégrité des autres et de soi ; arbitrer, accepter d’être arbitré, ne pas tricher ; être à l’heure, en tenue de sport, être noté) mais de nombreuses sont relatives aux savoirs disciplinaires. Nous appelons ces dernières des « règles d’apprentissage » (se démarquer du défenseur en basketball, accélérer la raquette en deux temps en tennis de table, tendre les bras et se gainer en gymnastique, chercher l’horizontalité en natation, etc.). Autrement dit, tous les savoirs en EPS peuvent donner lieu à prescription, ils peuvent être énoncés sous forme de règles. Et, pour les élèves, ces règles prescrites sont rapportées ou non à des motifs qui peuvent relever d’un plaisir immédiat (se démarquer pour jouer mieux et remporter le match) ou de plaisirs différés (chercher l’horizontalité en natation pour nager plus longtemps ou pour progresser ou pour avoir une note satisfaisante au baccalauréat). Donc ce modèle de compréhension pose la question du sens dans l’activité globale de l’élève en classe d’EPS, non seulement pour les apprentissages sociaux mais aussi pour les apprentissages disciplinaires.
Et justement, une des caractéristiques des élèves « difficiles » tient en ce qu’ils attribuent un sens indifférencié à ces règles sociales et d’apprentissage. Pour un élève « résistant », le système de règles qui traversent une séance d’EPS est perçu comme une globalité. Par exemple, on observe que des élèves ne s’engagent pas dans une situation de résolution de problème pourtant intéressante et argumentée en activité duelle lorsque cette dernière est précédée de 15 minutes de règles sociales imposées et non justifiées par l’enseignant (formation des groupes, règles du jeu, installation du matériel). Très prosaïquement, juxtaposer des formes de négociation au cours desquelles les élèves sont supposés réfléchir et des consignes imposées et non justifiées qu’ils ont à appliquer docilement, ça ne marche pas. Les premières sont basées sur un masquage du savoir (de certaines règles) par l’enseignant pour que les élèves les fassent émerger ; les secondes sont dictées sans motif. Ce type de juxtaposition d’imposition de règles sociales et de négociation de règles d’apprentissage est pourtant très fréquent en EPS.
Ces réflexions, au bout de quelques années, ont trouvé un écho important auprès des professionnels de la discipline pour qui le fait d’envisager la question du sens uniquement sur un plan didactique n’était pas opérationnel, surtout en milieu difficile. Le modèle de compréhension que nous proposions dessinait des pistes pédagogiques et didactiques inédites et redonnait de la lumière et de la valeur au travail « social » de l’enseignant en cours (en rapport avec son travail d’enseignement disciplinaire), aux gestes professionnels et dispositifs d’enseignement déjà mis en œuvre mais que ni les théories de la motivation, ni les modèles didactiques ne pouvaient justifier.
Pouvez-vous proposer des illustrations concrètes de ces pistes pédagogiques ?
Par exemple, nous avons mis en évidence que le fait de construire de façon négociée et tâtonnante un règlement de jeu avec des élèves a des effets non contestables sur le sens qu’ils attribuent non seulement à ce règlement (cela n’est pas étonnant finalement, la règle du jeu apparaissant comme la condition du jeu et comme quelque chose de négociable) mais aussi sur le rapport aux autres règles de la classe. Concrètement, des élèves qui, avant l’invention de ce règlement, résistent aux apprentissages en sports collectifs et démontrent régulièrement des actions non solidaires vis-à-vis des partenaires non performants, ces élèves-là changent complètement de posture après cette période de négociation : ils ne trichent plus, ne contestent plus (règles du jeu sportif) mais aussi acceptent de jouer avec d’autres élèves que leurs seuls « copains » (règles groupales), de s’engager dans des situations plus analytiques (règles d’apprentissage). Bref, le sens attribué aux règles du jeu semble « contaminer » le sens donné aux autres règles du cours.
Autre scénario récurrent relevé dans nos travaux : lorsque les règles de la notation sont progressivement déléguées aux élèves sous la forme d’une co-évaluation critériée, les transformations d’actions d’élèves sont spectaculaires, y compris chez les élèves très peu scolaires et très peu performants. Tout se passe comme si … le sens attribué aux règles institutionnelles de la notation (avoir la responsabilité d’appliquer des critères, de décider d’un barème) « contaminait » le sens donné aux autres règles du cours. De nombreux autres cas d’autonomisation de l’élève en EPS ont également été analysés à partir de règles de sécurité ou de règles groupales (par exemple à l’occasion de sorties de plein air, de « raids » en pleine nature, de camps de montagne, de traversées en bateau, bref dans toutes les situations où les jeunes, par exemple des jeunes délinquants, sont confrontés à des règles de sécurité et de vie en groupe très peu négociables, dictées par l’environnement, donc très vite signifiantes).
Vous dites donc que le modèle de compréhension que vous proposez n’est pas didactique ?
Je ne dirais pas que notre façon d’analyser les faits de classe n’est pas didactique dans la mesure où elle porte sur les apprentissages et s’intéresse à la manière de rendre accessibles les savoirs disciplinaires. Mais l’analyse d’activité que nous proposons implique une conception élargie des contenus. Ainsi le processus de transformation des actions de l’élève vers davantage d’autonomie, tel que décrit plus haut, et relatif au « sens » que les élèves donnent aux règles du travail en EPS, n’est pas initié uniquement à partir de règles sociales (groupales, des jeux sportifs, institutionnelles, …). Il peut trouver son origine dans les situations d’apprentissages disciplinaires (règles d’apprentissage) que l’enseignant parvient à justifier et à mettre en lien avec un « avant » et un « après », des situations qui posent une énigme, qui éveillent l’intérêt et que l’élève peut ancrer à des motifs. Dans ce cas, heureusement fréquent, même en milieu difficile, les élèves intéressés entrent dans les apprentissages et transforment leurs rapports aux règles sociales : les conflits s’apaisent, les déviations de tous ordres diminuent (retards, décrochages prolongés, …). De ce point de vue, je me sens proche de didacticiens comme Brousseau. Mais la différence essentielle tient en ce que la proposition que nous faisons repose sur une analyse d’activité et que celle-ci impose une réflexion didactique aux savoirs non strictement disciplinaires.
Ce que vous avancez semble pourtant communément admis…
Peut-être, mais il faut aller jusqu’au bout. Ainsi, il faut admettre que l’élève qui accepte de coopérer dans une équipe avec des élèves de l’autre sexe a construit un savoir. Cela peut paraître choquant pour certains lecteurs mais c’est une évidence. La preuve en est que lorsque l’élève refuse de coopérer avec des élèves de l’autre sexe, plus rien n’est possible. L’autre preuve est qu’on peut lui apprendre à jouer avec des élèves de l’autre sexe, il peut devenir compétent dans ce domaine et il existe plusieurs degrés de compétence dans le fait de coopérer avec des élèves de l’autre sexe, on peut avancer sans rire qu’il y a un niveau 1, un niveau 2, un niveau 3, …
Donc, vous avez raison, il est communément admis qu’enseigner, ce n’est pas seulement transmettre des savoirs disciplinaires. Il y a « autre chose », mais cette « autre chose » est laissée à l’intuition, au tour de main de l’enseignant. Pire, ces compétences peuvent être attribuées à l’attitude propre de l’élève, voire à sa personnalité. Elles sont traitées à part et ne donnent jamais lieu à une didactisation. Ce manque d’outillage est assez dramatique avec « des élèves qui ne veulent pas apprendre ». Par exemple, en milieu difficile, la suggestion des formateurs et inspecteurs encore aujourd’hui en direction des enseignants d’EPS débutants porte souvent sur l’obligation de proposer des « contenus signifiants » aux élèves. Cette injonction didactique n’est pas fondamentalement fausse. Mais, formulée de cette façon, elle met le travailleur enseignant en grande difficulté car elle ne met pas de mots sur le travail qu’il a à réaliser en classe à propos des règles sociales, elle n’apporte pas d’éclairage sur les situations de conflits, de négociation, sur les rapports de force, les transactions, les marchandages et les incontournables actions d’imposition qu’il doit pourtant réaliser, elle gomme les autres pistes que j’ai évoquées succinctement plus haut et qui reposent sur une travail approfondi d’attribution de sens des règles des jeux, des règles groupales, des règles institutionnelles de la notation, des règles de sécurité… et des règles d’apprentissage. Pire, elle le culpabilise de ne pas parvenir à rendre le travail disciplinaire signifiant et, de ce fait, le place fréquemment en situation d’échec.
Quelles sont les conséquences de vos analyses concernant la formation des enseignants qui exercent en milieu difficile ?
Nos études de terrain font voler en éclat la vision idéale d’un enfant ou adolescent tel qu’il sert souvent de référence dans les écoles de formation ou dans les programmes. Cet élève-archétype qui construit du sens immédiatement face au travail scolaire, qui comprend et adhère aux objectifs, qui prend des initiatives, qui sollicite l’enseignant, qui accepte de faire des efforts pour progresser… , cet élève-là existe, même en milieu « difficile », mais il ne correspond pas au quotidien du métier. Les recherches menées avec Stefano Bertone conduisent à une compréhension d’un quotidien de classe bien différent, en même temps plus complexe et plus optimiste. De plus, le fantôme de cet élève virtuel entraîne un effet désastreux qui consiste à croire que le sens provient de l’élève lui-même, qu’il en est porteur, bref qu’il est « déjà-là », finalement déterminé. Dès lors, le rôle de l’enseignant est relégué à presque rien (n’importe qui peut enseigner à un jeune qui a envie d’apprendre) et à l’inverse, « quand ça ne marche pas », les actions d’élèves « non autonomes » peuvent être interprétées par des raccourcis : « il n’aime pas les sports collectifs, elle n’est pas faite pour les mathématiques ». Cette conception conduit à plus ou moins long terme à une démission face aux difficultés, une sorte de « décrochage professionnel de l’enseignant ».
Les perspectives de formation des enseignants que je préconise rejoignent celles décrites par Marc Durand, Frédéric Yvon, Frédéric Saujat ou Luc Ria. Elles consistent essentiellement à baser la formation non sur une vision idéalisée de l’élève ou du métier ni une énumération de soi-disant « bonnes pratiques » dictée par une conception didactique stricte mais sur l’analyse de l’activité réelle des acteurs en situation. Ce travail de décryptage collectif à partir d’extraits vidéo et d’autoscopie est le plus propice pour pousser les collègues dans le sens du développement et de les aider à dépasser les difficultés parfois énormes rencontrées sur le terrain. Concrètement, cela revient à reconnaître les problèmes, à les partager, envisager des solutions collectivement. D’autres voies complémentaires sont également à envisager, telles que les co-interventions (Sébastien Chaliès), les simulations ou les Espaces d’Actions Encouragées (Marc Durand).
Mais, dans ce domaine de la formation, j’aurais tendance à penser que l’essentiel tient, là aussi, dans le sens que le formateur ou la formatrice est capable de co-construire avec ses collègues chevronnés ou débutants. Commencer une formation continue par un apport théorique sur un sujet déterminé par avance par un Inspecteur ou un responsable de formation d’ESPE, pour moi, c’est une gifle envoyée à la figure des collègues qui se bagarrent à longueur de semaines, qui sont traversés par des préoccupations, par des dilemmes, parfois torturés par des situations où ils ont le sentiment de ne plus pouvoir faire le métier. Ne pas prendre le temps de consulter les collègues qui exercent en milieu difficile pour déterminer les objets de formation, c’est se condamner à voir les formations continues désertées ou remplies de collègues agacés ou désengagés. De même pour la formation initiale, calquer la formation initiale sur un format universitaire pur et dur (CM/TD/TP) qui ne laisse qu’une part minuscule à l’accompagnement, c’est s’interdire d’avoir un véritable impact sur le développement professionnel des enseignants débutants.
Propos recueillis par Benoît Montégut