Et si on s’intéressait aux liens entre pédagogie et domination sociale ? C’est l’angle pris par Ghislain Leroy, maitre de conférences à Rennes 2. Dans un petit ouvrage (Sociologie des pédagogies alternatives, La Découverte), il étudie les pédagogie alternatives au regard de leur capacité d’émancipation. Cela l’amène à définir une « pédagogie néolibérale » et une « pédagogie rationnelle », cette dernière étant capable d’aider les enfants de milieu populaire à apprendre. Entre les deux, il étudie la vaste gamme des pédagogies alternatives (Montessori, Freinet, Neill etc.) au regard des pressions sociales et de leurs effets sociaux.
Pourquoi une approche sociologique des pédagogies alternatives ?
C’est aussi une approche sociologique de la pédagogie. Ce sont deux camps qui dialoguent peu , comme je l’explique dans le livre, et c’est important de les rapprocher. Notamment parce que la sociologie apporte une grande attention aux inégalités sociales, à la domination et pace que la pédagogie s’intéresse a aussi des visées émancipatrices dans certains courants.
Comment expliquer le développement récent des pédagogies alternatives ?
On voit une multiplication des alternatives qu’il s’agisse de nouvelles formes d’écoles privées comme les écoles Montessori, des écoles démocratiques, des écoles Steiner, de l’instruction en famille (IEF). C’est un phénomène complexe. Il renvoie à des logiques de fragmentation des parcours éducatifs. C’est aussi en lien avec la mise en concurrence des écoles, la dissolution des logiques de carte scolaire et avec la responsabilisation des parents et des élèves dans l’élaboration de leur parcours. C’ets ce background qui explique qu’il y ait des parcours pluriels.
En même temps ilest caricatural de dire qu’on est face à des familles ayant une démarche individualiste. C’est plus complexe. On a des parents de catégorie sociale très favorisée qui recourent à l’IEF. Mais il y a aussi des écoles qui sont des refuges pour des enfants malmenés par le système éducatif ou qui ont subi des violences éducatives. On retrouve aussi ce profil dans l’IEF. Tout cela révèle la fragmentation des parcours scolaires et aussi des catégories sociales qui, face à ce climat de mise en concurrence, trouvent des solutions.
Les pédagogies alternatives sont elles des pédagogies pour dominés ou pour dominants ?
Dans le livre, je montre que les pédagogies alternatives sont très différentes. Il y a des dispositifs de prise en charge des élèves en difficultés scolaires. Pour ces approches, il y a un consensus des travaux en sociologie sur la pédagogie du détour ou des pédagogies hors la classe pour dire qu’elles ne parviennent pas à inverser la marginalisation de ces élèves. Il y a des pédagogies alternatives faites pour les dominants. Par exemple on voit dans l’IEF des dispositifs conçus sur mesure pour des personnes qui en ont les moyens. Mais il y a aussi l’inverse. Par exemple les écoles démocratiques. On voit aussi l’émergence de pédagogies critqiues ou subversives qui s’attaquent aux dominations de genre, aux inégalités raciales ou s’attaquent aux prédations environnementales. Elles reprennent un flambeau subversif qu’on trouve aussi chez Freinet.
Les pédagogues subversives posent les questions de l’éducation à la subversion : quelle forme peut-elle prendre ? Individuelle ou collective ? C’est intéressant de rappeler dans un climat plutôt conservateur que l’école peut aussi servir à développer une pensée critique chez les enfants. Mais il faut aussi défendre l’idée de la transmission. La sociologie de l’éducation dit aussi qu’être initié à une culture, développer un rapport au savoir sont des richesses à ne pas sous estimer. Il faut à la fois initier un enfant à la possibilité de critiquer l’ordre social sans négliger ce que l’école doit transmettre. Ce rapport de la sociologie et de la pédagogie est intéressant pour connaitre ces deux traditions. L’éducateur doit saisir ces deux objectifs.
Vous parlez aussi de pédagogies néolibérales. Comment les définissez vous ?
J’ai avancé ce concept parce que les politiques éducatives sont marquées depuis 40 ans par des visions néolibérales du travail enseignant et aussi du travail des élèves. C’est par exemple la responsabilisation individuelle, les logiques évaluatives, l’accent mis sur les résultats. Cette injonction à la production de résultats transforme l’activité des enseignants. Par exemple en maternelle, comme je l’ai montré dans un autre livre, cela se traduit par le développement de fiches d’activités, le délaissement des pédagogies inspirées par la pédagogie nouvelle ou par des choix pédagogiques plus directifs.
Quelles responsabilités ont les enseignants face à ces changements ?
Ils sont surtout spectateurs de ces évolutions. Ils assistent à la fragmentation des parcours éducatifs qui va de pair avec l’idée de concurrence généralisée et d’un moindre soutien à l’école publique. Les enseignants ont peu de leviers d’action contre cela. Ils sont responsabilisés sur la réussite de tous leurs élèves même quand ils sont dans des classes socialement très ségréguées. Le risque c’est que les enseignants du public n’aient plus que des élèves qui n’ont pas pu aller dans des filières de distinction tout en étant très responsabilisés pour leur réussite alors qu’ils n’ont pas les conditions de travail pour permettre cette réussite. Ce n’est pas aux enseignants de résoudre tous les problèmes de la société. Ils assistent à cette faillite politique et à ce jeu de dupes qui sont problématiques.
Propos recueillis par François Jarraud
Ghislain Leroy, Sociologie des pédagogies alternatives. La Découverte éditeur. ISBN : 9782348055256. 10€.