Qui y-a-t-il de plus frivole qu’une personne chargée de la garde-robe d’une célébrité ? Pourquoi en faire aujourd’hui un personnage de cinéma, et confier le rôle à Kristen Stewart, actrice américaine à stature internationale ? De «Désordre » [1986] à « Sils Maria » [2014], plus de vingt films en trente ans, Olivier Assayas, cinéaste français talentueux, prend ici nombre de ses admirateurs à rebrousse-poil. Son dernier film se présente en effet comme le portrait documenté, terriblement concret, d’une jeune Américaine séjournant à Paris, payée pour un travail qu’elle n’aime pas, celui de ‘personal shopper’. Pourtant, comme l’héroïne solitaire, en attente d’une communication spirituelle avec son frère jumeau mort depuis peu, nous sommes bien vite amenés à traverser les apparences, happés par une fiction envoutante et déstabilisante à la fois. Tout en explorant avec intelligence la vacuité d’une époque fascinée par l’univers de la mode, piégée par les faux-semblants, le réalisateur nous fait voyager, aux confins du film noir et du fantastique, dans l’intimité d’une jeune femme tourmentée d’aujourd’hui, en recherche profonde d’elle-même. A l’heure des relations virtuelles et des échanges mondialisés, la lutte entre le visible et l’invisible mise en jeu dans « Personal Shopper » se transforme sous nos yeux en expérience humaine singulière. Une ode originale aux forces de l’esprit, distinguée par le Prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes.
Hantises
Un commencement ‘à l’aveugle’. Un chemin boisé et doucement ensoleillé où s’immobilise l’automobile conduite par une jolie blonde qui dépose pour la nuit une jeune femme pâle au regard inquiet devant une maison aux allures de manoir gothique. Dans une atmosphère crépusculaire, -à l’extérieur, petites terrasses au sol couverts de feuilles rousses et au balcon à barrière en fer forgé semblant donner sur le vide, à l’intérieur ombres grandissantes, murs s’assombrissant, restes de lumière oblique descendant des vitres-, la visiteuse se déplace lentement dans l’espace, comme à l’affût du moindre signe d’une présence. Bruits indistincts, sonorités troubles, filets d’eau suintant des robinets…Elle s’endort. A son réveil, nous la retrouvons guettant à nouveau signes et manifestations de plus en plus tangibles. Un comportement déroutant dont nous saisissons les fondements quelque temps plus tard. Maureen, jeune Américaine à Paris, se dit medium. Elle attend d’entrer en communication avec l’esprit de Lewis, son frère jumeau, mort récemment d’un arrêt cardiaque, une maladie génétique dont elle souffre également. Pour l’heure, elle gagne sa vie en renouvelant le dressing et les accessoires de luxe d’une riche personnalité en vue.
Déplacements rapides en scooter dans la capitale, virée express à Londres, dépôt des vêtements en coup de vent dans le vaste appartement de sa commanditaire (le plus souvent absente ou invisible) rythment le quotidien pressé d’une jeune femme toujours en mouvement. La voici bientôt harcelée par d’étranges messages anonymes reçus sur son téléphone portable. Nous accompagnons ses errements, de l’attirance ambivalente pour celle qui l’emploie en un moment de dédoublement et d’égarement jusqu’à la découverte de sources littéraires et picturales du spiritisme. Et les retours dans la ‘maison hantée’ où l’esprit ‘frappeur’ se manifeste à ses yeux avec une violence qui la jette littéralement à terre, recroquevillée sur elle-même.
Parallèlement, l’énigme de la réception des SMS trouve sa résolution brutale sous la forme du dénouement d’un film noir avec un détournement des figures imposées et un emprunt au genre fantastique, en une hybridation pleine d’élégance.
Frontières fragiles, âme inquiète
Constat réaliste, polar angoissant, conte fantastique…autant de genres convoqués par le cinéaste, parfois dans la même séquence, voire dans le même plan, comme pour évoquer les contingences dont son héroïne doit s’extraire, le contexte matérialiste et mortifère encombrant sa tête, et la circulation entre le visible et l’invisible nourrissant son imaginaire. Les détours par la littérature (les textes de Victor Hugo, traces des séances spirites lors de l’exil à Jersey) ou la peinture (les tableaux de Hilma af Klint, pionnière de l’art abstrait), aux sources du spiritisme à la fin du XIXème siècle, fonctionnent comme antidotes à la vacuité de l’existence.
Plus que la représentation des fantômes à l’écran, l’appel à la transcendance par les arts et la foi obstinée dans une communication possible entre les vivants et les morts figurent la dimension inconsciente à l’œuvre chez une âme inquiète. Nul besoin d’effets spéciaux ni de machineries spectaculaires pour suggérer la soif de transcendance d’une jeune femme de notre temps saturé de visuel, bourré à craquer d’icônes et de clichés. Lorsque l’héroïne, délestée de son rôle social de ‘personal shopper’ part retrouver son amoureux à Oman où il travaille, elle voyage en solitaire à bord d’une camionnette aux côtés d’un conducteur silencieux tout de blanc vêtu sur une route déserte encadrée de montagnes arides. A son arrivée dans un petit village haut perché dans la blancheur ombreuse d’une pièce aux murs épais, Maureen poursuit à voix haute le ‘dialogue’ avec le frère disparu. Comme s’il s’agissait d’un double d’elle-même avec qui elle serait en quête d’harmonie, une quête sans cesse reconduite.
Le hors-champ, -ses ellipses, ses béances-, possède ici une puissance d’évocation sans commune mesure avec les figures de style issues du fantastique. Et l’actrice Kristen Stewart, adulée à ses débuts par les jeunes spectateurs pour son rôle dans un film de vampires à épisodes, [« Twilight » en 2008], continue, avec une finesse d’interprétation rare, à se dépouiller des oripeaux de la star. Elle poursuit, ce faisant, le dialogue artistique entamé avec Olivier Assayas en 2014 avec « Sils Maria ». Comme si le cinéaste avait trouvé en elle le ‘medium’ rêvé pour répondre à sa propre obsession : incarner ‘la capacité intime, profonde, du cinéma à filmer l’invisible’.
Samra Bonvoisin
« Personal Shopper », film d’Olivier Assayas-sortie en salle le 14 décembre 2016
Prix de la mise en scène, Festival de Cannes 2016