Captologie (science pour capter l’attention), nomophobie (addiction au téléphone portable – no mobile phobia), affordance (capacité d’un objet à suggérer son usage) … trois mots créés récemment (1996, 2008, 1977), dont souvent nous ignorions jusqu’à l’existence, et sont pourtant le reflet d’un questionnement de plus en plus important sur le vivre ensemble et plus généralement pour l’éducation. Plus simplement, une attention soutenue et durable est-elle largement partagée dans la population ? Peut-on éduquer l’attention ? Qu’est-ce que les moyens numériques changent à l’attention ? et enfin, pour tout éducateur, comment être persuasif et donc, capter l’attention des jeunes ?
Le mystère de l’attention
Si nous revenons à plusieurs reprises sur cette question d’attention c’est que nous poursuivons notre analyse et nos observations sur ce qui pourrait bien être une des clefs du pilotage de l’apprentissage, du sien comme de celui des autres. En abordant la question de la capacité de persuasion, d’influence, nous posons la question de la manière d’orienter l’attention puis éventuellement de la maintenir vers l’objet retenu. Dans une thèse soutenue en 2012, « Elaboration, validation et application de la grille de critères de persuasion interactive » Nemery Alexandra propose une grille de critères et d’indicateurs qui permettent d’évaluer la qualité de persuasion d’une interface. Par ce travail, elle met en évidence cette volonté, consciente ou inconsciente de tout « offreur » de biens, de services, d’informations, d’organiser son environnement en vue de le persuader. Pour ce faire, il faut non seulement attirer l’attention, mais aussi empêcher d’autres « offreurs » de venir perturber, concurrencer la première offre.
Nombre d’enseignants déplorent la baisse de l’attention soutenue et continue des jeunes. Souvent ils mettent en avant l’effet des médias traditionnels et en particulier la télévision, et plus récemment ce sont les réseaux sociaux numériques et plus globalement Internet qui en seraient les coupables. A l’opposé, certains considèrent que s’il y a baisse de l’attention en classe c’est que l’enseignant ne saurait pas la capter. Tout débutant dans l’enseignement ou la formation va s’interroger sur cette fameuse capacité à mener le groupe classe, c’est-à-dire à capter son attention pour l’amener au but prévu. En allant observer son tuteur ou encore d’autres collègues de son établissement, il sera tenté d’aller y chercher des « trucs et astuces ». Et pourtant, l’expérience professionnelle montre que la plupart des enseignants se trouvent confrontés à des variations importantes d’attention au cours d’une année. Ils constatent même que parfois, pour un même cours, deux groupes réagissent différemment. Il y aurait donc bien un « mystère de l’attention » ou tout au moins une énigme.
Le plaisir de la distraction
La publicité et plus largement le secteur commercial se sont emparés depuis longtemps de ces questions qui sont au coeur de leurs métiers. Mais si l’on transposait ces pratiques à l’enseignement, il est fort probable que cela ne fonctionnerait pas aussi bien. L’importance des contextes dans les facteurs attentionnels est plus forte qu’il n’y paraît. Un élève, contraint d’aller à l’école, n’est pas dans la même perspective attentionnelle qu’un adulte qui a choisi d’aller suivre un cours ou une formation. Un exposé ennuyeux et difficilement compréhensible ne suscitera pas une attention longue. On peut multiplier les exemples qui mettent en évidence la difficulté à poser des lois régulières.
Au quotidien, il est un phénomène qui mérite d’être approfondi : celui des alertes venues des téléphones portables et des smartphones. Au cours d’une réunion, il n’est pas rare d’entendre ces vibrations quand ce ne sont pas des mélodies bien connues. Cela arrive même parfois en classe. Plus largement, nombre de professionnels sont, au cours de leur activité, fréquemment sollicités par ces alertes. Or ces alertes sont des « distracteurs » de l’attention. Mais il faut s’interroger sur la capacité de chacun à régler ces alertes, leur existence, leur modalité et bien sûr, la réponse que l’on apporte à chacune d’entre elles. Dès lors que je choisis de laisser les alertes (visuelles ou sonores) se déclencher, je me prépare à distraire mon attention du moment que je vis. Dès lors qu’une alerte se déclenche, mon mode de réaction va indiquer la hiérarchisation attentionnelle que je mets en place. Si je réponds en orientant totalement mon attention puis mon activité vers l’objet de cette alerte, cela est bien différent que de simplement la neutraliser. Mais c’est encore bien différent que de la désactiver en amont. Or ce choix nous appartient, à chacun de nous. Nous en sommes responsables, mais pas toujours conscients. C’est dans ce cas-là que la nomophobie prend toute sa force, la captologie, toute sa puissance.
Peut-on éduquer à la gestion de ces alertes ? D’une part il faut aborder les choses du côté de celui qui est soumis à ces alertes. D’autre part il faut aussi aborder la question du côté de celui qui émet ces alertes (qu’elles soient automatiques ou non). La force émotionnelle d’une alerte est à mettre en perspective avec la sensibilité émotionnelle et affective du sujet. En fragilité personnelle, en recherche de reconnaissance, en construction identitaire, on peut avoir tendance à rechercher ces alertes qui nous signalent notre existence pour les autres. Les jeunes adolescents pour qui le groupe et la reconnaissance des pairs est importante peuvent avoir tendance à garder ces systèmes d’alertes. Certes cela distrait de l’instant présent, mais cela rassure par ailleurs. C’est dans un travail sur la hiérarchisation des priorités personnelles que l’on peut tenter d’éduquer à la gestion de ces alertes. Par contre ne pas les gérer peut entraîner chez ceux qui les émettent l’impatience de la réponse de l’autre. Si l’autre ne me répond pas c’est qu’il n’est pas attentif à moi. On peut relire avec intérêt le livre Mythologies de Roland Barthes et son dérivé de Serge Tisseron, Petites mythologies d’aujourd’hui, pour tenter de comprendre. On pourra aussi relire Fragments d’un discours amoureux » du même Roland Barthes, pour comprendre un peu mieux combien chacun de nous peut être tenté de se laisser aller à la distraction attentionnelle. Car cette distraction procure un plaisir intime fort, et des émotions.
Apprendre à gérer l’attention
Mais il y a des seuils qu’il vaut mieux éviter de dépasser. Ceux qui se traduisent par une attitude d’éloignement voire d’étrangeté à l’instant présent. Cela peut effectivement tourner à la dépendance, à défaut de l’addiction. On peut faire l’hypothèse que le mot « étranger » soit celui qui rende le mieux compte de ces attitudes. Lorsque je me plonge dans une lecture captivante, je me situe en « étranger » de mon espace-temps. Lorsque je réponds aux sollicitations de mes systèmes d’alertes, je me mets en situation de devenir « étranger ». Dans le premier cas, j’organise mon espace-temps, dans le second je subis cette organisation au gré des sollicitations. Dans de nombreux contextes professionnels, l’alerte est devenue la norme. Dans le monde de l’enseignement et de la formation, c’est l’inverse, c’est comme un livre qui nous passionne. Un livre ou un jeu ou une activité quelconque, dans tous les cas il y a priorisation de l’acte d’attention. Mais la concurrence est rude entre le ici et le là-bas… Apprendre à le gérer est bien sûr important pour les jeunes, mais il est aussi nécessaire que les adultes, les parents, les éducateurs réfléchissent aux manières de faire. L’usage des smartphones en classe est probablement une bonne occasion de commencer à aborder cette question avec les élèves. Encore faut-il que nous soyons conscients des enjeux personnels et collectifs de ce phénomène.
Bruno Devauchelle
Références intéressantes :
Le terme de « captology » a été créé en 1996 par le chercheur B.J. Fogg (en) de l’université de Stanford. Celui-ci a publié en 2003 un ouvrage sur le sujet, dénommé « Persuasive Technology: Using Computers to Change What We Think and Do ».
http://www.auditergo.com/captologie/
Nemery Alexandra. « Elaboration, validation et application de la grille de critères de persuasion interactive. » Thèse sous la direction d’Eric Brangier, Psychologie. Université de Metz, 2012.
La revue Books a publié un numéro en septembre octobre n°79 dont le dossier principal est intitulé « Le smartphone nous rend-il dingue ? »
Roland Barthes, « Fragments d’un discours amoureux », Seuil 1977
Roland Barthes, « Mythologies », Seuil 1957
Serge Tisseron « Petites Mythologies d’aujourd’hui », Aubier, 2000