A Alfortville, Françoise Cahen se confronte au quotidien à une question qui hante bien des professeurs de lettres : comment enseigner la culture du livre, la littérature, à une génération qui vit dans la civilisation des écrans, « après le livre » pour reprendre les mots de François Bon ? La solution est dans la pédagogie mise en œuvre, qui permet de dépasser bien des oppositions apparentes. Par exemple, on peut favoriser l’appropriation d’un roman aussi difficile que le Voyage au bout de la nuit en invitant les élèves à produire autour de l’œuvre des créations numériques variées : on peut les mettre en posture d’écrivains pour fortifier leur posture de lecteurs. Ce que propose Françoise Cahen, c’est bien la réconciliation entre culture littéraire et culture numérique. Et de lancer un nouveau défi : que les professeurs de français participent à l’enseignement facultatif « Informatique et Création Numérique » ! qu’ils fassent vivre à l’Ecole le champ des humanités numériques !
Vous présentez au 7ème Rendez-vous des lettres un travail mené en première L autour du Voyage au bout de la nuit de Céline : comment avez-vous utilisé le numérique pour susciter dans cette séquence la créativité des élèves ?
Je cherchais à accompagner mes élèves dans la lecture de ce long roman par des activités créatives, susceptibles de développer leur enthousiasme. Nous avons inventé de « vraies-fausses archives » du livre, en travaillant en réseau. Je pensais initialement ne proposer aux élèves que des exercices d’écriture d’invention à partir du livre, quand l’une des élèves, Cindy, a rapporté la fiche d’identité du soldat Princhard sous la forme d’un vieux papier jauni que j’ai pris en photo et déposé sur le blog de classe. Nous nous sommes alors dit que nos créations constitueraient les archives historiques imaginaires du livre, pour ensuite en faire un recueil à part entière, sous un format e.pub, grâce à «Scribaepub», un site gratuit qui permet ce genre d’édition numérique. C’est le projet d’ensemble de la classe qui a été modifié par les idées des élèves. Eux-mêmes venaient me trouver pour me proposer de nouveaux sujets. Certaines ont même composé des chansons, qu’elles ont fredonnées en classe avec leur guitare, mais elles n’ont pas voulu les mettre en ligne.
Les créations des lycéens, très inventives, que nous partagions régulièrement en classe, ont aussi servi d’outil de révision en fin d’année, puisque tous les documents « d’époque » produits (lettres de personnages, publicités imaginaires, articles de journaux, etc.) couvraient finalement l’intrigue du livre. Nous sommes allés aussi assez loin dans ce processus d’immersion dans le roman, en créant des comptes Facebook pour les personnages, lors d’une séance de deux heures. Connectés les uns aux autres en faisant revivre les comptes de Bardamu, de la vieille Henrouille, etc… les lycéens ont alors vécu un moment de projection collective complète dans le roman. Mais ce sont aussi nos lectures analytiques du roman qui sont devenues plus participatives grâce au numérique; en projetant leurs remarques sur un « Padlet » au tableau, les élèves ont pu construire leurs analyses également en réseau.
Il s’agit là d’un roman long et exigeant: en quoi ces démarches originales vous semblent-elles avoir aidé les élèves à s’approprier l’œuvre, voire à développer des compétences plus générales?
Il est clair que le projet a créé véritable élan pour motiver la lecture du livre. Le fait de mettre des élèves en posture d’écrivains les aide aussi dans leur posture de lecteurs. Les élèves m’ont ensuite réclamé de continuer à travailler de la même manière pendant la suite de l’année: ils voulaient créer d’autres « livres ». Alors on en a fait un autre sur Louise Labé. Pourtant, les lycéens ont trouvé dans l’ensemble le roman de Céline antipathique et pessimiste: il y avait un contraste intéressant entre leur enthousiasme envers leurs propres créations autour du livre et leur jugement critique assez sévère sur le roman. Ce type de projet éditorial en ligne autour d’une œuvre littéraire n’est en réalité pas isolé, car il s’inscrit tout à fait dans la lignée de ce que font d’autres collègues ailleurs, et avec lesquels je me sens « en famille »: un certain Jean-Michel Le Baut avec i-voix, Caroline Duret, Claire Augé-Rabier, Miguel Degoulet …
Il me semble que nos tentatives s’inscrivent vraiment au début d’une nouvelle ère : celle des Humanités Numériques telles qu’elles sont définies par Milad Doueihi. Les compétences en matière de travail collaboratif que les lycéens déploient dans ce type de projet sont vraiment des atouts : d’ailleurs les élèves se sont empressés de réutiliser Padlet dans leurs TPE, mais j’espère bien que ce sont des façons de travailler qui les suivront toute leur vie. En leur permettant de rendre des travaux variés qui valorisent créativité et plaisir, c’est aussi une différenciation pédagogique naturelle qui s’effectue. Quand une élève m’a chanté le blues de Bardamu en Afrique, d’autres m’ont fait des dessins de flacons des parfums du roman, à l’aide de citations trouvées sur les descriptions d’odeurs, d’autres encore ont écrit un discours pour remettre la médaille de l’anti-héroïsme militaire à Bardamu: nous avons en quelque sorte mis en pratique la théorie des intelligences multiples, chacun apportant au groupe une part de son talent singulier.
Vous présentez aussi au Rendez-vous des Lettres une séquence intitulée « Poèmes de la chute » : en quoi le numérique vous a-t-il ici permis de développer le plaisir de la poésie ?
Dans cette séquence, j’ai beaucoup travaillé sur l’oralisation de la poésie, en faisant enregistrer aux élèves les textes étudiés : nous savons que le jour de l’oral du bac, le moment de la lecture n’est pas facile, surtout pour les poésies versifiées. Et comment les entraîner en classe à la lecture, quand ils sont 30 ? Les enregistrements sont une bonne solution. Les élèves y ont pris plaisir en travaillant par deux, et en ajoutant parfois des images ou de la musique à leur lecture. On oublie parfois que le numérique permet aussi un travail sur le son, et sur l’écoute. Les adaptations des poèmes de Michel Houellebecq, mis en musique par Jean-Louis Aubert ont été un support intéressant d’interprétation des textes. Mais j’ai aussi utilisé l’analyse d’images: une étude du tableau de Bruegel sur la chute d’Icare, comparé au texte d’Ovide a été enrichie par les apports de l’oculométrie.
Une captation des points fixés par le regard sur le tableau par un spectateur « innocent » a démontré aux élèves que les yeux ne se fixent que très tard sur Icare lui-même. Le commentaire précis de ce trajet du regard sur le tableau grâce à cet « eye-tracking » était en soi très intéressant. Enfin, les élèves ont aussi inventé, sous la forme d’enregistrements sonores, leurs propres poèmes de la chute. Nous les avions mis en ligne sur le réseau social Bobler, qui a été supprimé depuis, mais qui présentait l’originalité d’être un réseau social sonore et imposait des créations brèves de 30 secondes. Heureusement, j’avais par précaution enregistré la plupart de leurs réalisations sur un Padlet, qui lui, n’a pas été effacé.
De manière générale, le 7ème Rendez-vous des Lettres porte sur « les métamorphoses de l’apprentissage et de la transmission » : ces deux termes vous semblent-ils opposés, complémentaires, conciliables ? en particulier, vous semble-t-il possible pour un•e professeur•e de lettres de lycée de dépasser le possible dilemme entre les activités créatives des élèves (le principe de plaisir) et l’injonction institutionnelle au bachotage (le principe de réalité) ?
Parfois, des représentations simplistes de l’enseignement opposent de façon caricaturale les professeurs qui font un usage collaboratif des supports numériques (parfois surnommés « pédagogos ») à ceux qui œuvreraient pour la transmission d’un patrimoine littéraire solide et sérieux. Cela n’a pas de sens. Au contraire, ces projets créatifs et collaboratifs sont ambitieux. Ce n’est pas parce que j’utilise Padlet que je vais étudier avec des élèves de première « Oui-Oui à la plage ». Au contraire, c’est bien grâce au numérique que j’ose m’attaquer à Voyage au bout de la nuit.
Je n’ai pas le droit, dans mon lycée fragile, d’être légère dans le sérieux de la préparation de mes élèves au bac. Je ne joue pas contre les contraintes des examens, j’essaie au contraire de profiter du numérique pour donner à mes élèves confiance en eux, et mieux les préparer en les rendant plus actifs. Les lectures analytiques avec Padlet permettent de valoriser des remarques d’élèves normalement discrets, de montrer à chacun qu’il est capable de bonnes idées, même s’il pensait qu’il avait des difficultés.
Il faut convenir toutefois que la succession forcée des lectures analytiques limite concrètement la réalisation de projets littéraires plus créatifs et formate la construction de séquences dans des schémas forcément répétitifs, même si nous essayons de varier nos scénarios.
L’enseignement facultatif « Informatique et Création Numérique » en série L soulève potentiellement un autre antagonisme entre approches scientifiques et littéraires : en quoi le professeur de lettres peut-il, voire doit-il, y avoir sa place ? pour y faire quoi par exemple ?
Il est absolument fondamental que les professeurs de lettres s’investissent progressivement dans cet enseignement. Pour l’instant, nous sommes trop peu nombreux. Pourtant, beaucoup de nos anciens élèves de première L ou de première ES se lancent dans des études et des carrières liées au numérique, que ce soit dans l’art, la scénarisation de jeux vidéo, la gestion de données, etc… Les études de lettres un peu poussées comportent souvent maintenant une part d’analyse de données. De nombreux artistes, comme Alexandra Saemmer, Serge Bouchardon, Jean-Pierre Balpe, François Bon, explorent les possibilités du numérique. Les littéraires, s’ils ne veulent pas être remisés sur le bas-côté de notre civilisation contemporaine comme de vieilles choses un peu désuètes, doivent absolument s’intéresser de plus près à ce que permet la programmation… Concrètement, je crois beaucoup, dans cette option, au co-enseignement avec un professeur d’une matière plus scientifique.
Dans mon lycée, je partage mon horaire d’ICN à part égale avec une collègue de mathématiques. En seconde, pour commencer l’année, nous faisons participer nos élèves à un concours : « un métier dans le numérique, ça SMACS pour nous », qui permet aux lycéens de créer un petit site web dans lequel ils présentent un métier du numérique, en allant interviewer des professionnels de différents domaines. Ensuite, nous construirons des petits programmes avec les élèves, en essayant d’imaginer des jeux littéraires. En première et terminale, on pourra leur faire travailler la lexicométrie. J’ai très envie d’utiliser des sociogrammes pour étudier les relations entre les personnages de romans…
Il faudra proposer de véritables formations aux bases de la programmation aux enseignants volontaires si l’on souhaite que des professeurs de lettres soient réellement capables de s’investir dans cet enseignement. Il convient aussi de s’interroger sur la faisabilité de l’option : les lycées la proposant en L n’ont souvent qu’un ou deux élèves inscrits dans cette section, le gros des troupes provenant de S. Certains professeurs d’arts plastiques ont peur de perdre des élèves alors que leur section est fragile. Tous ces équilibres ne sont pas simples. Je suis allée jusqu’à m’inscrire à un programme de cours d’humanités numériques à l’EPHE spécialement fait pour des chercheurs en sciences humaines ou en langues anciennes, en auditrice libre pour me familiariser avec Python. Je crois que si les professeurs de lettres veulent enseigner en ICN, ils ne doivent pas y faire de la figuration. Le C du sigle ICN nous concerne vraiment.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet Céline sur le site de l’académie de Créteil
Le livre numérique sur le roman de Céline
Les poèmes de la Chute sur le site de l’académie de Créteil
Les poèmes de la Chute sur le blog de Françoise Cahen