« Naufrage industriel », « cheval de Troie », outil d’asservissement des uns et de libération des autres. On entend tout sur le LSUN, le nouveau livret scolaire numérique. Alors que les enseignants enchaînent les conseils de classe et se préparent à saisir les bulletins, le LSUN fait la une des salles des maitres ou passe encore inaperçu dans la salle des profs. Mais s’il est encore reçu différemment, le grand livret scolaire unique de tous les écoliers et collégiens français a de grandes ambitions qui vont se dévoiler tout au long de l’année. On n’a pas fini d’en parler…
Le livret scolaire numérique vient de loin. Imaginé en 2014-2015, expérimenté en 2015-2016, il est généralisé depuis la rentrée 2016. Dorénavant, adieu bulletins et livrets scolaires en papier. Tous les résultats de tous les écoliers et collégiens français seront consignés dans un document unique et numérique : le LSUN. Il comprendra aussi les diverses attestations que l’Education nationale multiplie durant une scolarité.
Bulletins et livrets standards
Le LSUN offrira des bulletins standards qui préciseront le éléments du programme travaillés et un positionnement de l’élève exprimé par une note ou une évaluation à 4 niveaux. Les bulletins comprendront aussi des informations sur les différents parcours suivis par l’élève et des informations sur les EPI et l’accompagnement pédagogique réalisés au collège.
Le LSUN offrira aussi, dès cette fin d’année, des bilans de fin de cycle rendant compte des acquis scolaires et de la maitrise du socle commun avec une appréciation et une évaluation sur 4 niveaux pour 8 domaines du socle.
Les élèves et leurs parents pourront y accéder par des téléservices qui sont promis pour ce mois ci. Actuellement le LSUN est accessible directement pour les seuls enseignants via le portail ARENA. Et les parents vont recevoir les bulletins sous forme papier là où il n’y a pas de logiciel de notes privé ouvert aux parents.
Un nouvel invité dans la jungle numérique
Ca parait simple. Mais pour avoir une idée de la complexité technique de la chose il faut partir de l’existant. La plupart des écoles primaires délivrent des bulletins papier. Leur équipement informatique et leur liaison Internet sont souvent très faibles et ne permettent pas une saisie numérique compliquée. Dans le secondaire, c’est très différent. Pratiquement tous les établissements utilisent des logiciels du marché pour la saisie des bulletins. Quand aux livrets d’examen ils sont encore saisis à la main au long d’interminables marathons d’écriture…
Autrement dit, les enseignants du premier degré ont rarement l’habitude de saisir leurs évaluations dans un logiciel. Au contraire, ceux du second degré ont leurs habitudes dans le logiciel privé de leur établissement. On leur demande d’apprendre un nouveau logiciel.
Ca c’est la vision du professeur. Mais le directeur et le chef d’établissement savent que c’est plus complexe. Les établissements et les académies alimentent aussi une foule de fichiers qui servent à l’administration de l’éducation nationale. Pour ne citer que les plus célèbres, Base élèves enregistre les effectifs, APB les résultats en vue du post bac, ce que fait aussi Affelnet pour l’orientation.
Un responsable de la Dgesco a tenté une cartographie de cette jungle numérique. La voici :
Vous venez de comprendre un élément du problème du LSUN. Du coté des enseignants utilisateurs on a des habitudes très différentes d’utilisateur. Du coté de l’administration il faut que le LSUN s’interface avec une multitude d’applications d’age et de propriétaires bien différents. Il faut que les logiciels puissent s’échanger des données en partant de supports très différents sans que ça plante toutes les minutes parce que le collège Jules Ferry parle de « lv1 » quand LSUN attend « anglais », sans parler des innombrables autres dénomination et systèmes d’évaluation en vigueur ici ou là…
Plus compliqué que le LPC ?
Certains problèmes ont encore du temps devant eux. En principe LSUN est prêt. Mais comme on n’a besoin des bulletins que pour le livret de fin de cycle, les établissements ne sont pas encore astreints à basculer toutes leurs notes et évaluations vers LSUN. Ils ne le feront qu’à la fin de l’année. En principe les directeurs et chefs d’établissement doivent déjà commencer à entrer des paramètres dans LSUN. Mais pas sur que ce soit fait.
Malgré tout les enseignants doivent déjà se frotter avec la logique du LSUN. Il faut déjà renseigner les parties de programme traités et , dans certains cas, les EPI et l’AP sous peine d’avoir tout cela à a faire en fin d’année. Des professeurs des écoles ont commencé des saisies dans LSUN en passant directement par le service ARENA. Dans les collèges, on a bricolé les logiciels du privé pour inclure ces informations. L’objectif c’est d’éviter d’avoir à saisir toutes ces informations pour chaque élève de chaque classe. En espérant y arriver…
« Il faudrait que toutes ces saisies soient plus facile que celles du LPC » nous a dit P Tournier, secrétaire général du Snpden, premier syndicat des personnels de direction. Du coté du Snes, pour Valérie Sipahimalani, secrétaire générale adjointe, il y a potentiellement davantage de saisie à faire qu’avec le LPC. Elle n’imagine même pas qu’il puisse y avoir des ressaisies à effectuer. Mais pour elle, le LSUN est un « naufrage industriel ».
Des ambitions industrielles rue de Grenelle ?
On entre là dans la dimension industrielle de LSUN. Le logiciel ministériel se présente comme un simple réceptacle des notes et évaluations. En fait il a des prétentions beaucoup plus importantes. Le projet prévoit des modules supplémentaires permettant d’interfacer les évaluations avec la vie scolaire et un agenda. C’est nécessaire sous peine d’avoir à ressaisir les absences de tous les élèves par exemple.
De là à penser que le ministère prétende s’emparer d’un marché détenu aujourd’hui par des entreprises privées il n’y a qu’un pas… Ce qui alimente le soupçon c’est aussi le retard apporté à donner des informations techniques aux éditeurs privés pour qu’ils interfacent leur logiciel avec LSUN. Un échange de courrier entre le Sgen et des éditeurs montre que ça ne s’est fait que fin novembre. Il semble que tous les éditeurs n’aient pas eu les mêmes informations au même moment.
Pour les enseignants et les personnels de direction, l’enjeu est de taille. Si l’interfaçage se passe mal ce sera une surcharge de saisies pour les une set les autres. Et les syndicats s’alarment déjà.
Régler des problèmes pédagogiques avec un outil numérique ?
Ce qui est certain c’est que la volonté d’uniformisation du ministère est bien là. S’adressant aux cadres de l’ESEN, Sarah Roux-Périnet, chef du bureau de la formation des personnels enseignants et d’éducation, n’en fait pas mystère.
Elle explique que « les modalités de la notation des élèves doivent évoluer pour éviter une notation sanction à faible valeur pédagogique et privilégier une évaluation positive simple et lisible, valorisant les progrès, encourageant les initiatives et compréhensible par les familles… Il faut aussi remédier à la difficulté pour les enseignants d’évaluer les élèves avec des dispositifs lourds et peu coordonnés entre eux. Ainsi, l’évolution des modalités de notation passe notamment par une réforme du livret personnel de compétences actuel qui est trop complexe, et une diversification des modalités de l’évaluation ».
Autrement dit le LSUN porte un projet pédagogique : celui d’imposer une évaluation bienveillante à la place d’une évaluation classique. Si dans LSUN les notes peuvent être maintenues, l’évaluation de fin de cycle est faite par 4 mentions. Et il se pourrait bien que la saisie soit à terme plus simple quand on utilise l’évaluation par compétences.
La rue de Grenelle applique une vieille recette qui est de tenter de piloter le changement pédagogique à travers une application numérique. Elle s’est donnée beaucoup de mal , à travers des conférences nationales, pour justifier une réforme de l’évaluation qu’elle n’est pas capable de porter sur le terrain. Le LSUN est ainsi un outil pour tenter d’entrainer ce changement tout comme il tente d’imposer la mise en place des EPI et de l’accompagnement pédagogique.
L’expérience totalement loupée du LPC (livret personnel de compétences) n’a pas servi de leçons à la rue de Grenelle. On ne règle pas les problèmes de société par des instruments techniques. En ce moment on doit débattre des modes de validation des compétences dans le LSUN. Il est clair que les choix techniques devront au final refléter les réalités du terrain. En clair, pourra-t-on valider avec une seule case des familles entières de compétences ?
Un grand outil d’évaluation des élèves en continu ?
Mais le LSUN est aussi porteur d’un autre projet bureaucratique. Celui de l’évaluation du système éducatif. Pour Nicolas Feld-Grooten, chef du bureau des collèges, il doit « répondre à la forte demande d’une nouvelle application de suivi des progrès des acquis des élèves ». Le livret unique sera l’application nationale de suivi des progrès des élèves sur toute la scolarité.
Là aussi ce projet vient de loin. A la fin du quinquennat Sarkozy, le ministère avait mis en place des évaluations nationales avec l’idée au final de s’en servir pour évaluer aussi les enseignants. Là aussi des clarifications sur les droits d’accès seront nécessaires.
Quand le LSUN bute sur l’élitisme…
Philippe Tournier, secrétaire général du Snpden, soulève un autre problème. Jusque là l’orientation de fin de 3ème se faisait en utilisant les notes dans 9 disciplines, c’est à dire sur une base 180. Avec le LSUN on n’a plus que 8 domaines évalués selon 4 niveaux. On passe à une base sur 32 points. « On ne pourra plus distinguer les élèves avec cette base là », nous a dit P Tournier. « On aura des effectifs trop importants d’élèves avec la même évaluation pour pouvoir les affecter dans les lycées ».
Voilà que le LSUN est en train de saper la base élitiste du système éducatif. « Il va falloir ajouter des champs », prévient P Tournier. « Or il faut dire les choses en début d’année aux élèves. Car les conditions d’orientation influent sur eux ». Fin novembre le problème n’était toujours pas résolu et les élèves attendent les informations.
La mise en place du LSUN semble un défi global pour le système éducatif. Pour Valérie Sipahimalani « on a voulu trop faire en trop peu de temps ». Le LSUN sort juste du port. Tiendra-t-il la mer ?
François Jarraud