« D’façon, y’a rien à faire ici ! » C’est d’abord pour lutter contre ce divorce entre ses élèves et leur lieu de vie que Caroline Tellier a lancé un projet de déambulations pédagogiques dans la ville. Professeure de français au collège Léon Blum à Wingles dans le bassin minier du Pas-de Calais, elle a conduit ses cinquièmes à s’emparer des mots et de l’espace pour qu’ils se réconcilient avec eux, les redécouvrent et les réévaluent, fortifient aussi leur capacité à s’exprimer et voyager, donc à prendre le large. Au programme, particulièrement riche et stimulant : explorations de divers quartiers, lectures et écritures poétiques, recherches sur la toponymie, le patois ou l’histoire minière, photographies à la Depardon, reportages-vidéos, réalisation de capsules sonores intégrées à une carte numérique, QRcodes placés dans les rues pour que tous les habitants accèdent aux créations des collégiens… Au final : le vivant travail de compétences variées, le bonheur de se confronter au monde pour apprendre à le conquérir.
Vous avez mené un ambitieux projet pédagogique de « déambulations » dans votre commune de Wingles : dans quel contexte et avec quelles motivations ce projet est-il né ?
Ce projet est né d’un double constat que j’ai pu effectuer depuis que j’enseigne à Wingles. D’une part, je me suis vite aperçue que les élèves se déplaçaient très peu hors de Wingles, qu’ils allaient par exemple très peu à Lens, qui est pourtant à 10 minutes en voiture, encore moins à Lille, et que leur espace de vie était finalement assez confiné.
D’autre part, cet espace fermé dans lequel les élèves évoluent est un espace qu’ils dévalorisent, qu’ils perçoivent comme « loin de tout » et sans intérêt. La détresse économique et sociale de cette région qui a subi de plein fouet la fermeture des mines explique évidemment cette impression qu’ont les élèves, que « d’façon, y’a rien à faire ici ». Pourtant, l’immobilisme géographique est réel.
Je me suis donc appuyée sur ces deux éléments, c’est-à-dire la dépréciation du lieu où l’on vit, et en même temps l’inéluctable immobilité qui retient dans cet espace auquel on ne reconnaît aucun sens, aucun intérêt. Dans la mesure où l’étude littéraire en 5ème s’oriente, entre autres, vers la littérature du voyage, de l’aventure, je me suis dit qu’il serait intéressant de faire voyager les élèves à l’intérieur de leur propre espace, avec deux objectifs : d’abord, et c’était là l’objectif essentiel, revaloriser leur lieu de vie, leur région ; ensuite, apprendre à voyager à l’intérieur des espaces pour se les réapproprier et repenser le lien qu’on entretient avec eux. La poésie, l’histoire, l’art en général me sont apparus comme des leviers essentiels pour effectuer ce « voyage immobile », qui visait à la fois à redécouvrir et réévaluer le lieu de vie, tout en ouvrant des perspectives et en donnant l’envie de s’en éloigner, un jour, pour mieux y revenir. L’étude consacrée à la langue patoisante reposait d’ailleurs sur cette dualité, entre la dévalorisation et l’enfermement, puisque le patois est à la fois une langue dépréciée par les élèves, considérée comme un marqueur social négatif (et les médias relaient d’ailleurs largement cette idée), et une langue dont ils ne parviennent pas toujours à se libérer.
D’un point de vue plus strictement littéraire, ce projet visait à développer un travail approfondi sur l’expression orale, qui est souvent délaissée dans l’enseignement du français, ou réduite à l’exercice de l’exposé. Le passage par l’oral me semblait par ailleurs offrir aux élèves une approche beaucoup plus intime des textes poétiques, qui leur permettait d’éprouver, au sens fort du terme, la poésie, et de s’emparer de la chair des mots.
Enfin, ce travail est né d’une réflexion, que nous menons depuis plusieurs années au sein du groupe de travail « lettres et numérique » de l’Académie de Lille, sur le lien que peuvent entretenir l’oral et les nouvelles pratiques numériques, à l’heure où, dans l’usage quotidien, ces deux pôles semblent plutôt s’opposer. En effet, les pratiques numériques ne favorisent pas toujours la communication verbale, puisque chacun est seul devant son écran. Il s’est alors agi de renverser cette tendance, et de faire du numérique un outil propice à l’apprentissage de l’oral en même temps qu’à la créativité des élèves.
La première déambulation pédagogique a porté sur les noms de rues : en quoi a-t-elle consisté ?
La première déambulation s’est déroulée dans un quartier résidentiel de Wingles, qu’on a ensuite appelé le « quartier du château », et n’a duré qu’une heure (le quartier en question est tout près du collège). J’étais accompagnée pour ce premier parcours de ma collègue d’histoire-géographie. La seule consigne que nous avions donnée aux élèves était d’observer le nom des rues. Ils ont ainsi mené une sorte de « jeu de piste », et se sont vite aperçus que tous les noms de rues de ce quartier désignaient une partie d’un château fort. Ma collègue a donc repris avec eux, à l’oral, durant la déambulation, quelques éléments du cours qu’elle avait commencé sur le seigneur et son château au Moyen-Âge. Et elle leur a alors révélé que la toponymie avait simplement gardé la mémoire du château médiéval de Wingles, qui a désormais complètement disparu.
Dans le cours de français, les élèves ont ensuite étudié un poème de Rolande Causse proposant un jeu de rimes internes sur des noms de rues. Ils ont rédigé à leur tour des poèmes sur le même modèle, à partir des rues du quartier du château et d’autres quartiers qu’ils ont cette fois virtuellement parcourus grâce à Google Earth. Plusieurs quartiers offraient en effet dans le choix des noms de leurs rues une forte unité thématique qui se prêtait à ce travail : le quartier des provinces, la cité des oiseaux, etc… Ces poèmes ont été mis en voix par les élèves, enregistrés, puis insérés sous forme de fichiers audio sur notre parcours Google Earth.
Le deuxième parcours invitait à explorer l’inscription de l’histoire minière dans le territoire : comment avez-vous procédé pour mener cette exploration ?
La deuxième déambulation a été plus longue, puisqu’elle a duré deux heures, et s’est construite autour de l’histoire de la mine. Ma collègue d’histoire-géographie apportait aux élèves les informations historiques sur le passé minier de la ville.
Nous nous sommes d’abord arrêtés devant l’ancienne gare minière, devenue école de musique : ce fut l’occasion d’évoquer la question de la reconversion industrielle. Par ailleurs, quelques élèves volontaires ont récité devant cette ancienne gare un poème de Maurice Carême, « Gare isolée », que nous avions travaillé en classe et qui évoque ce lieu peu à peu déserté et abandonné par les hommes.
Nous nous sommes ensuite attardés dans un quartier de corons : il s’est alors agi de repérer la structure du quartier et la spécificité des habitations. Cette observation a été prolongée en classe par le travail sur des poèmes de Jules Mousseron, lus d’abord en langue originale puis transposés et traduits (notamment celui intitulé « Les vieux corons »). Nous avons terminé ce travail par l’interview d’une habitante des corons de Wingles, patoisante.
Enfin, les espaces verts, base de loisirs de la ville, ont constitué l’aboutissement de ce deuxième parcours. Les élèves ont pu y observer la terre noire, les traces de rails au sol, le caractère irrégulier du terrain, et en conclure que se trouvait là une mine de charbon. Ma collègue d’histoire-géographie a alors évoqué l’histoire de cette mine, qui s’est effondrée, créant comme ailleurs dans le bassin minier une importante pièce d’eau. A cet endroit, des passages choisis de Germinal d’Emile Zola, découverts en classe ont été lus par les élèves devant leurs camarades.
Ce parcours autour de l’histoire de la mine s’est achevé par l’intervention en classe d’un ancien mineur de fond, avec lequel les élèves ont pu échanger.
Lors d’une 3ème déambulation, les élèves se sont transformés en Raymond Depardon : comment et pourquoi ?
La troisième déambulation demandait aux élèves de porter un regard artistique sur leur ville : munis d’appareils-photos, ils ont pris des photographies de lieux affectifs, qui selon eux représentent le mieux leur ville. Ce travail a été encadré par l’étude, en cours de français, dans une séance d’Histoire des Arts, des photographies de Raymond Depardon publiées dans son ouvrage La France, et notamment des photographies prises dans le Pas-de-Calais (Verquin, Berck, Calais…). L‘œuvre de cet artiste paraît en effet très intéressante pour travailler sur la valorisation, la sublimation, par l’art, du banal et du quotidien.
D’autres parcours ont permis de travailler plus particulièrement l’oral à l’aide d’outils numériques : selon quelles modalités ?
La dernière déambulation a été consacrée à la réalisation d’une émission radiophonique. Nous avons choisi le format du reportage, qui engageait un déplacement et une prise de parole sur les lieux évoqués. Ce dernier parcours s’est fait en deux étapes de deux heures chacune, et en deux groupes. J’ai d’abord emmené les élèves qui travaillaient sur la gare et les corons, puis la semaine suivante, ceux qui travaillaient sur le quartier du château et les espaces verts. Les textes des reportages, qui réinvestissaient les connaissances acquises lors des déambulations précédentes, avaient été préparés en amont, et le travail essentiel a consisté à mettre en voix ces textes, en adoptant un ton journalistique, et donc en travaillant sur l’articulation et l’animation de la prise de parole. L’enregistrement sur site a imposé une contrainte nouvelle : la prise en compte des ambiances sonores sur lesquelles la voix devait se faire entendre.
Enfin, une déambulation « sportive » conclura le projet : les élèves ont en effet, par groupe, et à raison d’un alexandrin par élève, rédigé des énigmes sous la forme de quatrains qui évoquent un lieu symbolique de Wingles. Ces quatrains ont été mis en voix, transformés en capsules sonores puis en flashcodes, qui tiendront lieu de balises lors d’une course d’orientation qui sera organisée dans la ville au printemps, en collaboration avec mon collègue d’EPS.
Quel bilan final, pour les élèves, tirez-vous du projet ?
Ce projet me semble avoir permis aux élèves d’abord de regarder différemment et à nouveau un espace si familier qu’ils ne le voyaient plus ou le voyaient mal. Le fait que cette redécouverte passe par l’oral, par leur propre voix, par le corps donc, leur a permis de se réapproprier personnellement cet espace.
Mais surtout, ce projet a permis de travailler de manière originale les compétences qui doivent être développées dans le cours de français.
D’abord, et de manière évidente, le jalonnement des parcours par des productions orales très variées (interview, mise en voix de poèmes, chant, lectures littéraires, reportage journalistique…) a fait travailler les élèves sur leur capacité à s’exprimer correctement à l’oral, à développer un propos cohérent et construit, à produire un discours audible et fluide adapté à des situations d’énonciations clairement différenciées. Certains élèves qui appréhendaient de prendre la parole ou manifestaient des difficultés d’élocution ont été capables de surmonter cette peur de l’oral et au fil des exercices, ont réalisé un travail très valorisant pour eux.
D’autre part, plusieurs activités ont engagé un travail intime et approfondi sur la langue. Ainsi, la traduction du poème patoisant de Jules Mousseron en français moderne s’est révélé demander un travail très exigeant sur la syntaxe et le vocabulaire. Elle a par exemple permis d’aborder de manière concrète les valeurs du conditionnel et la construction des propositions subordonnées de condition, puisque le patois admet le conditionnel après la conjonction « Si », alors que le français moderne emploie l’imparfait. De même, la préparation de l’interview a été une belle occasion de travailler le type interrogatif et les niveaux de langue.
Enfin, les élèves ont découvert et éprouvé intimement la poésie : ils l’ont lue, pratiquée et mise en voix tout au long du projet. Ils ont ainsi fait l’expérience personnelle de ce qu’est un vers, un décompte de syllabes, un rythme : la mise en chanson par exemple imposait une maîtrise de la versification, qui du coup prenait corps et se concrétisait au lieu de n’être qu’un exercice formel de décompte passif des syllabes.
Quelles satisfactions tirez-vous vous-même du projet en tant qu’enseignante ? En quoi notamment vous semble-t-il intéressant de relier ainsi activités numériques et pratiques de l’oral ?
Je peux dire le plaisir qui a été le mien de voir les élèves s’investir dans ce projet, redécouvrir leur ville à travers la poésie, et prendre peu à peu confiance en eux. Le numérique a revalorisé la pratique de l’oral en permettant aux élèves de s’écouter, de s’auto-évaluer, de se corriger, en somme de revenir sur leur production jusqu’à ce qu’ils en soient satisfaits et qu’ils l’estiment digne d’être publiée sur google earth et d’être entendue par les habitants de Wingles : tous les exercices oraux transformés en flashcodes seront en effet disposés dans la ville, avec l’accord de la mairie. L’enregistrement numérique a permis de faire une place à l’essai, et à l’essai perfectible, en travaillant à partir de brouillons sonores, par opposition à une évaluation ponctuelle et définitive. C’est donc là un outil extrêmement intéressant pour la différenciation pédagogique, et qui mérite sans doute qu’on l’intègre dans les pratiques d’enseignement du français dès le collège, et qu’on le développe.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut